INTRODUCTION


Alfred PACQUEMENT
Directeur de l'Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts

Je suis très, très heureux que le ministère de la Culture et que la Délégation aux Arts Plastiques aient choisi que ce débat qui est d'actualité, c'est un euphémisme, se déroule ici, à l'Ecole des Beaux-Arts, car s'il est un un lieu où on débat d'art contemporain quotidiennement, c'est bien dans ces salles où, chaque jour, de jeunes artistes, des professeurs se confrontent à la réalité de l'art de leur temps et je crois qu'effectivement le contexte que propose l'école était particulièrement le bienvenu pour que cette journée puisse se dérouler. Je vous remercie d'être là si tôt ce matin.


Jean-François de CANCHY
Délégué aux arts plastiques

Mesdames et Messieurs, chers amis - j'espère qu'il y en a quelques-uns dans la salle, la Délégation aux Arts Plastiques, lorsqu'elle a eu le projet d'organiser avec le journal Le Monde et France Culture ce débat, intitulé "L'Art Contemporain : ordres et désordres", nous étions tous conscients de l'enjeu de cette rencontre. Venant après les articles de Jean BAUDRILLARD dans Libération en mai dernier, puis la série d'interventions dans Krisis en novembre, j'avais, pour ma part, ressenti dès janvier, que tous les composants d'une large controverse étaient désormais réunis : la nature et l'engagement de certaines revues choisies comme support, le prestige des signataires, la brutalité des termes employés, une situation économique difficile au plan collectif comme au niveau individuel, avec en outre le sentiment d'un écho, une sorte de résonance politique particulièrement sensible. L'ampleur de l'offensive contre l'art contemporain, son insistance par médias interposés jusqu'aux récents articles parus dans Le Monde ou Libération, et même dans L'événement du Jeudi, ont dépassé cette attente et je me réjouis donc que la rencontre d'aujourd'hui suscite autant de demandes et d'appels.

Je souhaite tout d'abord remercier Alfred PACQUEMENT d'avoir accepté de nous accueillir dans cette Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts qu'il dirige, aux côtés des autres institutions qui se sont mobilisées pour que les dix jours de l'art contemporain permettent de rapprocher la création vivante du grand public. La quasi-totalité des écoles d'art a choisi d'offrir des journées portes ouvertes les 28, 29 et 30 avril pour clôturer les manifestations. Dois-je rappeler qu'au-delà de leur mission essentielle de formation artistique, les écoles d'art regroupent en leur sein non seulement les créateurs de demain, mais également des artistes confirmés qui enseignent, des critiques d'art, des philosophes, et des personnalités qui appartiennent à d'autres domaines intellectuels, techniques ou scientifiques. Aucun autre lieu ne pouvait coïncider aussi étroitement avec le sujet et les intervenant d'aujourd'hui.

Après le congrès de Tours, à l'automne dernier, il nous a semblé opportun de donner la parole à ceux qui ne sont pas directement liés aux institutions artistiques pour répondre aux quatre thèmes forts de notre débat. L'histoire et la mémoire, l'engagement, la parole libre, l'interrogation actuelle autour de l'art contemporain. Je prends la parole en premier pour ce qui se veut une introduction : je n'aurai donc garde de statuer dès le matin sur ce qui sera l'objet de vos réflexions et je ne me prononcerai pas ce matin sur ces prises de position. Sur le fond, bien des arguments ont été échangés depuis deux mois, souvent avec talent, toujours avec passion ; beaucoup d'idées, nombre de points de vue seront encore exprimés aujourd'hui. C'est peut-être le mérite de telles crises et leur aspect salutaire que de remettre en question le poids des habitudes, de permettre bilans et critiques et peut-être de faire bouger les choses. Encore que Harald SZEEMANN reconnaissait il y a quelques jours dans la conférence de presse qu'il donnait au Centre Pompidou sur la prochaine Biennale de Lyon qu'il ne parvenait guère à s'intéresser à un tel débat, sous-entendu franco-français, même si la parution d'articles dans d'autres pays européens montre tout de même que les interrogations dépassent nos frontières.

Philippe DOUSTE-BLAZY comptait intervenir lui-même en clôturant cette réunion. Vous comprendrez que, compte tenu des circonstances politiques, il ne lui est pas possible d'être parmi vous ce soir, retenu qu'il est dans sa circonscription.

