Herman Melville : Moby
Dick
1851
Moby Dick : un tour du monde en baleine...
Avec Moby Dick qui paraît l'année
1851 en léger différé sur l'ancien et le nouveau
continent - à Londres d'abord, à New York ensuite - c'est
un livre-monde qu'Herman Melville donne à ses contemporains qui
n'en feront pas grand cas et à la postérité qui
ne finit pas d'en hériter.
Ce roman de la mer est avant tout un récit géographique
où les étendues océaniques rappellent, en les dépaysant,
des coins familiers de terre, où le monstre qu'on chasse, mystérieuse
sécrétion marine, avec sa pléthore de liqueurs
vitales - sang, huile, lait - apparaît aussi comme la ronde émergence
d'une île nouvelle. Car chasser la baleine, nous dit Ismael, le
récitant, c'est, au risque de sa vie, palper de ses mains le
pelvis du monde.
Un monde qui suscite bien des rêves totalitaires : la traque de
Moby Dick, prend sous l'égide du capitaine Achab, l'allure d'une
conquête machinique et d'un cadastrage obsessionnel qui vise à
restaurer une souveraineté absolue.
Au verso, Ismael fouille les fonds de cale des bibliothèques
en quête d'une compilation universelle des savoirs savants et
populaires, des écrits et des dits de la baleine. Anatomie, physiologie,
phrénologie, cétologie sont convoquées pour dresser
la cartographie de l'animal-monde. Il faut classer, nommer, mesurer,
pour que le chaos devienne cosmos. Puis, devant l'absurdité de
la tâche, renoncer, laisser filer, comme file la baleine blanche
dans sa grande fugue. Ce n'est plus alors le monde qui s'organise dans
le livre ; ce sont des prodiges qui le traversent : tout un désordre
de sensations, d'intensités variables, d'événements
corporels fulgure au fil des pages lorsque l'écriture se fascine
pour les merveilles de la peau, la magnificence de la queue, les irisations
du jet, le labyrinthe du squelette - autant de contre-mondes possibles
et imprévus.
Moby Dick configure un géoïde inédit : au demi-tour
du monde qui mène Achab de Nantucket à la mer du Japon
s'ajointe le récit en ellipse d'Ismael - un voyage en baleine
qui détourne le projet cosmique.
Agnès Derail-Imbert
maître de conférences
École normale supérieure/université de Paris IV
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