Les œuvres de Derek Jarman n’avaient pas été présentées en France depuis 1989 (au cinéma L’Accattone à Paris). Pour cette exposition organisée au Centre d’art contemporain d’Ivry, Claire Le Restif, commissaire de l’exposition, en collaboration avec Amanda Wilkinson et James Mackay, ont sélectionné des toiles parmi les dernières que l’artiste ait réalisées, ainsi que d’autres pièces de la fin des années 1980 qui témoignent de l’intérêt de l’artiste pour l’alchimie et pour la nature. Comme le mentionne la Directrice du Centre d'Art Contemporain d'intérêt national : "Elle se concentre sur la dernière partie de sa vie, depuis le moment où il est diagnostiqué séropositif. Cette période coïncide avec celle où il fait naitre son jardin légendaire autour de Prospect Cottage à Dungeness dans le Kent, dont la création a été pour lui une thérapie et une métaphore de sa propre survie".
Figures influentes de la culture britannique du XXe siècle
Artiste, réalisateur, scénariste, musicien, acteur, militant des droits homosexuels, Derek Jarman (1942–1994) est une des figures influentes de la culture britannique du XXe siècle. S'il est surtout connu pour son travail en tant que réalisateur, sa pratique picturale et son regard de peintre nourrissent chacune de ses créations.
A ses débuts, sa peinture est austère et presque symboliste, loin des œuvres de David Hockney ou d’Allen Jones, ses compatriotes et contemporains, tournée eux vers l’Amérique et le Pop Art. Jarman réalise des paysages abstraits, des déserts, des pyramides ou des montagnes, du feu, et des dolmens ou monolithes. L’attrait des formes géométriques s’accompagne souvent d’un intérêt vif pour l’ésotérisme et l’alchimie, la période élisabéthaine, et la figure de John Dee (célèbre mathématicien, astrologue, astronome du XVIIe siècle…)
Mais en 1986, Derek Jarman annonce publiquement qu'il est atteint du sida. Cette décision, sans précédent à l'époque, de ne rien cacher de sa vie privée aide à montrer un autre visage à la maladie. Il devient alors une voix puissante et militante pour la communauté LGBTQ et les personnes atteintes par le virus du sida.
Derek Jarman, True Blue, 1992 Huile sur photocopies sur toile. 101,5 × 61 cm © courtesy Keith Collins Will Trust et Amanda Wilkinson, Londres
Claire Le Restif souligne à ce sujet que "Le langage, dans sa rage la plus élémentaire, est central dans l’exposition. Il s’exprime et nous marque à travers la série des Queer paintings (1992), véritablement "installée" dans l’espace du Crédac. Les mots sont contenus dans les tableaux Spread the Plague, Tragedy, Aids Blood, Virus, dont la longueur d’onde ruine la surface. Cette série est liée au process, tout comme le sont les films Super 8 diffusés en regard. L’exposition révèle l’intérêt de Jarman pour l’alchimie, l’assemblage et la collection d’objets glanés sur la plage de Dungeness."
En 1987, en effet, il achète une maison de pêcheur dans ce hameau situé sur la côte du Kent, dont il fait son habitation principale et son atelier. Dans cette région désertique où il se retire pour passer les dernières années de sa vie, Derek Jarman réussit à faire pousser un jardin fleuri où les arrangements de galets arrondis par la mer conjugués au vert-gris de la cambré maritime, aux fleurs roses des pois sauvages, aux touches rouges des coquelicots ou bien encore au violet bleuté de la vipérine commune, rappellent l’amour de l’artiste pour la couleur.
La grande salle réunit dix-sept Queer Paintings. Ces peintures monumentales (251 x 149 cm), pour la plupart, dénoncent l’homophobie et la diabolisation des malades du sida véhiculées par les tabloïdes britanniques. Également dans cette première salle est montre le film Super 8 Death Dance (1973). Sous une lumière bleue pale, Jarman filme une sorte de danse macabre. Quatre jeunes hommes nus exécutent des mouvements gracieux, reflétant la lumière à l’aide de petits miroirs lorsqu’une figure drapée de blanc et parée d’une tête de mort apparait. Un à un, a son contact, les jeunes hommes s’écroulent lentement. Élégante et sans se presser, la mort tire sa révérence.
