Après Strasbourg et Avignon, les comédiens du programme "1er Acte", qui promeut la diversité dans les écoles et sur les plateaux de théâtre, avaient rendez-vous au Théâtre de l’Odéon à Paris pour une ultime étape qui a tenu toutes ces promesses. Retour sur onze jours de travail intensif autour de deux chefs d’œuvre de Molière : "Le Misanthrope" et "Tartuffe".

Certains signes ne trompent pas : pendant la lecture du Misanthrope sous la houlette du directeur du Théâtre de l’Odéon, Stéphane Braunschweig, les jeunes comédiens de « 1er Acte » sont constamment en alerte. Ils sont impatients d’en découdre avec un alexandrin dont on doit, selon le directeur de l'Odéon, « entendre les douze pieds et les rimes mais pour le reste, tout est ouvert, on peut être jazz avec l’alexandrin ». Et rivalisent de questions autour d’une œuvre dont les problématiques semblent faire écho, parfois de façon très intime, à leurs propres préoccupations. « Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur, on ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur ». Les mots d’Alceste résonnent forts, semble-t-il, pour les quinze participants de la quatrième édition de cette opération atypique, Hinda, Vincent, Nina, Aymen, Issam, Inès, Kadir, Simon, Anysia, Emika, Neil Adam, Emré, Alexandre, Merwane et Mathilde.

Samedi 17 février, 13h30, Théâtre de l'Odéon, studio Gémier, lecture du Misanthrope

Nés du désir de faire une plus grande place à la diversité dans les écoles et sur les plateaux de théâtre, les ateliers « 1er Acte », inaugurés par le Théâtre de la Colline et aujourd’hui portés par le Théâtre National de Strasbourg sous la direction de Stanislas Nordey, en partenariat avec les Fondations Edmond de Rothshild et la Fondation SNCF, s’adressent à de jeunes acteurs ayant fait l’expérience de la discrimination dans leur parcours artistique, professionnel ou personnel. Ces ateliers ne sont pas à proprement parler une formation, plutôt « un complément », comme l’indique Simon, par ailleurs élève au conservatoire du XIIIe arrondissement, à Paris, quand d’autres de ses camarades préparent les concours de l’enseignement supérieur culture, suivent des cours ou encadrent des ateliers d’improvisation théâtrale…

Si tous rêvent de se consacrer pleinement à leur art, leurs situations sont différentes et les raisons qui les ont décidés à se lancer dans l’aventure « 1er Acte » tout autant : Hinda, ancienne élève de Sciences Po, à Paris, parle d’un déclic lié à un séjour aux États-Unis : « Là-bas, les politiques publiques intègrent officiellement le critère de la discrimination positive. « 1er Acte » par son approche très concrète et directe de la volonté de diversifier les plateaux fait figure de pionnier ». Merwane, qui travaille pour financer ses cours de théâtre à Marseille, évoque quant à lui cette impression d’avoir en permanence une étiquette : « À un moment, quand j’ai voulu faire du cinéma, on me proposait toujours les mêmes rôles, braqueur, racketteur, mec de cité… une ancienne élève de « 1er Acte » m’a alors parlé du programme. Je ne connaissais ni les noms des intervenants, ni les lieux, mais je me suis reconnu dans les convictions et les messages que le programme portait et je me suis dit pourquoi pas ».

Simon énumère avec gourmandise les sessions qui ont précédé l’atelier parisien : « À Strasbourg, nous avons été répartis en deux groupes. Nous avons ensuite travaillé tous ensemble avec Stanislas Nordey, comme un peu plus tard, lors d’une session à Avignon, avec Olivier Py. Découvrir tous ces univers théâtraux était d’une incroyable richesse ». Il souligne aussi « la grande bienveillance [qui règne] à l’intérieur du groupe ». Ce que confirme Inès : « Nous nous sentons complètement libres de dire ce que l’on pense, c’est très naturel, il n’y a aucun jugement entre nous ».

Au moment où débute la session à Paris, le collectif est donc fort et solidement préparé. Inès, du reste, confirme que ce travail de lecture qui débute salle Gémier, n’est pas le premier : « Dégager les enjeux d’un texte avec Stanislas Nordey, Olivier Py ou Stéphane Braunschweig est une chance incroyable. Ils nous apportent leur compréhension, et nous, nous apportons la nôtre. Comme chacun de nous a sa propre lecture du texte, cela donne des discussions passionnantes ». À la fin de la journée, Stéphane Braunschweig ne cache pas son enthousiasme : « Je sens ce groupe plein d’appétits et d’envie, très attentif, curieux. Dès que je lance une perche pour un court débat de fond, je sens que ça accroche. C’est très bon signe. Cela signifie que ce sont des jeunes gens qui ont envie de réfléchir et de se battre avec le sens. Molière, que l’on pourrait croire loin d’eux, est en réalité tout près ». Tout cela est de très bon augure avant le travail de mise en jeu.