Pour ma part, c'est sur un thème très particulier et pas forcément populaire, corollaire à ce débat, que je vais tenter de me tenir ce matin. Ce qui ne m'empêchera pas de vous faire part de deux ou trois réflexions qui me tiennent particulièrement à cœur. Je n'ai pas manqué de noter, en effet, peut-être l'avez-vous remarqué également, que dans la controverse qui ne cesse de se développer, le diagnostic posé sur l'impasse de l'art contemporain était en général associé au nom de l'agent infectieux : le fonctionnaire, et son terrain d'épanouissement privilégié, la Délégation aux Arts Plastiques. C'est ce que prétend en tout cas dénoncer Marc FUMAROLI, lorsqu'il écrit dans Le Monde du 8 mars dernier, je cite, "J'ai constamment regretté que l'art contemporain, en ce sens intolérant et jaloux, soit devenu en France l'idéologie de la Délégation aux Arts Plastiques, de ses FRAC et de ses vedettes attitrées" ; ou sous la signature d'Yves MICHAUD, dans le Journal des Arts du 18 avril, cette phrase que je veux citer : "Je ne vois pas pourquoi les fonctionnaires d'Etat, à la glorieuse irresponsabilité, et à l'arrogance souvent commensurable à leur irresponsabilité, et inversement proportionnelle à leur compétence, décident." Je ne puis vous cacher que de telles généralisations, de tels anathèmes, et la plume de celui qui les profère trempée dans une encre vraisemblablement acquise grâce à un salaire versé par la paierie générale du Trésor, voilà une phrase qui me met mal à l'aise. Ou encore sous la signature de Jean-Louis PRADEL, dans L'Evénement du Jeudi du 10 avril, cette phrase "Sur fond de marché de l'art, en berne, face à une communauté artistique aussi dispersée que vulnérable, mais fort d'un réseau tenu par des fonctionnaires assermentés, l'art vivant est une affaire d'Etat." Pour la clarté du raisonnement et dans un souci d'objectivité évident, les fonctionnaires de la Délégation aux Arts Plastiques sont désormais assermentés. Et si je ne trouvais, au terme de telle diatribe, parfois une signature prestigieuse, ma tendance eut été de ranger de telles analyses au rayon des propos de café du commerce. Puisque tel n'est pas le cas, je voudrais sérieusement vous dire combien je trouve ces appréciations malvenues.

Souvenez-vous de la situation de notre pays au moment de la création du ministère de la Culture et de l'ancêtre de la Délégation aux Arts Plastiques, le service de la Création Artistique : dans le domaine de la peinture ou de la sculpture, un pays dévasté avec en tout et pour tout un Musée national d'Art Moderne, enfermé entre ses murs du Palais de Tokyo, l'Ecole des Beaux-Arts, les manufactures, la Villa Medicis à l'ombre tutélaire des prix de Rome, et au total une scène artistique, naguère florissante dans notre pays, passée avec armes et bagages à l'étranger ; et quinze années plus tard au vacarme parisien de l'ouverture du Centre Pompidou succède le silence assourdissant de la province, avec en tout et pour tout trois collections d'art moderne à Marseille, à Saint-Etienne, à Grenoble, et rien d'autre. Pourtant, que de travail effectué depuis 1959 par le service de la Création Artistique et par la Délégation aux Arts Plastiques, en faveur des artistes et des créateurs, pour aboutir à la situation d'aujourd'hui.

Le dossier de presse qui vous a sans doute été fourni, sur les dix jours de l'Art Contemporain, présente sur quelque 65 pages une sorte de photographie en instantané de tout ce qui se fait sur l'ensemble du territoire de notre pays en matière de festivals, d'expositions, de conférences, d'artistes en résidence, de commandes publiques, de projections, d'enseignement, d'ateliers ouverts, car, au-delà des événements exceptionnels qui sont organisés à l'occasion de ces dix jours, cette manifestation permet de donner un coup de projecteur sur ces institutions qui, tout au long de l'année, promeuvent l'art pour le plus grand nombre. C'est pourquoi je tiens à rendre hommage à tous ceux qui ont concouru à cette situation, à tous ceux qui ont fait que notre pays, quoiqu'on en dise, ne soit pas une simple juxtaposition de quelques grandes métropoles séparées par des étendues désertiques, un pays, en fait, dont le maillage artistique est désormais serré, soudé, cohérent, même si des progrès restent à faire.

