Pourquoi honorer, au titre des célébrations
nationales, le texte d’un auteur qui signe obstinément,
à partir de 1754, « Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève
», alors que, dès qu’apparaît l’ombre
d’une subversion, la règle littéraire de l’époque
est plutôt de publier sans nom d’auteur, ce qu’avait
fait Montesquieu pour l’Esprit des lois
en 1748 ? La réponse est inscrite dans cette signature : en ce
mi-temps du siècle, enclavée dans les terres savoyarde
et -française, la République indépendante de Genève,
prospère et riche en talents divers, reconnaît la citoyenneté
aux « natifs » tandis que principautés et royaumes
voisins ne connaissent que des sujets. « Citoyen », le terme
est au fondement de la pensée politique du siècle des
Lumières, du prodige qui, dans l’homme, concilie le sujet
et le citoyen et qui, par le pacte fondamental, le contrat, constitue
un corps moral et collectif, dirigé par la volonté générale
se confondant avec le souverain et dont la loi est l’expression.
Ce texte, cet auteur, avec d’autres, est à l’origine
d’une conscience et d’une réflexion politiques tout
à la fois nationales et républicaines.
L’œuvre de Rousseau est diverse, immense, récusant
tout système. Elle va d’éclatants succès
– tel celui du musicien, auteur du Devin
du village (1752) – aux textes subversifs, l’Émile,
le Contrat social (1762) ; des textes subversifs aux articles
de l’Encyclopédie, aux Discours,
aux Considérations qui l’inscrivent
dans la République des lettres ; comme aux textes autobiographiques,
publiés après sa mort, les Confessions,
les Rêveries du promeneur solitaire
qui ouvrent à l’analyse du moi, dans la volonté
de vérité, de transparence : « moi et moi seul…
». Étourdissante et douloureuse diversité, entre
le succès et la persécution, réelle et imaginaire,
entre la mondanité et le retrait, dans un laps de temps –
1712-1778 – qui est celui du siècle tout entier, allant
de la fin d’un règne aux espoirs de renouvellement, avant
la déferlante révolutionnaire…
La singularité rousseauiste ne lui épargne pas d’être
« récupérée » par la République
naissante : après Mirabeau, après Voltaire en 1791, Rousseau
entre au Panthéon dédié depuis 1790 au culte des
grands hommes, le 11 octobre 1794, au cours d’une cérémonie
qui eut quelque chose de magique et de quasi religieux. Voltaire et
Rousseau, même combat, même « faute », ou tout
simplement proximité de dates (Voltaire, né en 1694, meurt
comme Rousseau en 1778) qui les confronte aux mêmes événements
tout en les opposant radicalement ? Le tremblement
de terre de Lisbonne qui ravage la ville en novembre 1755, est
l’occasion des Poèmes sur le désastre
de Lisbonne et sur la loi naturelle que Voltaire envoie à
Rousseau. Celui-ci répond par une Lettre sur la Providence (18
août 1756) où il marque ce qui les sépare : «
rassasié de gloire… vous vivez libre au sein de l’abondance
: vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre… et moi, pauvre
et tourmenté d’un mal sans remède, … je trouve
que tout est bien ».
Encore faut-il revenir au texte, provoqué par une question de
l’Académie de Dijon, comme le Discours
sur les Lettres et les Arts : admirons, une fois de plus, la
rencontre du génie et de la contrainte qui donne naissance à
une œuvre-source, pour reprendre les termes de Jean Starobinski.
Le libellé exact de la question ajoutait « et si elle est
autorisée par la loi naturelle ». Rousseau répond
par un texte trop long, scandaleux dans ses conclusions qui mettent
en cause la propriété et un droit usurpé menaçant
ou anéantissant la liberté. L’Académie ne
le lit pas en son entier « à cause de sa longueur et de
sa mauvaise tradition », dit-elle. Mais, aujourd’hui comme
hier, il est lu ; il marque un extraordinaire effort de réflexion
sur les principes du droit politique, un non moins extraordinaire effort
d’information sur les écrivains politiques et les jurisconsultes
du temps, Grotius, Pufendorf, Barbeyrac, Hobbes, Locke… Il annonce
le Contrat social et ne cesse d’être repris, discuté
par ceux qui viennent après et définissent notre modernité,
européenne et occidentale, d’Emmanuel Kant à Claude
Lévi-Strauss.
Kant écrivait de Rousseau dans la Doctrine
du droit (1797) qu’il avait accompli une « révolution
» aussi importante dans le champ de la morale politique que celle
de Copernic en physique. Sans doute est-ce cette révolution que
l’on célèbre aujourd’hui : une révolution
de méthode, qui fait disparaître les illusions ; un changement
dans le sens des mots qui fondent la démocratie. La méthode
se définit à partir d’une réflexion sur le
terme « origine » : celle-ci ne relève pas d’une
vérité historique, mais « de raisonnements hypothétiques
et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des
choses qu’à montrer la véritable origine et semblables
à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation
du monde ». Le changement est radical, proche du problème
de la quadrature du cercle : qui dit droit dit convention, une convention
qui oblige également tous les hommes sans aliéner leur
liberté.
Le recherche d’un principe se substitue au roman historique,
tout en introduisant une temporalité qui disqualifie la référence
biblique ou mythique : « À force de temps, ces changements…
». Symétriquement, l’espace éclate : la
philosophie ne voyage pas, écrivait Rousseau, et l’autre,
l’animal et l’homme, demeurent inconnus ou niés.
Texte fondateur de l’ethnologie dira Lévi-Strauss. «
Naturellement, on sort de l’état de nature », mais
c’est par une réflexion sur l’état civil
qu’on peut donner un contenu réel, effectif et efficace,
à des termes restés ou devenus atones comme loi, légitimité,
souveraineté, humanité, peuple, dictature, langage,
pitié… Logiquement donc, entre les faits attestés,
les conjectures et la recherche des fondements du droit et de la société
civile, il sera -possible de comprendre et peut-être de remédier
au fait que « l’homme est né libre et partout il
est dans les fers ». Encore faut-il perspicacité et vertu.
Claire Salomon-Bayet
professeur émérite à l’université
de Paris I-Panthéon-Sorbonne
membre du Haut comité des célébrations nationales