Traductrice du finnois et de l’anglais, Anne Colin du Terrail, qui a fait connaître au grand public français le romancier finlandais Arto Paasilinna, est la première lauréate du Grand Prix de traduction décerné par le ministère de la Culture et la Société des gens de lettres. Portrait.

Anne Colin du Terrail, première lauréate du Grand Prix de traduction, est une femme pressée. Entre la remise aux éditions Denoël de la traduction du nouveau roman d’Arto Paasilinna et une réception en son honneur à la Société des gens de lettres, elle ne dispose que de peu de temps pour évoquer sa carrière. Pourtant, quel parcours étonnant que le sien. Et quelle verve pour en retracer les étapes. De sa vocation, apparue dès le plus jeune âge, au coup de maître de la traduction du Lièvre de Vatanen, qui a signé son adoubement de traductrice du finnois, en passant par les petits plaisirs de la traduction et par son souhait de relayer les préoccupations de toute une profession, elle revient sur son parcours en quatre actes joués allegro vivace.

Lorsqu’un traducteur se penche sur une œuvre, ce ne sont pas de simples mots qu’il traduit. C’est un univers, un imaginaire, une musicalité que lui seul est à même de ressentir (Franck Riester)

Premier acte : architecte ou traductrice ?

Enfant, Anne Colin du Terrail, d’origine finlandaise et française, rêve déjà de traduction. Mais à l’heure des premiers choix d’orientation, sous l’injonction d’un père qui estime que les études de langue sont trop hasardeuses – « Je me suis rendue à ses raisons », dit-elle – elle opte pour une autre filière. Ce sera l’architecture pour laquelle son goût ne s’est jamais démenti. Elle compare d’ailleurs volontiers le geste de l’architecte à celui du traducteur : « dans les deux cas, il s’agit de transposer : l’architecte doit transformer un programme écrit en espace, le traducteur doit transposer le matériau de la langue originale dans un autre matériau ». Parallèlement à ses études, après qu’un heureux hasard l’amène un jour à remplacer au « pied levé » une amie de sa mère interprète, elle commence à arrondir ses fins de mois en jouant les interprètes occasionnels pour des hommes d’affaires finlandais en visite à Paris et à traduire des brochures commerciales. Elle a bientôt une clientèle régulière et prend goût à cette activité. C’est à ce moment-là qu’elle décide, pressentant que le travail en agence d’architecture « ne donnera pas la part belle à la création pure », de se consacrer à la traduction.  

Deuxième acte : l’incroyable succès du Lièvre de Vatanen

« J’avais très envie de faire de la traduction littéraire mais c’était très compliqué de mettre le pied à l’étrier, témoigne Anne Colin du Terrail. J’arrivais à une époque où l’on ne traduisait quasiment plus du finnois vers le français. J’ai commencé en traduisant des nouvelles de science-fiction en anglais. Cette expérience m’a convaincue que je pouvais me lancer ».  Ne lui restait plus alors « qu’à trouver un roman finlandais, le traduire et voir ce que cela donnait ». Ce roman, elle finit, après avoir longtemps cherché, par le trouver. C’est le début de l’incroyable épopée de la traduction du Lièvre de Vatanen d’Arto Paasilinna.  « J’ai fait le tour des éditeurs avec ma traduction sous le bras sans grand succès. Mais deux ans après, à l’occasion d’un déménagement des éditions Denoël, mon manuscrit a ressurgi d’un fond de placard et un directeur de collection a décidé de le publier. Tout cela est une succession de hasards absolument incroyables ! », se souvient la traductrice qui n’en revient toujours pas : « C’était une période passionnante, d’autant plus qu’au bout de deux ans, je n’y croyais plus, j’étais retournée à mes traductions techniques. Non seulement Paasilinna a eu un énorme succès, mais cela a boosté toute la littérature finlandaise. Dès l’année suivante, on a dû traduire quatre ou cinq nouveaux auteurs finlandais, et depuis ça continue ».