Je voudrais rendre hommage aux politiques tout d'abord, au ministres successifs Jack LANG, Jacques TOUBON, Philippe DOUSTE-BLAZY qui, au-delà des clivages politiques, ont donné l'exemple, de ce que doit être la continuité d'une action publique, exemple qui mériterait parfois d'être médité dans certaines collectivités locales qui prétendent parfois donner des leçons, mais aussi par tous les censeurs et autres procureurs auto-désignés. Chacun dans son registre, ces responsables ont défendu pied à pied le rôle de l'Etat face aux pressions de toute nature, politique, économique et sociale et face à la démagogie.

Face à ces critiques, je voudrais également rendre hommage à mes prédécesseurs, à Claude MOLLARD, à Dominique BOZO, à François BARRE, à Alfred PACQUEMENT, dont il me paraît exagéré d'affirmer , comme j'ai pu le lire ici ou là, qu'il s'agit de fonctionnaires interchangeables, et en filigrane asservis, et pourquoi pas incompétents. Leur personnalité reconnue internationalement est celle de grands professionnels qui ont consacré toute leur vie et leur savoir-faire à l'art moderne et contemporain, concourant en cela au rayonnement de notre pays et de ses créateurs. Face à ces critiques injustes et faciles, c'est également à mes collaborateurs directs de la Délégation aux Arts Plastiques et à leurs prédécesseurs, aux conseillers pour les Arts Plastiques, aux directeurs de FRAC et de centres d'Art, que je souhaite également rendre hommage. Qualifiés très improprement de fonctionnaires, ce que précisément ils ne sont pas pour la plupart, leur tâche est difficile, coincés qu'ils sont entre la défense de leurs convictions individuelles, de leur engagement personnel, et les réalités de la vie politique, de la vie économique, de la vie administrative. Cette tâche, ils la remplissent avec une détermination et une rigueur morale qui fait parfois défaut à leurs contempteurs.

Mais, au fond, me dira-t-on, l'Etat est-il dans son rôle lorsqu'il remplit toutes ces fonctions, même s'il tente de les assumer avec conscience et objectivité ? Car le bilan est contrasté, la constestation croît à l'intérieur, tandis que nous ne cessons de perdre de l'influence à l'extérieur.

Permettez-moi tout de même de souligner quelques points. Une considération de bon sens : s'il est une tentation facile et répandue que de s'interroger sur la mission de l'Etat en la matière, il me semblerait tout aussi judicieux de réfléchir aux conséquences de sa disparition. Les collectivités locales sont-elles dans notre pays en mesure de prendre la relève de façon autonome dans le domaine de la création ? Le débat est ouvert. Quant au mécénat, son chiffre d'affaires, pour ce qui est de l'art contemporain, se situe à un niveau tellement modeste, de l'ordre de quelques centaines de milliers de francs, qu'il ne me paraît guère décent d'en parler. Nous ne sommes certainement pas en mesure de rivaliser avec ce qui se pratique aux Etats-Unis et au Japon. Avant qu'un changement certes nécessaire ne porte ses fruits, que de chemin à parcourir ! Car la situation française ne trouve pas son origine dans des considérations d'ordre exclusivement fiscal, comme certains esprits voudraient le faire croire. La France n'est pas une nation dont le fondement, dont l'esprit serait interchangeable avec ses homologues, ses partenaires, ces équivalents dans le monde. Notre réalité s'appuie sur l'histoire d'une communauté qui, durant plus de dix siècles, n'a eu de cesse que de se construire autour d'un concept unitaire, celui de l'Etat incarné dans tous ces domaines d'intervention, qu'ils soient économiques, politiques ou culturels. La France n'est ni l'Italie, ni la République Fédérale d'Allemagne, encore moins les Etats-Unis.

Dès lors qu'on admet que l'Etat, en France, est fondé à s'occuper de culture, la question pourrait être "Pour quoi faire ?". Je voudrais, à cet égard, rappeler le décret d'attribution auquel est aujourd'hui soumis le ministère de la Culture. Il s'agit du texte fondateur rédigé par André MALRAUX, tombé en désuétude depuis lors et réintroduit en 1993. Je cite : "Le Ministre de la Culture a pour mission de rendre accessible au plus grand nombre les œuvres capitales de l'humanité et d'abord de la France, d'assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création des œuvres de l'art et de l'esprit." Trois missions en une seule phrase : diffuser, faire connaître, permettre l'accès de la culture au plus grand nombre. En deuxième lieu, entretenir et mettre en valeur notre patrimoine, et, en troisième lieu, favoriser la création des œuvres de l'art et de l'esprit. C'est, en règle générale, autour de l'équilibre du poids respectif donné à chacune de ces missions que tournent, depuis près de quarante ans, réflexions et débats sur le rôle du ministère de la Culture, réflexion qui rebondit aujourd'hui avec la publication du rapport de Jacques RIGAUD.

