De l'émergence d'une mode éthique à la formation aux savoir-faire, en passant par le renouveau de la créativité, retour sur les principaux débats de la 3e édition du Forum de la mode, qui s'est tenue le 7 novembre, à Paris.

Quels sont ces « territoires de la mode » auxquels le forum de la mode 2018 est dédié ? « Le mot territoire est à entendre dans son acception géographique - le territoire français attire les créateurs du monde entier - mais aussi au sens de savoir-faire, de métiers et de compétences extrêmement variés », explique Béatrice Salmon, directrice adjointe chargée des arts plastiques au ministère de la Culture. Organisée par le ministère de la Culture et le ministère de l’Économie et des Finances, cette troisième édition met l'accent sur la diversité des métiers qui font rayonner l’écosystème de la mode française. L’occasion d’aborder les grands enjeux auxquels le secteur est aujourd’hui confronté : l’émergence de la mode éthique, la raréfaction des formations aux métiers d’art et le nécessaire renouveau de la créativité. Compte rendu.

 

Les ressources, que l'industrie de la mode utilise, sont en train de se raréfier (Eva Kruse)

 

L’humain, nouveau credo de la mode responsable ?

« Que viennent faire des valeurs d’ordre moral au sein de nos filières ? Comment les combiner avec les notions de croissance et de bénéfice indispensables aux entreprises ? », s’interroge Clarisse Reille, directrice générale du DEFI, un comité dont la vocation est de soutenir et valoriser la mode et l’habillement. Loin d’être un simple effet d’affichage, la multiplication des initiatives en faveur d’une mode plus responsable s’apparente à une tendance de fond, signant l’émergence d’une économie de l’éthique et du sens. « Il faut prendre en compte les limites de notre planète, les ressources que l’industrie de la mode utilisent tendent déjà à se raréfier », rappelle Eva Kruse, présidente du Global Fashion Agenda. Une opinion partagée par la présidente des tannerie Pechdo, Caroline Krug, qui a réussi à conjuguer fabrication des cuirs – une industrie réputée polluante – et éco-responsabilité. « Nous avons conçu un cuir lavable à la machine, ce qui évite le recours à un nettoyage spécialisé peu écologique, et nous recyclons les déchets générés par le tannage et la teinture », explique-t-elle. La recyclabilité est également au cœur des recherches menées par le Centre européen des textiles innovants (CETI). « Actuellement, le CETI aide la marque Okaïdi à concevoir de nouveaux produits en récupérant des matériaux qui ont déjà vécus. Le coton vierge, même éthique, reste une industrie très polluante », précise son directeur général, Pascal Denizart.

 

 

De telles initiatives sont encourageantes, mais le chemin à parcourir est encore long. La mode doit apprendre à poser un nouveau regard sur le développement durable. « Les entreprises ont tendance à penser que quand on intègre les enjeux du développement durable, on est d’abord une marque responsable, on fait passer l’éthique avant la beauté. C’est faux, on reste avant tout un créateur de mode, avec des choses à raconter », assure Barbara Coignet, fondatrice de l’agence 1.618. Ce changement de perspective est un enjeu d’autant plus crucial que le secteur est influent. « La mode définit nos modes de vie, elle détermine ce qui est cool et ce qui ne l’est pas. 50% des progrès à faire viennent de nos habitudes de consommation, et celles-ci sont aussi de la responsabilité des marques et des normes sociales qu’elles véhiculent », analyse Elisabeth Laville, directrice de l’agence de conseil Utopies. Les grands groupes, en s’engageant, aident également les petites entreprises à adopter des pratiques responsables. Déborah Sitbon Neuberg, fondatrice de la marque De Bonne Facture, s’oppose à la pratique du mulesing (ablation de la peau des moutons) et cherche à travailler avec des producteurs de laine qui ne l’appliquent pas à leur cheptel. Une démarche évidemment difficile : « S’il n’y a pas une prise de conscience et un engagement de la filière dans son ensemble on ne peut pas se procurer les matières durables et vertueuses avec lesquelles on souhaite travailler », estime-t-elle.

 

Il y a, dans les métiers d’art, une valorisation de l’œuvre de l'esprit, à laquelle le geste et la technique ne sont pas associés (Flory Brisset)

 

Former aux savoir-faire historiques et à ceux de demain

« Si dans 100 ans nous n’existons plus, ce ne sera pas parce que l’on n’aura plus de travail mais parce que l’on n’aura plus de techniciens », affirme Amedi Nacer, dirigeant des établissements Thierry et Fonlupt, une entreprise spécialisée dans la confection de vêtements de luxe. Rendre toute leur attractivité aux métiers techniques est désormais un enjeu déterminant pour le secteur de la mode, qui peine à recruter ses artisans. Pour Flory Brisset, présidente et directrice artistique des ateliers du même nom, ces difficultés sont dues à une dichotomie entre création et fabrication. « Il y a, dans les métiers d’art, une valorisation très importante de la création. Le geste et la technique, qui vont pourtant de pair avec l’œuvre de l’esprit, sont moins bien vus », observe-t-elle. La conjoncture économique est également déterminante : comment apprendre aux jeunes générations des métiers qui tendant à disparaître ?« C’est compliqué de mettre en place des formations, des écoles, alors que derrière le taux d’emploi est relativement modeste », admet Jean-Christophe Dutel, directeur général de Dutel SAS. Julien Vermeulen, artiste plumassier, évoque pour sa part les limites structurelles du marché de l’emploi : « J’ai voulu recruter une personne de 54 ans qui était en reconversion professionnelle. On a pas pu l’inscrire au CAP, car elle était trop âgée et elle ne pouvait pas non plus passer par l’apprentissage. Pourtant, elle avait la volonté de travailler, et moi de la recruter mais nous étions bloqués car il était impossible de la former ».

