Attribuer un label à la demeure du Général de Gaulle, cela peut paraître
bien incongru. Une plaque pour un géant. La folie des étiquettes face aux
grandeurs de la mémoire.
Et pourtant, avec les « Maisons des Illustres », j’ai voulu marquer ces lieux
parfois célébrés, parfois méconnus, où l’on préserve une mémoire
collective. Celle des artistes, des savants, des militaires, des hommes
d’Etat qui ont fait notre pays, qui ont participé à son singulier récit ; ces
demeures où s’incarnent souvent l’esprit d’une vie, d’une oeuvre, son
espace, ses senteurs, ses visions, ses possibles. Des « flaques de
passé », pour reprendre le mot de François Mauriac à propos de son
domaine de Malagar. Des murs qui nous parlent, qui nous plongent dans
l’intimité de la grandeur.
Cette année, 111 sites se sont vus décerner ce label. Dans cette première
sélection, on trouve toute une diversité biographique. Quoi de commun
entre Louis Aragon et Elsa Triolet, Félix Eboué, Sarah Bernhardt ? Ils ont
tous, à un moment donné de leur vie, fait corps avec l’esprit d’un lieu.
En ces terres de Haute-Marne dominées par la Croix de Lorraine, je pense
à l’océan - à la « cabane de paysan » de Georges Clémenceau à Jard-sur-
Mer, en Vendée : un autre grand témoin de l’histoire, un destin du siècle,
retiré de ses ouragans, y observait la mer. Une trentaine d’année plus tard,
ici, en Champagne, l’homme de la France libre écrivait : « De la pièce
d’angle où je passe la plupart des heures du jour, je découvre les lointains
dans la direction du couchant. Au long de quinze kilomètres, aucune
construction n’apparaît. Par-dessus la plaine et les bois, ma vue suit les
longues pentes descendant vers la vallée de l’Aube, puis les hauteurs du
versant opposé. D’un point élevé du jardin, j’embrasse les fonds sauvages
où la forêt enveloppe le site, comme la mer bat le promontoire. Je vois la
nuit couvrir le paysage. Ensuite, regardant les étoiles, je me pénètre de
l’insignifiance des choses.»
Les « Maisons des Illustres » sont le fruit du travail de la direction générale
des patrimoines de mon ministère, de l’engagement aussi de l’ensemble
des collectivités territoriales et des propriétaires privés impliqués. Elles ont
bénéficié également de la mobilisation remarquable des directions
régionales des Affaires culturelles - et je tiens pour cette occasion à
remercier chaleureusement Jean-Paul OLLIVIER, directeur régional des
affaires culturelles de Champagne-Ardenne. Dès 2012, elles formeront un
réseau, au plus près des attentes des amateurs d’histoire, du jeune public
et des innombrables visiteurs qui continuent à témoigner, par leur venue,
de leur attachement à la diversité d’un patrimoine unique, au sein duquel
ces « maisons », sur tous nos territoires, sont comme les pierres
biographiques de nos mémoires nationales.
Quand j’ai lancé le label des « Maisons des Illustres » au ministère de la
Culture il y a quelques semaines, j’avais en tête cette première
inauguration in situ. Quel lieu pouvait-il se prêter mieux à l’exercice que La
Boisserie ? J’ai écrit à l’Amiral Philippe DE GAULLE pour lui faire part de
mon idée. Il nous a fait l’honneur d’accueillir favorablement la démarche.
Une ancienne brasserie au milieu de 2 hectares de verdures pour un
lieutenant-colonel et sa famille en quête d’une campagne accommodante.
Un écrin pour protéger sa fille Anne, aussi.
Une demeure meurtrie par la guerre, confisquée et mise en vente publique,
après la condamnation à mort du chef de la France Libre par Vichy, une
ruine éventrée et pillée, reconstruite en 1946 – avec une tour en plus pour
celui qui devait repenser son destin. « Dans le tumulte des hommes et des
événements, la solitude était ma tentation. Maintenant elle est mon amie.
De quelle autre se contenter quand on a rencontré l’histoire ».
Ce lieu où la modestie et la grandeur se rejoignent, ce fut aussi celui,
pendant douze ans, de la traversée du désert. Celui, plus tard, des visites
de marque, à commencer par celle du chancelier Adenauer, dans une
offensive de charme qui pesa beaucoup en faveur de la réconciliation
franco-allemande. Charles et Yvonne de Gaulle y furent les artistes
sincères de ce qu’on pourrait appeler une modestie d’Etat.
Une maison de la langue française, aussi, et vous savez à quel point, cher
Jacques Godfrain, cette dimension m’est chère. Celle où furent écrits les
Mémoires de guerre et les Mémoires d’espoir. Un fauteuil, un sous-main,
un porte-lettres peuplent le bureau où est née cette première phrase :
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France ».
La maison où un chef d’Etat gagnait sur le temps perdu, où il venait
s’extraire des contraintes et des tempêtes du monde, pour, selon ses
propres mots, y « restaurer sa sérénité », dans « cette partie de la
Champagne toute imprégnée de calme (…) relief d’anciennes montagnes
très usées et résignées, villages tranquilles et peu fortunés dont rien,
depuis des millénaires, n’a changé l’âme, ni la place ».
La maison des derniers jours, aussi ; un territoire pour les ultimes
solitudes. « Quand je dirige ma promenade vers l'une des forêts voisines :
Les Dhuits, Clairvaux, Le Heu, Blinfeix, La Chapelle, leur sombre
profondeur me submerge de nostalgie ; mais soudain, le chant d'un oiseau,
le soleil sur le feuillage ou les bourgeons d'un taillis me rappellent que la
vie, depuis qu'elle parut sur la terre, livre un combat qu'elle n'a jamais
perdu. Alors, je me sens traversé par un réconfort secret. Puisque tout
recommence toujours, ce que j'ai fait sera, tôt ou tard, une source
d'ardeurs nouvelles après que j'aurai disparu ».
À la Boisserie, le mot « illustre » résonne d’une flamme toujours
singulière, que rien ne saura éteindre.