Articulant apports scientifiques et points de vue d’experts, le forum organisé par le ministère de la Culture le 7 juin à Sciences Po Paris, a multiplié les approches quant aux modalités par lesquelles les politiques culturelles se sont saisies des enjeux territoriaux à l’ère numérique. Compte-rendu.

« À un moment où émergent de grands questionnements sur ce qui fait culture en France, le choix du territoire obéit, dans un contexte où l’appétence pour la culture n’a jamais été aussi grande, à deux considérations principales : il incarne une demande forte de politique publique de proximité et il permet d’articuler les différents niveaux de l’action publique ». C’est ainsi que Loup Wolff, directeur du département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture, résume la problématique du forum sur les « Territoires des politiques culturelles à l’ère numérique » organisé par le ministère de la Culture à l’occasion de ses 60 ans et des 70 ans du Conseil de l’Europe

Un choix dont la pertinence est d’emblée vérifiée par plusieurs grilles d'analyses. « Le territoire, au sens administratif du terme, est apparu avec Montesquieu et Rousseau, rappelle Hervé Le Bras, démographe et directeur d’études à l’Institut national des études démographiques et à l’École des hautes études en sciences sociales. Dans cette acception, il y a en germe la volonté de faire table rase des aspérités, autrement dit de tout ce qui résiste à une volonté d’homogénéisation ». Une illustration récente de cette opposition entre territoire comme administration et territoire comme culture est fournie par les « débats enflammés autour de la question du rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne lors de la réforme de la carte régionale ».

« Le numérique, qui transforme notre rapport au réel et au temps, bouleverse les fondamentaux dans notre façon d'appréhender la culture, à savoir un ensemble de savoirs qui caractérise une société ou un groupe donné », observe Marc Drouet, directeur régional des affaires culturelles des Hauts-de-France. « Sur un même territoire, on a aujourd’hui des populations qui vivent à des rythmes et des temps différents. On ne sait pas accompagner une personne seule devant son écran. Par ailleurs, les algorithmes nous enferment dans des déterminismes. Pour recréer du sens collectif, il faut revenir à la définition initiale d’internet, qui a été conçu comme un outil de diffusion du savoir, et la combiner à une logique de territoire ».  

Globales, locales, virtuelles… quelles granularités pour les politiques culturelles ?

« Que l’on songe à Vittorio de Sica, à Ken Loach, ou, plus près de nous, à l’adaptation au théâtre de Retour à Reims de Didier Eribon et la programmation politique, au sens fort du mot, autour de L’Odyssée du prochain festival d’Avignon, la culture s’est toujours emparée des questions identitaires et inégalitaires qui aujourd’hui dominent l’actualité. En revanche, elle sait moins parler de territoire », assure Françoise Benhamou, professeure des universités, membre du Cercle des économistes, en ouverture de cette première session consacrée aux mutations multiples dans lesquelles les politiques culturelles sont territorialement conçues en Europe et dans le monde. « Dans cet environnement numérique qui se défie des contraintes du territoire – qu'on songe seulement aux millions de vues sur YouTube du clip de Beyoncé et Jay-Z tourné au Louvre qui ont en quelque sorte repoussé les murs du musée – on constate pourtant un retour de la salle. Il s’agit là d’une donnée contre-intuitive, d’un véritable antidote à l’individualisation des pratiques. C’est sur ce retour à la salle que se joue l’avenir des politiques culturelles », soutient-elle.

 

Dans un environnement numérique qui se défie des contraintes du territoire – qu'on songe seulement aux millions de vues sur YouTube du clip de Beyoncé et Jay-Z au Louvre – on constate pourtant un retour de la salle, véritable antidote à l’individualisation des pratiques

 

« On parle de territorialisation de la culture mais ce langage est-il compris par tous les Européens ? », interroge Jean-Pierre Saez, directeur de l’Observatoire des politiques culturelles, en observant que « dans certains États, la notion de territoire, synonyme d’enfermement, est un repoussoir ». « Du fait de la transformation profonde des pratiques culturelles à l’âge numérique, on ne peut pas aborder la question des territoires du point de vue purement institutionnel », lui répond Pierre-Jean Benghozi, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École polytechnique. « Il y a encore seulement quinze ans, les filières du livre, de la musique et du cinéma obéissaient à un modèle économique séculaire. La révolution numérique a tout transformé, les modèles de financement et les manières de consommer ». Dans ce contexte, quel est le rôle de l’État ? Labelliser, financer, mutualiser les moyens mis à disposition ? « Toutes les réorganisations nécessaires interrogent profondément le rôle de l’Etat », répond-il. L’exposé de Peter Inkei, directeur du Budapest Observatory, l’Observatoire régional de la culture en Europe centrale et orientale, dresse un constat sans appel : de ce côté-ci de l’Europe, les crédits dévolus aux politiques culturelles n’ont cessé d’augmenter mais à des fins de re-concentration des pouvoirs et d’exaltation du sentiment national.

 

On parle de territorialisation de la culture, mais ce langage est-il compris par tous les Européens ?