 

 

Plusieurs pistes sont évoquées pour améliorer la situation. « Il faut faire davantage connaître ces métiers et ces savoir-faire », affirme Karine Leclercq, responsable développement de la Maison du Savoir-Faire & de la Création. « C’est notre but, nous sommes là pour faciliter la mise en relation entre les marques et les artisans de la mode », précise-t-elle. Les grandes écoles sont également appelées à jouer un rôle dans ce renouveau, à l’image de la Haute Ecole de Joaillerie, qui ne se limite plus aux cursus court mais propose désormais des sections bachelors et masters intégrant savoirs et savoir-faire. Un moyen, selon Michel Baldocchi, directeur général de l’établissement, « d’ouvrir ces formations à l’international ». Du côté des entreprises, on privilégie les formations en interne et on demeure à l’écoute des besoins de cette nouvelle génération d’artisans. « Au lieu de former des gens à un poste pendant 12 mois, nous avons choisi de leur faire survoler tous les métiers de l’entreprise, ce qui leur permet de se diriger ensuite vers le domaine qui leur plait le plus », explique Gilles Lapierre, directeur industriel de J.M Weston. L’espoir est permis, et Lyne Cohen-Solal, présidente de l’Institut national des métiers d’art (INMA), rappelle que l’écosystème des métiers d’art est non seulement vivant mais «
vibrant ». « Certains métiers quasiment disparus sont aujourd’hui en renaissance ! Il y a 100 ans il y avait une centaine d’ateliers de plumassier à Paris, il y a 30 ans il y en avait deux et aujourd’hui il y en a dix », conclut-elle avec un optimisme mesuré.

 

Ce qu'on demande à un créateur, c'est de déployer un univers dont on a envie de faire partie (Floriane de Saint-Pierre)

 

La France, territoire de créativité mondiale

« Nous n’avons pas, en France, le monopole de l’esprit créatif mais il y a néanmoins quelque chose d’insaisissable qui anime nos créateurs », note Pascal Morand, président de la Fédération de la Haute Couture et de la Mode. Vaste vivier de fournisseurs et d’artisans, l’Hexagone bénéficie largement du rayonnement de sa capitale. « Paris est une plaque tournante, un lieu cosmopolite qui attire les créatifs et l’excellence. Elle possède une aura culturelle qui infuse notre création », affirme Christelle Kocher, fondatrice de la marque Koché. L’effervescence de la ville favorise l’émergence de nouvelles idées et le développement de personnalités artistiques fortes. « Ce qu’on demande aujourd’hui à un créateur, c’est d’avoir une individualité : il va créer une culture et cette culture est liée à son époque », explique Floriane de Saint-Pierre, présidente d’un cabinet de recrutement Floriane de Saint-Pierre & Associés. « C’est un exercice particulièrement difficile, et c’est là que réside tout le talent des créatifs : ils déploient un univers dont on a envie de faire partie », poursuit-elle.

 

 

Un talent que les marques recherchent de plus en plus, afin de développer, elles aussi, leur propre vocabulaire artistique, comme en témoigne le succès grandissant de la photographe de mode Sophie Delaporte, prisée pour la singularité de son écriture photographique. Cette créativité peut également s’étendre aux savoir-faire. « Nous fabriquons sur-mesure des accessoires textiles de mode - lacets, galons, sangles, dentelles… Et chaque année nous concevons, avec nos produits, deux collections, près de 400 nouveautés, afin de donner aux marques des idées pour leurs nouveaux accessoires », explique Olivier Verrièle, dirigeant de la Société Choletaise de Fabrication. La recherche de créativité doit-elle pour autant donner lieu à une perpétuelle course à l’innovation ? Pour Isaac Reina « faire, avec les mêmes outils que d’autres et les mêmes savoir-faire d’excellence quelque chose d’accessible » constitue « un véritable défi en matière de création ». Le créateur conçoit des objets simples, « sans prétention » mais réalisés artisanalement, et prône un « non-design » presque invisible. Une nouvelle vision de la créativité peut également être portée par le biais de projets oscillant entre fonctionnalité et esthétisme, à l’image de celui de Kate Fichard, Julia Dessirier et Flora Fixy. Toutes trois sont à l’origine de la collection de bijoux (H)earring, destinée à souligner et mettre en lumière les aides auditives. « Le design d’un appareil auditif s’apparente trop à celui des prothèses médicales. Je voulais faire en sorte que ce soit quelque chose que l’on assume », précise Kate Fichard. L’œuvre sociale et engagée des trois jeunes femmes a été primée lors de la 33e édition du Festival d'Hyères.