En résidence à La Fonderie, au Mans, la troupe franco-irakienne de "Looking for Oresteia" apportait, début septembre, les derniers réglages avant la "première", qui aura lieu à Besançon, le 20 septembre. Lors de ces ultimes répétitions, nous avons recueilli les impressions des artistes (2/2).
« Le plus important, le ciment de cette aventure, c’est la troupe mixte qui s’est construite au fil du temps. On peut vraiment parler de famille ». La directrice du Centre dramatique national Besançon Franche-Comté, Célie Pauthe, nous l'avait bien dit. Looking for Oresteia, qui sera présentée du 20 au 22 septembre à Besançon, est bien sûr l’aboutissement de cinq années de travail. La pièce est aussi - surtout ? - le fruit d’une aventure humaine et artistique unique. La troupe de comédiens et musiciens franco-irakiens n’aurait jamais vu le jour sans l’impulsion de la plateforme Siwa, qui réunit des artistes arabes et européens. Pour les artistes, ça permet « un espace d’expériences et de liberté, de déplacements, un pas de côté », confie Yagoutha Belgacem, la directrice artistique de Siwa. La troupe n’aurait jamais pu, non plus, se réunir au grand complet sans l’hospitalité de La Fonderie au Mans, lieu unique dans le paysage du théâtre français. Aux côtés de Besançon et Bagdad, Le Mans apparaît donc comme l'un des ports d’attache à part entière de cette création. Toutes les conditions étaient donc réunies pour interroger les artistes. Comment ont-ils vécu cette expérience ? Comment se sont-ils rencontrés, confrontés - à une autre langue, à d'autres traditions, à un autre texte, à une autre civilisation ?
Les comédiens parlent deux langues, l’arabe et le français, ils ne se comprennent pas, et pourtant, c’est comme s’il y avait une autre langue qui les réunissait : la langue du théâtre
Rencontre de points de vue
Au milieu d'un décor de branchages fraîchement coupés, dont se dégage une vivifiante odeur de nature, surgit soudain Oreste, interprété par l'Irakien Yas Khdhaer. Au rythme du texte qu’il dit en arabe, il s’avance, s’agenouille au centre de la scène, pose la main sur sa poitrine, fait le geste de se couper une mèche de cheveu et finit par se cacher sous les branchages. La scène se déroule dans Les Choéphores, le second volet de l’Orestie, et symbolise le retour d’Oreste venu venger son père Agamemnon. Que l’on ne comprenne pas les mots dits par le comédien [un sous-titrage apparaîtra dans la version présentée au public (NDLR)] n’a pas d’importance. L’intensité de ce qui se joue saute aux yeux, incarnée de manière vibrante par les gestes, le corps du comédien.
Dans cette partie de la pièce, mise en scène par Célie Pauthe, n’observe-t-on pas un de ces « déplacements », évoqués plus tôt par Yagoutha Belgacem ? « L’approche théâtrale de Célie passe par le texte quand j’ai de mon côté une poétique beaucoup plus spatiale, confirme Haythem Abderrazak, personnalité incontournable du théâtre irakien, qui met en scène le premier volet Agamemnon. Je vois le théâtre en termes d’images et de géographie sur la scène. Dans le cadre de cette mise en scène commune, nous essayons tous les deux non pas de trouver des solutions mais plutôt d’arriver à des conciliations qui gardent ces différences ».
Rencontre d'interprétations
Ce déplacement doit aussi beaucoup au choix du texte d'Eschyle, qui a servi de trame à Looking for Oresteia. À la fin de l’Orestie, quand se pose la question du jugement d’Oreste coupable de matricide, Eschyle invente ce qui n'a jamais existé : le premier tribunal démocratique. La pièce incarne le passage entre un monde ancien clanique et une société nouvelle. Tous sujets qui trouvent un écho dans la situation en Irak aujourd’hui, autant qu’ils questionnent le système de justice du monde occidental.
« Ce qui caractérise ce projet, ce sont toutes les conversations autour du travail sur le plateau, les discussions sur le texte, son interprétation à l’aune de l’époque contemporaine, de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, particulièrement en Irak. Les problématiques actuelles ont réellement motivé le choix de L’Orestie », commente Arafat Sadallah, traducteur, collaborateur de la plateforme Siwa, à qui la réussite du projet doit beaucoup.
Rencontre musicale
Mélopée du maqâm irakien, supplication au rythme du tambour… la scène suivante fait la part belle à la musique donnant à ses interprètes, Khaled Al Khafaji et Sari Al Bayati, l’occasion de s’illustrer dans leur art mais aussi dans le jeu aux côtés de l’impétueuse Suha Salim. Dans cette aventure, chacun se déplace autant qu’il accompagne l’autre. Ce qui est vrai sur le plateau l’est d’ailleurs tout autant en dehors. Il n’est qu’à observer les fous rires, les gestes de complicité lors des pauses entre tous les membres de cette troupe franco-irakienne.
« Les acteurs doivent avoir une certaine plasticité qui leur permet de travailler avec l’autre, être ouverts à d’autres cultures, d’autres propositions. Il était primordial que les acteurs soient des partenaires pour penser avec nous le sens de cette expérience. Ce qui est très important aussi, c’est le rapport au temps sur la scène que le projet a révélé. Nous venons d’une société qui a subi la censure. De ce fait, nous nous exprimons par le corps beaucoup plus que par le langage, on reste dans une sorte de suggestion. Un rapport secret s’est créé entre le spectateur et la scène, on se fait passer des messages à la manière de ces tracts que l’on distribue sous le manteau. Alors qu’ici, on a davantage de temps de parole, donc on parle plus », analyse Haythem Abderrazak.
Rencontre de langues
« C’est bien à Oreste que je suis en train de parler ? » Quand il émerge des branchages, Electre, avant qu’un tissu et une mèche de cheveu lui ôtent tout doute, ne reconnaît pas immédiatement Oreste, son frère, qu'elle est en train de retrouver. Quand Electre et Oreste se parlent enfin, que leurs visages sont à quelques centimètres l’un de l’autre, que leurs gestes sont empreints de solennité autant que d’intimité, l’intensité est à son comble. Judith Morisseau parle en français, Yas Khdhaer en arabe, on jurerait tout comprendre de ce qui se passe entre eux.
« La question de la langue est la chose le plus importante. Les comédiens parlent deux langues, l’arabe et le français, ils ne se comprennent pas, et pourtant, c’est comme s’il y avait une autre langue qui les réunissait, une "post-langue", qui par le cœur, la sensibilité, témoignerait d’un désir commun à toute l’humanité, celui de vivre en paix. Le fait que des cultures différentes se rencontrent sur un plateau la fait peut-être advenir. Je rêve de cette autre langue », conclut Haythem Abderrazak.