Derek Jarman, Death Dance, 1973 S8mm, couleur, 15 min 27 s courtesy © LUMA Foundation
Les deux autres salles du Crédac se concentrent sur les Black paintings de l’artiste, œuvres à mi-chemin entre peintures et assemblages d’objets trouvés ou glanés sur la plage de Dungeness : "On relève dans les œuvres du milieu des années 1980, notamment dans la série des Black Paintings, une présence prédominante d’objets trouvés, souvent pris dans la matière même de la peinture à l’huile épaisse et du goudron. Jarman avait l’habitude d’en enduire rapidement les tableaux. Ce matériau rend la surface toxique et évoque la mort. Des objets ordinaires et affectés peuplent les tableaux : miroirs brisés, bouts de métaux, journaux, textiles, fleurs séchées, préservatifs, cartouches de revolver, photographies anciennes, sont reliés. Comme chez Rauschenberg, on retrouve l’usage de la couleur noire, la feuille et la poussière d’or ainsi que l’inscription des mots à la surface de la toile. Comme Warhol, Jarman aime travailler avec le noir. Les Black Paintings rendent tangible sa sensibilité décorative un peu kitsch et son sens de la mise en scène théâtrale. "Le noir est illimité, l’imagination galope dans l’obscurité. Des rêves palpables courent à travers la nuit. Les chauves-souris aux visages de démons de Goya ricanent doucement dans la pénombre* " "
*Derek Jarman, Chroma, Un livre de couleurs, juin 1993, Editions de l’éclat, traduit par Jean-Baptiste Mallet, 2003, p.188 / Claire Le Restif, Pleased to mee you - Derek Jarman, ed. Semiose, 2021
En regard de ces peintures sont projetés deux autres films Super 8 de l’artiste : Sloane Square : A Room of One’s Own(1974-1976) et At Low Tide (The Siren andthe Sailor) (1972).
Derek Jarman, Sloane Square : A Room of One’s own, 1974 – 1976 S 8mm, couleur et noir et blanc, 8 min 19 s filmé par Derek Jarman et Guy Ford courtesy © LUMA Foundation
Dans Sloane Square : A Room of One’s Own, Jarman filme en plan fixe la vie quotidienne de l’appartement de son ami Anthony Harwood, qu’il occupe et où il travaille. La lumière changeante de ce deux-pièces, les allers et retours des habitants et de leurs invites, les objets qui peuplent le lieu et les toiles et dessins de l’artiste y font une apparition. D’abord en noir et blanc, le film se colore et montre vers sa fin ’appartement vide, des phrases écrites sur les murs à la bombe aérosol. Jarman et ses amis profitent d’une dernière soirée festive, après avoir vandalisé l’appartement. L’artiste a reçu un ordre d’expulsion de la part des propriétaires. Le clin d’œil du titre du film a l’essai de Virginia Woolf (Une chambre à soi) montre bien l’humour caractéristique de l’artiste britannique.
Filmé sur l’ile de Purbeck, ou Jarman avait passé une partie de son enfance, At Low Tide (The Siren and the Sailor) est un conte onirique avec trois personnages : un marin noyé, échoué sur le bord rocailleux de la mer, une sirène habillée d’un filet de pêcheur qui fabrique et met à l’eau des petits bateaux en papier argenté et enfin,une déité masquée. Malgré les espoirs de la sirène qui semble vouloir réanimer le marin, ce dernier n’ouvre pas les yeux. Prise d’amitié ou de pitié, la déité embrasse la sirène. Toutes deux disparaissent avant le retour de la marée.
Enfin, dans le Crédakino est projeté le film Blue (1993) réalisé alors que Jarman a pratiquement perdu la vue. Considéré comme un des chefs d’œuvre de l’artiste, le film montre un bleu profond et uni pendant 79 minutes :
Derek Jarman, Blue, 1993 35mm, couleur, son surround, 79 min, numérisé courtesy Basilisk Communications © Photo: Liam Daniel, courtesy Basilisk Communications
"Avec Blue, Jarman invite le spectateur a une expérience de méditation proche de celle qu’il vit, à partager un moment d’écoute et de retour à soi, base sur la perception de mots, de bruits, de sons, dédies à la lecture du journal intime de sa maladie et de sa cécité, par lui-même et par plusieurs voix ami.e.s (John Quentin, Tilda Swinton, Nigel Terry). La bande-son composée par Simon Fisher Turner participe à la beauté de cette épure qui touche au mysticisme. Cette œuvre est à la fois son dernier film et son dernier tableau, l’œuvre la plus proche de l’artiste ésotérique Yves Klein, qui prônait une dématérialisation de la peinture, en retirant le plus d’affect possible : ici plus d’image, seulement la couleur bleue à fixer du regard et dans laquelle se perdre, puisque la matérialité du corps a disparu*."