Troisième acte : les petits plaisirs d’une traductrice

Quel est le plus grand plaisir qu’elle retire de son activité de traductrice ? « Je dirais que ça s’apparente un peu au plaisir que l’on a à faire des mots croisés. La traduction revient à chercher – et à trouver – des solutions toutes les deux secondes. Intellectuellement, c’est très stimulant, on ne s’ennuie jamais. Traduite, cela oblige à se plonger dans toutes sortes de domaines dont on n’avait pas idée au départ et aiguise la curiosité. Il y a ce plaisir qui consiste à découvrir tout le temps des choses nouvelles. Je m’amuse en traduisant, c’est pour moi une dimension essentielle ». Et cette comparaison qu’elle a faite un peu plus tôt entre les activités de traducteur et d’architecte ? « Ce n’est pas le même métier, et pourtant, on est exactement dans le même type de processus intellectuel et créatif. Pendant les études d’architecture, on aborde énormément de domaines, de la résistance des matériaux aux mathématiques, mais aussi du dessin, de la psychologie, de la sociologie… Quand on a un problème, on a toutes sortes de techniques pour débloquer la créativité. Ces techniques, apprises en études d’architecture, me servent tous les jours. Ce que j’ai appris en physique également. Je ne crains pas par exemple de traduire des modes d’emploi de machines outils ! »

Le traducteur est à la fois le premier lecteur d’un auteur, sa voix dans une nouvelle langue et un passeur de littératures (Franck Riester)

Quatrième acte : défense et illustration du métier de traducteur

On sent chez la traductrice, qui traduit une langue rare et « entretient des rapports tout à fait satisfaisants avec les éditeurs », l’envie de défendre ses collègues moins bien lotis. « Décerner des prix est important, car la démarche met en lumière toute une profession souvent méconnue et pourtant essentielle pour la circulation de la culture et la richesse des échanges humains. Mais en même temps, il serait bon que tous ceux qui exercent cette profession puissent en vivre correctement, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas », a-t-elle souligné lors de la remise du prix qui l’a honorée. « Le problème principal concerne la littérature de genre qui rétribue très mal ses traducteurs. C’est absolument anormal. Ajoutez à cela le fait que le statut de traducteur, aligné sur celui de l’auteur, bien que gratifiant, ne soit plus aussi avantageux que par le passé, et vous avez une situation assez préoccupante », ajoute-t-elle, tout en saluant l’action menée de longue date par les pouvoirs publics en faveur de la traduction et les décisions prises depuis la publication du rapport sur « La condition du traducteur » de Pierre Assouline en 2012. « Beaucoup de choses ont déjà avancé, plaide Anne Colin du Terrail, mais, aujourd’hui, il faut aujourd’hui aller plus loin ». 

Franck Riester : « La traduction, c’est ce qui permet un dialogue entre les langues »

James Ellroy, Philip Roth ou David Grossman auraient-ils été salués comme il se doit dans leurs pays d'origine sans l'immense succès apporté par la traduction de leurs œuvres en français ? A travers ces exemples, Franck Riester a souligné, à l'occasion de la remise du premier Grand prix de la traduction à Anne Colin du Terrail le 29 mai, le rôle éminent joué par la traduction et les traducteurs dans "la circulation des œuvres et des idées". "La traduction, c’est ce qui permet à tous les mots, à toutes les langues, à tous les peuples de dialoguer", a-t-il affirmé.

Dans un secteur dynamique où un livre publié sur six est issu de la traduction, "le ministère de la Culture ne relâche pas son engagement", a-t-il poursuivi, en précisant qu'à son initiative "un groupe d’experts européens travaille sur le sujet de la traduction et du multilinguisme. Ce groupe devra proposer des mesures concrètes pour encourager la traduction sous toutes ses formes et ainsi nourrir le programme culturel de l'Union européenne : Europe Créative".

Pour répondre à la fragilité économique des acteurs du secteur, le ministre s'engage en faveur de la "reconnaissance du travail des traducteurs". Un combat qui passe notamment par un engagement en faveur de la défense du droit d'auteur, mené en partenariat avec la Société des gens de lettres (SGDL). C'est d'ailleurs très symboliquement avec la SGDL que le ministère de la Culture a créé le Grand prix de la traduction, à la suite de l'engagement pris par le Président de la République lors de l'édition 2017 de la Foire du livre de Francfort.