Molière, que l’on pourrait croire loin de ces jeunes issus de la diversité, est en réalité tout près

Jeudi 22 février, 14 heures, premiers pas sur la scène du Théâtre de l’Odéon

On avait quitté les élèves assis autour de la table. Quand on les retrouve, certains ont le bonheur de faire leurs armes sur la scène du théâtre. Pas plus d’une heure cependant, car il faut ensuite laisser la place à la troupe de Macbeth, le spectacle mis en scène par Stéphane Braunschweig, que les élèves ont été invités à découvrir. Sous les indications du comédien Claude Duparfait, Neil Adam et Hinda font déjà de très convaincants Tartuffe et Elmire, de même que Kadir et Anysia composent, au son de Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, de très séduisants Alceste et Célimène. Chacun, en effet, sait à présent quel rôle du Misanthrope ou de Tartuffe il va jouer lors du spectacle de restitution qui clôturera l’atelier. Après ce passage sur les planches, retour dans la salle Gémier où l’essentiel du travail de mise en jeu se poursuit. Tandis que certains s’isolent pour apprendre leur texte, Vincent, Mathilde, Emika, et Issam travaillent inlassablement leurs répliques de Tartuffe à l’occasion d’une session d’une rare intensité où le talent de pédagogue, la générosité et l’engagement de Claude Duparfait font merveille.

« Le travail que l’on fait en ce moment est presque plus important que la restitution elle-même, observe Claude Duparfait. Je veux avoir la même qualité de regard pour chacun. Cette attention est une chose essentielle. Il s’agit tout à la fois d’être à la hauteur de sa propre exigence et de l’attente que je perçois, du simple fait de leur présence dans cet endroit singulier qu’est 1er Acte » témoigne-t-il. Les élèves ne s’y trompent pas. Ils sont impressionnés par le comédien. « Le sens de certains vers m’échappait encore. Là, grâce à une simple indication d’émotion ou un élément d’élucidation de la relation père/fille, le sens est venu tout seul, et avec lui, l’engagement physique, le travail sur le corps », s’enthousiasme Mathilde. Elle campe une Marianne jouant « littéralement sa peau », selon Claude Duparfait, face à Orgon, son père. 

« Dans les mails qu’il nous a adressés avant les répétitions, Claude nous a demandé de questionner le texte et éventuellement d’en souligner les zones d’ombre. Être dirigé à ce point de précision est une chance incroyable », poursuit Emika qui interprète Elmire. « J’étais seul quand je préparais des concours, sans personne pour m’aiguiller. Travailler avec quelqu’un comme Claude, soudain, cela change tout, sans compter que les alexandrins, ce n’est pas notre langue de tous les jours », observe Issam qui, selon les indications de Claude Duparfait, joue un Tartuffe d’abord indifférent, « éprouvant même une certaine jouissance » face à une Elmire qui « va au charbon ».

« Ce qui est incroyable dans le cadre d’un stage comme celui-ci, c’est de se voir progresser. Je joue Alceste dans le Misanthrope et je présenterai demain la scène dans laquelle je joue. Pour être honnête, j’ai un peu d’appréhension » nous dit Alexandre, que l’on s’étonne de voir plongé dans son texte, tandis que le studio Gémier se vide peu à peu de ses occupants. On se promet secrètement de lui demander des nouvelles la prochaine fois. 

Ce qui est incroyable dans le cadre d’un stage comme celui-ci, c’est de se voir progresser

Jeudi 1er mars, 14 heures, ultimes répétitions dans les studios Gémier et Serreau

Le résultat est là sous nos yeux une semaine plus tard : dans cette scène du billet, l’une des plus importantes de la pièce, dans laquelle le couple formé par Alceste et Célimène « a pleine conscience que quelque chose se désosse ». Alexandre et Nina incarnent ces rôles avec une belle prestance. Ne manque plus à Alexandre qu’à doser un peu mieux son énergie pour parvenir à une égale qualité d’interprétation tout au long de la scène. « Il faut que tu en gardes », lui dit Claude Duparfait. Quant à Nina, l’acteur lui recommande d’aller chercher dans les graves, qui vont « si bien » à son interprétation de Célimène.

« Après une semaine de travail, on arrive enfin au bout. En même temps, nous n’en finissons pas de trouver de nouvelles choses. À nous de les intégrer et de les laisser reposer pour qu’elles deviennent naturelles », confie Alexandre. « Claude nous demande de jouer des situations et des sentiments complexes. Célimène est amoureuse et en même temps, elle est dans la fuite, elle est triste mais elle doit montrer qu’elle ne l’est pas… c’est un jeu très subtil, ce n’est jamais entièrement noir ou blanc », ajoute Nina. Même désir d’approfondir sans répit son personnage pour Merwane, qui interprète lui aussi Alceste. « À chaque fois, j’ai l’impression de repartir de zéro, dit-il. Dès que l’on pense avoir des acquis, on se rend compte qu’il y a autre chose, on n’en finit plus avec les nuances. Pour l’instant, je ne peux pas me permettre de figer mon jeu ».