Beaucoup a été dit au sujet du développement culturel. Permettez-moi de dire un mot de la création que je trouve, pour ma part, un peu absente de ce rapport. Sans doute cette mission d'aide à la création est-elle en effet la plus vulnérable, la plus délicate, la plus sensible, de toutes celles confiées au ministre de la Culture. Fragile, elle l'est, parce qu'il est récurrent de s'interroger sur la légitimité qu'il y a pour un Etat de s'occuper ainsi des artistes, de donner un sentiment, d'afficher des choix esthétiques, de même qu'il est coutume de critiquer la production de biens de consommation par l'Etat et son intervention sur le secteur concurrentiel. Fragile également, lorsque se pose inévitablement la question de pertinence de choix de l'Etat - car il est obligé d'en faire ; fragile enfin parce que la coexistence de ces trois missions, diffusion, patrimoine, aide à la création, au sein d'une même administration, fait inévitablement courir des risques sérieux à la création. Il y a, en effet, une inclination naturelle, dans une démocratie, à ce que la mission de diffusion prenne le pas sur les missions d'aide à la création pour des raisons politiques évidentes. La coexistence de cette triple mission à l'intérieur d'une même structure administrative fait également courir la tentation de privilégier le patrimoine à la création. Le patrimoine est incontestable, consensuel, convenable, politiquement correct, socialement digne ; la création est éphémère, contradictoire, dérangeante. Dans notre pays, le cumul au sein du seul Ministère de la Culture, d'une double mission en matière de patrimoine et de création, a eu pour conséquence progressivement la mise en œuvre de procédures, de modes de fonctionnement et de financements de plus en plus distincts, seule garantie d'indépendance et de sécurité pour chacun. Etroitement mêlés du temps où cet ensemble relevait du ministère de l'Education Nationale, patrimoine et création ont désormais pris au fil des décennies des voies de plus en plus autonomes. Heureusement, devrais-je dire.

Il est indispensable que le monde des musées, du patrimoine rejette la notion de risque, mette en avant la réflexion historique, recherche la garantie, cultive la prudence, toutes qualités indispensables à ces métiers, toutes qualités assez clairement définissables, quantifiables, vérifiables. Le monde de la création ne peut guère s'en accomoder. En prise directe sur la réalité quotidienne, il fait appel à des qualités difficiles à admettre dans la vie administrative. Telle est la caractéristique principale de la mission, assignée depuis MALRAUX au service de la création artistique puis à la Délégation aux Arts Plastiques. Mais, que l'on ne s'y trompe pas. Il s'agit bien d'une mission de service public, ce qui en fixe les limites et impose le respect d'un certain nombre de règles, la recherche de la plus grande rigueur et de la plus grande exigence. Les collectivités publiques en général, la Délégation aux Arts Plastiques en particulier, et les services de l'Etat assument-ils bien cette charge ? Je vous laisse le soin d'en débattre. Pour ma part, je pense que des améliorations, des changements peuvent toujours être apportés.

Il est bien difficile aujourd'hui de ne pas entendre les critiques. Il y en a une cependant à laquelle je ne puis souscrire car elle est pour moi le faux nez des rancœurs et des petites jalousies et d'une certaine forme de médiocrité : l'accusation d'art officiel. Car, que signifie ce mot ? L'Etat, en France, tient-il entre ses mains l'ensemble du dispositif qui étendrait son pouvoir au choix du marché de l'art et à la liberté d'expression de la presse, sur son territoire comme à l'étranger ? Car enfin la situation française n'est pas unique, isolée, particulière, elle s'insère dans une réalité internationale que nous connaissons tous. Et l'Etat tout d'abord, qu'est-ce ? Un vaste conglomérat monolithique, une franc-maçonnerie regroupée autour de quelques objectifs obscurs et communs ? Je ferai tout d'abord observer que ce que l'on appelle, avec dédain et ce mépris insupportable, l'Etat ou les fonctionnaires, est composé d'une pluralité de situations. Fonctionnaires certes dans certains cas, mais aussi contractuels d'établissements publics, agents de collectivités locales, employés d'associations, personnes privées. La diversité des provenances, des situations, des objectifs, des moyens de contrôle, me semble déjà devoir être soulignée. Quelle commune mesure entre la fondation Cartier ou la fondation Maeght, la galerie du Jeu de Paume, le FRAC Centre, le Centre Pompidou et la FIAC, quoi de commun, sinon une reconnaissance internationale, les conduisant à être invités à l'extérieur et considérés comme des partenaires crédibles, en France ? Cette accusation d'art officiel s'appuie-t-elle alors sur une forme d'expression unique, standardisée, qui occulterait des pans entiers de la création ? Ce serait nier l'existence, dans notre pays, de grandes et fortes personnalités qui, à ma connaissance, ne s'en sont jamais laissé conter en matière de choix, et dans la liberté d'expression de leurs convictions.

