Je dois dire qu'il est assez intimidant de prendre la parole devant une telle
assemblée. Les intelligentsias peuvent parfois faire peur. Sauf quand elles
se joignent, comme c'est votre cas à tous ici ce soir, à ce que Pierre Nora
appelle la « lutte contre le rétrécissement des curiosités ».
Beaucoup aura été dit pendant cette journée. Je me contenterai de revenir
très brièvement sur quelques traits qui caractérisent votre contribution
exceptionnelle à la vie culturelle de notre République.
Il y a tout d'abord Pierre Nora l'historien, celui qui aura consacré une vie à
la culture et aux traditions politiques de notre histoire contemporaine.
L'aventure éditoriale hors normes des Lieux de mémoire est devenue une
référence pour toute histoire citoyenne, au service de la mémoire collective
et de la liberté de l'esprit. Malgré nos différends, dans nos échanges sur la
Maison de l'histoire de France dont l'idée doit tant à votre démarche, j'ai eu
la chance d'avoir avec vous un interlocuteur qui porte en lui toute
l'exigence de la scène intellectuelle française.
Il y a bien sûr, et c'est indissociable, Pierre Nora l'éditeur, par qui seront
passés les plus grands titres des sciences humaines françaises des
dernières décennies.
L'éditeur qui aura réussi la prouesse de transformer des ouvrages ardus en
phénomènes de société : je pense bien sûr à Montaillou, village occitan,
d'Emmanuel Le Roy-Ladurie, ou encore Les mots et les choses de Michel
Foucault.
Un éditeur qui aura tant fait pour décloisonner les travaux de recherche de
leurs seuls publics obligés. Je pense à la visibilité que vous avez donné
aux travaux de linguistique d'Emile Benveniste ; à ce que vous avez fait
pour rendre accessible au grand public les grands débats des sciences
expérimentales, par exemple en publiant La Logique du Vivant de François
Jacob.
Pour décloisonner les savoirs, il faut pouvoir voir clair au travers des
nuages de courtisaneries et des complots de Quartier Latin. Dans cet
univers où vous vous êtes imposé, vous avez su vous préserver des
facilités du mandarinat et rester un intellectuel citoyen, dont le souci
premier a toujours été de préserver l'autonomie de l'activité intellectuelle.
Et puis il y a la revue « Le Débat », que vous dirigez depuis un peu plus de
trente ans avec Marcel Gauchet. Avec vous, la revue intellectuelle s'est
réinventée, dans ce mélange singulier où le général peut croiser le plus
particulier, où le débat d'idées, en se gardant de toutes les inféodations,
contribue à la création continue de ce qu'Habermas a défini comme
« l'espace public ».
Les grandes revues comme « Le Débat » sont peut-être une singularité
française. Elles sont, je crois, une forme très précieuse d'interaction entre
les tours d'ivoire académiques et le risque de la discussion. C'est pourquoi
je me réjouis que Jean-François Colosimo oeuvre actuellement à soutenir
les revues de sciences humaines et les revues de débat d'idées, pour
qu'elles puissent accroître leur visibilité internationale, en appuyant leur
traduction vers l'anglais, afin également que puissent être préservées les
spécificités de toutes les traditions conceptuelles qui se sont inscrites dans
la langue française.
Les partisans d'un auto-dénigrement « à la française » ont tôt fait de dire
que depuis la mort des grands maîtres, les sciences humaines françaises
ne feraient que profiter de l'aura d'une supernova éditoriale dont vous
aurez été le maître d’oeuvre. Mais pour ma part, je ne donne guère de
crédit à ces visions crépusculaires. Les règles du jeu et de la circulation
des savoirs ont changé, la figure de l'intellectuel aussi, peut-être moins
encline qu'avant à introniser des étoiles de la pensée. Tant mieux, sans
doute. Pour leur part, les revues, numérisées ou pas, restent cette unité de
référence qui préserve le temps de la réflexion face aux dictatures de
l'urgence, le temps de la pensée contre toutes les formes de complaisance
pour les seules émotions mémorielles. À tous ceux qui partage l'esprit de
cette noble entreprise, je veux dire avec vous : « il faut continuer le
Débat ».
Je vous remercie.
Discours
Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l'occasion de la journée en l'honneur de Pierre Nora
Monsieur le président du Centre national du Livre,
cher Jean-François Colosimo,
Cher Pierre Nora,
Mesdames et Messieurs,
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