 

En quoi l’Europe participe-t-elle aux politiques culturelles locales ? s'interroge Pascale Bonniel Chalier, directrice d’études à l’Université de Lyon II, en prenant l’exemple du programme « We are Europe » soutenu par le programme Europe Créative de l’Union européenne. Autour d’Arty Farty, opérateur notamment des Nuits sonores à Lyon, son chef de file, « We are Europe » réunit des opérateurs de musique électronique. « Les différents opérateurs associés dans ce programme revendiquent leur statut d’entrepreneur et leur indépendance. Les valeurs qu’ils défendent ne se réduisent pas à la seule filière musicale. Ce sont également souvent des activistes. Leur ancrage local et régional est fort et revendiqué mais ils sont également de très fortes aspirations à l’international », souligne-t-elle. Conséquences ? « Sur le plan territorial, le programme, très centré sur les métropoles, contribue à la mise en réseau de capitales régionales et encourage la mobilité. En revanche, il n’enclenche pas une réflexion sur les valeurs et les missions d’une politique culturelle communautaire ». Rapporteur de cette table-ronde, Elodie Bordat-Chauvin, maître de conférence à l’Institut d’études européennes de l’université Paris 8, plaide pour une « Europe plus inclusive en tirant profit du potentiel de la culture ». 

Clusters, scènes, places… les nouveaux territoires de la créativité urbaine 

Les villes créatives, apparues dans le contexte des villes industrielles anglaises en reconversion, sont aujourd’hui un modèle reconnu pour de nombreuses métropoles. « L’histoire des politiques culturelles est une histoire de coproduction entre le ministère de la Culture et les villes », affirme, en faisant référence au contexte français, Emmanuel Négrier, directeur de recherche au CNRS et du Centre d’études pour l’Europe latine (Cepel), professeur à l’université de Montpellier. Il souligne que ce modèle de développement urbain pourrait bien être le symbole d’un tournant, « la prolongation de l’histoire entre le ministère et les villes ou bien le nouveau paradigme des politiques culturelles ».   

« On est passé du quartier culturel, spatialement limité, dans lequel il y avait une concentration plus importante qu’ailleurs d’activités artistiques, au quartier créatif où coexistent différents acteurs de la sphère culturelle », souligne Dominique Sagot-Duvauroux, professeur à l’Université d’Angers, membre du Groupe de recherche angevin en économie et management. « Sa principale caractéristique est de créer une atmosphère industrielle favorable à l’innovation. Les entreprises d’un même secteur d’activités se concentrent sur son territoire. Hollywood en est le plus célèbre exemple mais on pourrait tout aussi bien prendre ceux de Liverpool, Nantes ou Angoulême, qui a fait de l’image animée le moteur de son développement ». Reste que les dynamiques font aujourd’hui débat : « On est passé de l’artiste au créatif, de l’aménageur au manager, du quartier ouvrier au quartier néo-bohémien ».  

 

On est passé de l’artiste au créatif, de l’aménageur au manager, du quartier ouvrier au quartier néo-bohémien

 

Birmingham, deuxième ville de Grande-Bretagne avec 1,13 million d’habitants, légendaire « city of a thousand trades », a été touchée de plein fouet par la désindustrialisation dans les années 1970. Dès les années 1980, et de nouveau de façon très marquée sur la période récente, elle a su « construire une stratégie de régénération urbaine en s’appuyant sur ses industries créatives », observe Caroline Chapain, maître de conférence à l’Université de Birmingham. Regrettant que l’on souhaite trop souvent « copier le succès sans se pencher sur ses raisons », Luis Bonet, professeur à l’Université de Barcelone, identifie deux grands défis pour la ville créative de demain : « casser la concentration naturelle des activités culturelles dans les grandes villes avec des stratégies de rééquilibrage territorial, et renforcer les politiques de coopération intersectorielles ».

 

Les entreprises d’un même secteur d’activités culturelles se concentrent sur un même territoire. Hollywood en est le plus célèbre exemple mais on pourrait prendre également ceux de Nantes, Liverpool ou d’Angoulême, qui a fait de l’image animée le moteur de son développement

 

Comment le concept de ville créative est-il décliné en Europe de l’Est ? Milena Dragićević Sesić, professeure, ancienne rectrice de l’Université des Arts de Belgrade, responsable de la chaire de l’Unesco « Politiques culturelles et management », identifie deux modèles de réalisations. Premier modèle : « la ville créative réactive la mémoire, mais dans ce cas, il est légitime de s'interroger : de quelle mémoire s'agit-il ? (il arrive que les villes utilisent les mythes au prétexte de répondre à une supposée demande touristique avec ce que cela comporte de risque de manipulation) ». Second modèle : « la ville créative est un territoire d’expression citoyenne que les artistes s’approprient, à l’image de la République d’Uzupis, cette micro-nation fondée par les habitants du quartier éponyme de Vilnius ». 

Revenant sur les différentes interventions, Nathalie Moureau, professeure à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, s’inquiète également de ce que « les politiques publiques ont aujourd’hui tendance à faire disparaître le créateur au profit de l’aménageur », mais relève le consensus autour des actions d’éducation, fondamentales pour remettre l’artiste au centre de la ville créative.