Je n'ai pas le sentiment de me trouver face à des professionnels conditionnés et interchangeables, lorsque je m'adresse à Serge LEMOINE, au Musée de Grenoble, à Jean-Louis PRAT, à la fondation Maeght, à Daniel ABADIE, ou à Alfred PACQUEMENT ou à Suzanne PAGE, au Musée de la Ville de Paris. Mais, me dira-t-on, s'il n'y a pas d'art officiel, ce sont pourtant toujours les mêmes qui sont achetés, qui sont exposés. Qu'on en juge : prenons l'exemple des FRAC puisqu'ils sont toujours mis en avant. Un article récent de Pierre-Alain FOUR dans Le Monde faisait, avec beaucoup de pertinence, le point sur cette question. Je ne rappellerai donc qu'un chiffre, extrait du rapport de Gabriel BOYON. En 1989, sur 9029 achats effectués par quelque 24 FRAC, 2.240 artistes différents avaient été comptabilisés. Alors, s'il n'y a pas collusion entre un tout petit nombre d'artistes et l'Etat, ce dernier pèse-t-il trop lourd sur le marché au point de l'asphyxier, au lieu de le réanimer ?

Le problème est là également : la réalité des chiffres. Le marché de l'art, pour les artistes vivants, calculé à partir des cotisations de la Maison des Artistes, est de l'ordre de 2 milliards de francs en France. Les sommes consacrées aux acquisitions publiques, celles du Musée national d'Art Moderne, du FIAC et des FRAC tout confondu, 50 millions de francs. D'un côté, 2 milliards, de l'autre 50 millions, les bonnes années. Il y a donc un marché, tout de même. Même s'il est aujourd'hui en crise. Quel est-il ? Interrogez donc les galeries. Qui sont les collectionneurs ? Car bien évidemment puisqu'il y a un marché, il doit y en avoir. Ils viennent, d'Allemagne, de Belgique, des Etats-Unis, d'Asie, un peu, mais très peu en France. Pourquoi ? Certainement pas pour des raisons fiscales ou de disponibilité financière. Là est le véritable problème.

L'Etat, tout de même, en fait-il assez pour tous les autres ? Ceux qui ne sont pas achetés, ceux qui ne sont pas vus. Regardez ces salons d'artistes qui sont exsangues et que l'Etat abandonne. Là encore, pardonnez-moi, deux chiffres pour remettre les choses à leur place : pour accueillir, pour l'essentiel, la FIAC, SAGA et les salons d'artistes - puisque les autres manifestations comme le Salon du Livre, la Biennale des Antiquaires, le salon du Patrimoine sont partis ailleurs -, l'Etat a construit le quai Branly pour un coût estimé à 35 millions de francs, cela, alors que la somme n'avait pas été budgétée par l'Etat, en raison de la fermeture inopinée du Grand Palais. Je voudrais faire également observer que la Délégation aux Arts Plastiques a consacré, en 1996, 9 millions pour combler le déficit du quai Branly généré par le fait que les salons d'artistes ne l'occupent pas au prix coûtant mais à un tarif très préférentiel. 9 millions sur un budget de 46 pour l'ensemble des opérations de caractère national, un quart de ce qu'on appelle les crédits d'intervention. Qu'on ne continue pas à m'expliquer que nous ne faisons rien pour les salons d'artistes. Il y a une crise, c'est un fait. Mais, de grâce, qu'on ne tente pas, pour y remédier, de désigner un coupable unique : l'Etat, ses fonctionnaires et son champ d'intervention dans le domaine culturel car, contrairement au secteur concurrentiel, je ne sens pas aujourd'hui à la porte de mon bureau à la Délégation aux Arts Plastiques une forte émulation pour racheter la Délégation aux Arts Plastiques, ses écoles, ses manufactures et ses collections.

