« Je rêve d’un peuple qui commencerait par brûler les clôtures et laisser
croître les forêts ! J’ai vu des clôtures à moitié consumées, leurs extrémités
perdues en plein milieu de la prairie, et un avare matérialiste accompagné
d’un géomètre veiller sur les bornes de son domaine ; les Cieux s’étaient
déployés autour de lui, mais il ne voyait pas les anges aller de-ci de-là, et il
cherchait l’emplacement d’un vieux poteau en plein milieu du paradis. »
Si je cite cette page tirée d’un essai posthume d’Henry David Thoreau, le
marcheur qui luttait contre l’esclavage, le penseur naturaliste disciple
d’Emerson, l’arpenteur éclairé des paysages du Massachusetts, c’est, je
crois, parce qu’il exerce une influence profonde sur les poètes que vous
avez choisi de mettre à l’honneur cette année – je pense par exemple à
Kenneth White, l’Ecossais de Trébeurden, qui écrit un poème-monde
depuis sa Bretagne.
Si je me réfère à Thoreau, c’est aussi pour trouver une voix américaine qui
entre en résonance avec les thèmes de ce Printemps des Poètes, entre
paysage et Outre-mer, et qui puisse me permettre de rendre hommage,
modestement et en écho, à celle d’Edouard Glissant.
Le Printemps des Poètes est devenu un rendez-vous de référence, un
moment essentiel pour rendre hommage et faire vivre la poésie, cette
« forge subtile » de la langue dont parlait Pierre Lartigue - une très belle
définition à laquelle, cher Jean-Pierre Siméon, je sais que vous aimez vous
référer. Ce n’est pas sans émotion, en effet, que nous fêterons cette 13e
édition. Edouard Glissant nous a quitté. Nous perdons l’un des penseurs
majeurs de la polyphonie, celui qui nous offrit l’outre-mer comme modèle
pour tous nos décentrements, celui pour qui, dans son Traité du Tout-
Monde, la pensée et la poésie visait à « dire son entour, son pays : [à] dire
l'Autre, le monde ». Sa voix, je crois, nous accompagnera tout au long de
cette Année des Outre-mer.
Dans un mois exactement, ce sera précisément la polyphonie qui sera
mise en pratique, avec cette belle ouverture parisienne que vous projetez
au métro Auber, et qui sera le point de dispersion des voix de ce nouveau
Printemps, avec la complicité de grands comédiens - et je profite de votre
présence, chère Juliette Binoche, pour vous en remercier tous.
La polyphonie de ce Printemps, c’est aussi, bien sûr, le Concours Andrée
Chedid du poème chanté, dont nous allons sous peu connaître le lauréat
pour cette troisième édition.
La force du Printemps des Poètes, c’est aussi sa capacité à partir à la
recherche de tous les publics, par toutes les voies possibles, dans nos
régions et au-delà des frontières, jusqu’au Japon par exemple, où cette
année la compagnie Les Souffleurs se prêtera à l’exercice. Je tiens à
saluer tous les partenaires de l’événement, publics et privés, pour leur
engagement, et bien sûr Jean-Pierre Siméon, qui inscrit dans la durée
cette aventure lancée il y a 13 ans avec le soutien du ministère par
l’intermédiaire du Centre National du Livre. Sous l’angle double des
paysages et de la lumière ultramarine, le Printemps des Poètes nous
permettra de redécouvrir les grandes voix de notre langue en partage, de
Michel Butor à Aimé Césaire, mais aussi celles d’Haïti par exemple, avec
deux voix venues de Jacmel, celle de René Depestre et de Jean Metellus.
Haïti,
« Qui n'en finit pas d'acquitter l'audace qu'elle eut de concevoir et de faire
lever la première nation nègre du monde de la colonisation (…)
Qui sans répit souffre ses campements et sa mer folle, et grandit dans nos
imaginaires (…)
Qui a charroyé des mots beaux ou terribles, le mot macoute, le mot
lavalass, le mot déchouquer. »
Haïti, dont Edouard Glissant nous rappelait aussi qu’elle était « la terre
matrice des pays antillais ».
En alliant avec la complicité de Daniel Maximin le thème « infinis
paysages » avec la poésie d’Outre-mer, vous avez réussi, cher Jean-
Pierre Siméon, un branchement très réussi. Yves Bonnefoy, dans
L’Arrière-pays, nous rappelle la force de ces paysages qui vont passer peu
à peu de l’arrière-plan au premier plan, du Quattrocento de Piero della
Francesca à Giorgione et Patinir, le Flamand dont l’humanisme aux teintes
néo-platoniciennes a sans doute été éclairé de bleu par la lumière des
Baux-de-Provence. Si le paysage est bien apparu dans notre langue et
nos dictionnaires du XVIème siècle avant tout comme un « mot commun
entre les peintres » [dictionnaire de Robert Estienne], il est tout autant l’une
des patries préférées du poète - celui dont André Velter rapporte, dans
ses Autoportraits, qu’il « se dit voyageur dans le vaste monde, la grande
nuit, la lumière. Voyageur qui va pas à pas sur terre, qui va mot à mot sur
terre. Voyageur alerté. Citoyen des chemins. Exilé du dedans. Amant du
vent. »
Permettez-moi de revenir avec vous aux vers célèbres d’un autre amant du
vent qui, pour Glissant, venait de l’île d’en face, une voix venue du monde
des békés de Guadeloupe, celle de Saint-John Perse :
« C'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n'avaient d'aire ni de gîte,
Qui n'avaient garde ni mesure, et nous laissaient hommes de paille,
En l'an de paille sur leur erre... Ah ! oui, de très grands vents sur toutes
faces de vivants !
Flairant la pourpre, le cilice, flairant l’ivoire et le tesson, flairant le monde
entier des choses,
Et qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d’athlètes, de
poètes,
C’étaient de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,
Sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le
monde entier des choses. »
Je vous remercie.