*Claire Le Restif, Pleased to mee you - Derek Jarman, ed. Sémiose, 2021
Queer Paintings et militantisme
En 1969, les émeutes de Stonewall modifient radicalement les luttes pour l'émancipation des personnes LGBTQI dans le monde. Derek Jarman, qui s’investit dans le groupe d’action directe OutRage ! (fonde en 1990 avec Peter Tatchell et Jimmy Somerville), est un membre actif du Gay Liberation Front, et prend part à des débats et conversations au sein d’ACT UP. Dans ses écrits, il fait souvent référence au caractère oppressif de l’"héterosoc(iéte). Jarman devient dans les années 1990 un artiste engagé et militant. Il est invité à participer à la IXe édition de la National Review Of Live Art, ou il cible une première fois les tabloïdes britanniques ainsi que la section 28 du Local Government Act. Il expose au mur sept matelas goudronnes (évoquant les lits de morts des personnes atteintes du sida), ornés de plumes, de livres et de photographies, ainsi que la une de journaux, leur titre répète de manière sérielle, maculée de sang. Au centre de la galerie, Jarman fait trôner un lit doté d’une armature ou de cage en bois et barbelés ou lui-même, Keith Collins (son dernier compagnon) et Andy Marshall, lisent et dorment le temps de la durée de l’exposition qui provoque des réactions vives et des tensions.
Derek Jarman, Tragedy, 1992 Huile sur photocopies sur toile. 251,4 × 149 cm © courtesy Keith Collins Will Trust et Amanda Wilkinson, Londres & Derek Jarman, Now we’ve all been screwed by the cabinet, 1992 Huile sur photocopies sur toile. 251,4 × 149 cm © courtesy Keith Collins Will Trust et Amanda Wilkinson, Londres
Dans sa peinture, ce changement se traduit clairement par la série des GBH paintings* et des Queer paintings. Invité à exposer à la Manchester Art Gallery en 1992, Derek Jarman prend la décision de consacrer une série de toiles à l’homophobie et à la diabolisation des malades du sida véhiculées par les tabloïdes britanniques.
(*(GBH could stand for] whatever you want it to : grievous bodily harm, great British horror, gargantuan bloody H-bomb…" - " GBH pourrait signifier ce que vous voulez : graves blessures corporelles, grande horreur britannique, Bomb H sanglante gargantuesque")
Derek Jarman, Archaeology, 1988 Huile et techniques mixtes sur toile. 30,5 × 25,4 cm © courtesy Keith Collins Will Trust et Amanda Wilkinson, Londres & Derek Jarman, Dead Souls Whisper, 1987 Huile et techniques mixtes sur toile. 30,5 × 25,4 cm © courtesy Keith Collins Will Trust et Amanda Wilkinson, Londres
C’est une frénésie intense et expéditive qui caractérise la production des Queer paintings. La série est pensée en moins de deux mois, les toiles imposantes sont parfois réalisées en une ou deux heures. Jarman, en collaboration avec ses assistants (Piers Clemett et Peter Fillingham), produit dix-sept toiles en moins de quatorze jours. Les unes des journaux sont contrecollées sur la toile de manière à former une grille sur laquelle est apposée une couche de peinture à l’huile plus ou moins épaisse selon l’œuvre : pour certaines toiles comme Blood (sang) ou Letter to the Minister (lettre à la Ministre), la couche picturale est diluée, alors que pour Priest (Prêtre) ou Positive (Positif) celle-ci recouvre intégralement le papier journal. Les toiles sont ensuite grattées, rayées et marquées d’inscriptions ou de traces qui témoignent d’une gestuelle enragée et violente ainsi que de mots ou d’injonctions impactantes.
"Mon guide spirituel est Goya"
"J’ai peint ces tableaux rapidement et librement. A travers la presse populaire, le paysage de mes années 1980, sombre et obsessionnel. Je n’avais pas eu d’atelier depuis des années. J’avais oublié de peindre en grand et en public. Je rêvais des peintures de ma jeunesse. Les grondements sauvages des années 50 à New York. Je n’avais pas profité de grande chose depuis cette époque. Naufragé et perdu dans ce travail. Les peintures ont brûlé les années. L’odeur enivrante de la térébenthine qui a rempli mon enfance d’un optimisme juvénile.
Derek Jarman, Untitled (Technico), 1989 Huile et techniques mixtes sur toile. 40,6 × 35,6 cm © courtesy Keith Collins Will Trust et Amanda Wilkinson, Londres
Mon guide spirituel est Goya. J’ai vu cela. Voici le présent dans lequel mes amis se sont perdus. Ils sont morts dans ces gros titres de journaux. Entre deux tasses de thé sucré. Quel sang ? Quels livres ? Quelle vengeance ? Quel vice ? Quelle vertu ? J’ai peint ces tableaux sans espoir et avec un rire sauvage. Vous êtes les blagueurs, le rire est sur vous. Les larmes coulent derrière les gros titres. Découvre-toi toi-même, disait-on à l’école. J’ai trouvé un sujet terrible. Est-ce que mes rapports étaient safe ? Il n’y avait pas de queers dans Coronation Street. Ce qui n’a rien à voir avec ma vie. J’ai vécu dans d’autres et meilleures Angleterres. Ce n’est pas un feuilleton. J’ai peint ces images avec des yeux mi-clos, aussi vite que possible. Avec l’arrogance d'une seconde enfance. J’ai découvert que je n’avais jamais oublié ma toile et la peinture s’est appliquée avec facilité. Ce n’était pas difficile. Ne versez pas de larmes sur ce travail."