Avant que ne s'engage le débat qui nous réunit, au moment où se dessine une nouvelle campagne électorale, sur fond de difficultés économiques où la légitimité de l'art contemporain autant que des interventions de l'Etat, au-delà même des seuls secteurs culturels, se développent, je tenais à ce que ces choses soient dites. Peut-être est-ce, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, un thème très populaire, un thème très porteur, un thème très dans le vent, et je note que les voix ne se sont pas empressées pour me précéder sur ce terrain. Pourtant, ne comptez pas sur moi pour me joindre à ceux qui, pour le plaisir de paraître, pour le plaisir de séduire et de bomber le torse et de se parer de vertus, entendent jouer les maîtres censeurs, quitte à se révéler après apprentis-sorciers pour les plus naïfs. Mon sentiment, malheureusement en l'espèce, est qu'il n'y a pas seulement que des naïfs sur ce terrain. Soyez assurés que je ne serai pas de ceux qui au regard des résultats obtenus, dont le risque est qu'il dépasse largement leurs espérances, viendront ensuite jouer les innocents et les contrits. Le débat que vous allez engager maintenant est légitime. Ce débat est nécessaire. Attention ! Il doit rester cantonné à l'intérieur de nos murs, des enceintes de nos écoles, des centres d'art, de nos musées. Ce débat doit rester entre nous, professionnels de la vie culturelle, artistes, critiques, marchands, conservateurs. Je le dis solennellement car, d'ores et déjà, le problème se pose et vous le savez. De telles questions pouvaient sans doute être librement débattues sur la place publique, et sans arrière-pensée, en 1960, en 1970 ou en 1980. La situation en 1997 est très différente et personne ne l'ignore. Si, à l'évidence, les réflexions de Jean BAUDRILLARD ou de Jean CLAIR méritent examen et considération, car, comme l'écrit KOPNIKI, "ils parlent visiblement d'autre chose", l'exploitation qui en est faite ne peut manquer de poser un problème. Au-delà de la polémique, il peut y avoir un risque de main-mise progressive, parée de toutes les justifications économiques, politiques, esthétiques et sociales. Chacun sait que ce retournement nostalgique qui vient hanter cycliquement notre histoire n'est pas un phénomène fortuit, sans précédent. L'histoire de ce siècle nous en rappelle les fondements. Après une période d'expansion économique et sociale, qui favorise les avant-garde, s'exprime souvent un besoin de retour à l'ordre, une quête de sécurité, nourrie par l'apparition de difficultés et d'inquiétudes nouvelles. Cela constitue pour tous les intégrismes, pour tous les totalitarismes, un terreau extraordinaire, et si cette question ne semblait pas nous concerner en 1950, en 1960 ou en 1970, car c'était sans doute le problème de pays qui étaient à l'extérieur de nos frontières, aujourd'hui, ce sont des questions qui nous concernent directement. S'appuyant sur une forme de populisme, se drapant dans le bon sens et la tradition mais également le rejet, cette situation peut conduire sur des chemins que l'histoire nous a appris à connaître. Pour conclure, un dernier mot. Il est un lien qui nous réunit aujourd'hui, plus fort que tout. Quelles que soient les situations, nous avons choisi d'être ni banquier, ni assureur, ni chauffeur de taxi. Marchands, critiques, journalistes, médiateurs culturels et même fonctionnaires, nous avons voulu mettre nos aspirations, nos goûts, notre passion au centre de notre vie professionnelle. C'est autour de la création que nous avons construit notre vie professionnelle et personnelle.

Pour ma part, fortement imprégné des enseignements de CHASTEL ou de FRANCASTEL, ou plus proche de moi qui fut mon prédécesseur, de Marc LE BOT, je considère qu'avec l'homme politique, l'artiste constitue l'un des deux pivots essentiels de notre société. Témoignage direct de sa santé ou de ses difficultés, l'artiste en est le catalyseur et le révélateur, qui anticipe avec acuité tous ses changements. Il en est l'expression par le regard qu'il porte sur le monde, et la retransmission qu'il en fait, quelle que soit la forme que cela prenne. Il en est l'empreinte, la seule trace matérielle qui, demain comme hier, s'inscrira dans l'histoire. Quels sont, parmi ces artistes que nous connaissons tous, ceux qui y entreront ? C'est le thème de notre débat, il explique sa vivacité. J'exprime en tout cas le souhait que ce débat se déroule avec la dignité, la mesure et le respect qu'exige un tel sujet.



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