À quelques jours du spectacle de fin de stage, le studio Serreau s’est lui aussi transformé en lieu de répétition. Sous la direction du comédien Thierry Paret, Hinda, Neil Adam et Simon peaufinent leur interprétation de deux scènes clé de Tartuffe ; celles où le héros déclare sa flamme à Elmire avant que Damis, qui a tout entendu, menace de le dénoncer. « Thierry me demande de chercher davantage du côté de l’élévation du personnage, de son rapport à l’autre sans pour autant être offensive. Elmire est une femme qui a du caractère, elle est là pour négocier et se place d’égal à égal », analyse finement Hinda. « Ce qui fait que j’ai encore un peu de mal à être complètement dans mon personnage, c’est que j’ai énormément de sympathie pour Tartuffe, je ne comprends pas qu’il puisse être aussi odieux », explique Neil Adam. « Claude et Thierry m’ont demandé d’avoir des regards très précis, quasiment foudroyants, sur Elmire et Tartuffe. Quand j’arrive, je suis dans une énergie folle, je dois rompre le lien qui est en train de naître entre eux », témoigne Simon. Joue-t-on de la même manière sur la scène du théâtre ou dans le studio ? « On ne bouge pas et on ne parle pas de la même manière, répond Neil Adam. Sur le plateau, on prend conscience que l’on se trouve dans une salle de théâtre, qui plus est une salle immense, porteuse d’un passé incroyable ».

Ce travail a duré en tout et pour tout onze jours. L’engagement que nous avons eu en commun est ce qui m’a le plus touché

Lundi 5 mars, 20h, lever de rideau au théâtre de l’Odéon

Ce lundi 5 mars au théâtre de l’Odéon, le spectacle de restitution de la quatrième promotion de « 1er acte » ne se joue pas à guichets fermés mais presque. « Vous allez voir des jeunes gens doués et talentueux qui sont l’avenir du théâtre. Grâce à eux, la représentation sur les scènes de théâtre sera peut-être plus juste à l’avenir qu’elle ne l’était auparavant », promet Stanislas Nordey dans un message enregistré. Et s’il n’est pas présent parce qu’il joue au même moment à Strasbourg, nul doute qu’il se hâtera de prendre des nouvelles de ses protégés dès sa sortie de scène. « Ce travail a duré en tout et pour tout onze jours. L’engagement que nous avons eu en commun est ce qui m’a le plus touché », lance Claude Duparfait après avoir égrené les prénoms de chacun.

Pas de doute, à les voir donner le meilleur d’eux mêmes, les jeunes comédiens ont entendu l’encouragement. La qualité de leur performance est encore montée d’un cran depuis les dernières répétitions et certains petits signes – à l’image de cette cigarette qu’Anysia n’hésite pas à allumer sur scène – témoignent d’une belle assurance. « Claude nous a dit de nous faire plaisir, le filage a été difficile, mais ensuite on s’est dit qu’il fallait tout lâcher, et en définitive, cela a été un pur régal », se réjouit Vincent.

Un « régal » partagé par tous. « Au départ, ce n’était pas facile, nous n’avions pas la même préparation sur la scène, mais au fur et à mesure des répétitions, nous nous sommes de mieux en mieux compris, et ce soir, nous avons vraiment joué l’un avec l’autre », confie Aymen, soulagé que son Philinte ait tenu tête à l’Alceste de Merwane. « J’avais vraiment le trac. Quand je suis rentré sur scène, c’est allé trop vite, je n’ai même pas eu le temps de comprendre. Je suis ressorti, je ne me souvenais même plus de ce que j’avais fait ! », s'étonne Emré. « Cette tension, nous la ressentions tous, et en même temps, nous devions la canaliser. Ce qui me rend heureux ce soir, c’est cette impression que nous sommes allés au plus près des indications de Claude tout en restant nous-mêmes », renchérit Kadir.

La transmission, car il s'agit bien de cela, a donc parfaitement fonctionné. Transmission des enseignants en direction des stagiaires (« leur soif m’a rappelée la mienne à mes débuts, elle a questionné mon propre désir de théâtre », dit Claude Duparfait). Mais aussi, c'est plus inattendu, transmission entre les stagiaires eux-mêmes. D’ailleurs, si l’aventure « 1er Acte » prend officiellement fin, ceux-ci entendent bien continuer à travailler ensemble à l’avenir. « Ce qui est incroyable quand on travaille Molière, et l’approche de Claude de ce point de vue est remarquable, c’est que c’est très honnête. Il n’y a pas d’esbroufe, on ne se cache pas, il faut juste être là. Les élèves ont pris ce travail avec beaucoup de sincérité, d’honnêteté et de générosité », conclut Stéphane Braunschweig . Durant ce stage, les élèves ont montré qu'ils savaient « être là ».