Mardi 19 octobre 2021 - Rencontre organisée autour de Derek Jarman en collaboration avec la Médiathèque d’Ivry, avec Claire Le Restif, commissaire de l’exposition.
Automne - Projection et concert. Simon Fisher Turner (compositeur de la bande son du film Blue, 1993), Black Sifichi (artiste musical et écrivain), et Rainier Lericolais (artiste), proposent une projection et un concert en live du paysage sonore crée pour Blue à la Bourse de Commerce — Pinault Collection.
De novembre à décembre 2021 - Cycle de films. Projection d’une sélection de long-métrages de Derek Jarman au cinéma d’Ivry — le Luxy : 77 avenue George Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine Une rencontre sera également organisée dans le cadre des projections.
D’octobre à décembre 2021 Rencontres. Une série de rencontres accompagne l’exposition avec Theodora Domenech (docteure en philosophie), Marco Martella (écrivain, jardinier, et membre de l’Institut européen des jardins et des paysages), Elisabeth Lebovici (docteure en esthétique et critique d’art), Benoit Pieron (artiste) et Didier Roth-Bettoni. Rencontres ouvertes au public, disponibles également sur Crédac Radio (anchor.fm, iTunes et Spotify) et sur le site internet du Crédac.
CREDAKINO
Dédié au cinéma et à la vidéo, Crédakino est un espace de projection au sein du Credac. Il accueille des programmations d’artistes et de commissaires.
Derek Jarman, Blue, 1993 • Projeté en boucle • VF et VO en alternance 35mm, couleur, son surround, 79 min, numérisé ; courtesy Basilisk Communications.
Publication
"Présenter l’artiste comme une rock star" résume la ligne éditoriale de la collection Pleased to meet you qui souhaite offrir une approche la plus intime et inédite possible de l’artiste et de son œuvre.
Le onzième numéro de ce fanzine de luxe, consacre a Derek Jarman, est aussi le premier ouvrage en français sur le travail de l’artiste. Méconnu en France, il est considéré outre-Manche comme la figure de proue de la scène underground britannique.
Au sommaire de cette publication : un essai de Claire Le Restif, commissaire de l’exposition et directrice du Crédac, coéditeur de ce numéro, un entretien de l’artiste, des pages illustrées de portraits et vues de tournages, d’atelier, du jardin de Prospect Cottage, ainsi qu’un portfolio dense regroupant dessins, peintures et sculptures dévoilant une vue resserrée et inédite sur l’ œuvre plastique, menée pendant trente-cinq ans.
Soirées en hommage à Derek Jarman les 1er et 2 décembre à la Bourse de Commerce
À l’occasion de la journée mondiale de lutte contre le sida, en partenariat avec le Crédac et le Festival d’Automne à Paris, la Bourse de Commerce - Pinault Collection organise deux soirées en hommage à Derek Jarman autour du film Blue à l'auditorium de la Bourse de Commerce.
L’artiste britannique réalise Blue (1993) alors qu’il a pratiquement perdu la vue. Considéré comme un des chefs d’œuvre de Derek Jarman, le film montre un bleu profond et uni pendant 74 minutes sur une bande-son composée par Simon Fisher Turner et avec les voix de Tilda Swinton, John Quentin, Nigel Terry.
• BLUE - Mercredi 1er décembre - 19:30
Première interprétation du script complet de Blue lue par l’artiste Lili Reynaud Dewar et par le comédien Yves-Noël Genod, accompagné·e·s du musicien Simon Fisher Turner et du plasticien et musicien Rainier Lericolais.
• DEEP BLUE - Jeudi 2 décembre - 19:30
Interprétation live électronique et expérimentale du film, Deep Blue, proposée par Simon Fisher Turner avec la compositrice suédoise Klara Lewis, la violoncelliste britannique Lucy Railton, et le pianiste français David Sanson, accompagné·e·s d’une lecture libre du script
de Blue par Lili Kim et l’artiste et écrivain américain Black Sifichi.
Image d'en-tête © conception graphique Kiösk
Partager la page