Deux créations musicales de Nicolas Frize se font écho cet automne sur les deux sites des Archives nationales. La première, créée en 2015 pour le site de Pierrefitte-sur-Seine, "Silencieusement", marque l’aboutissement d’une résidence d’artiste de deux ans. On pourra la voir dans son intégralité les 7, 8 et 9 octobre 2016 à Pierrefitte-sur-Seine. La seconde, "Palimpsestes", est la compression de quarante années d’archives sonores personnelles du compositeur. Elle sera donnée les 11, 12 et 13 octobre sur le site parisien des Archives nationales, à l’Hôtel de Soubise. A l’occasion de ces événements, nous republions le reportage réalisé l’an dernier en marge d'une répétition de "Silencieusement".

Défi. Les archives – à l’instar des planètes de l’Antiquité, les fameuses sphères – ont-elles une musique propre ? C’est ce qu’a voulu savoir – non sans un brin d’humour – le Centre des Archives contemporaines de Pierrefitte-sur-Seine. Trois ans après son ouverture, ce site des Archives nationales – dont l'audacieux bâtiment avant-gardiste signé Massimiliano Fuksas est situé en pleine Seine-Saint-Denis – a sollicité le compositeur Nicolas Frize pour une résidence d'artiste. Une première, pour ce lieu sage voué à la conservation et à l'étude, soudain transformé en un lieu – plutôt remuant – de production musicale. Pour cette métamorphose, le compositeur a dû se couler parmi 400 agents et des milliers de boîtes d'archives... De leur côté, les agents se sont mués en choristes, lecteurs ou simples cicérones, en révélant une imagination et un esprit poétique insoupçonnés. La partition de Nicolas Frize capture le silence, les bruits de la grande maison, les paroles des agents et jusqu'à l'âme du monde des archives. Tout cela donne Silencieusement, une œuvre déambulatoire qui évoque le parcours de l'archive, du lecteur, du chercheur.

« Accompagner les travailleurs des Archives dans leur connaissance sensible des choses »

Résidence. « La présence d'un artiste dans un établissement culturel tel que celui-ci, même si elle peut paraître incongrue au premier abord, est pourtant moins iconoclaste que dans les univers d'où je sortais : l'usine Peugeot PSA, l'usine Renault ou l'immeuble de la RATP à Saint-Denis », justifie Nicolas Frize avec un sourire désarmant. « J'ai été d'autant plus heureux de cette invitation que je cherchais, sans quitter le territoire de la Plaine Saint-Denis, un lieu vaste, avec une thématique forte, pour y mener une nouvelle expérience acoustique et humaine. Mes précédentes résidences à Sèvres ou à la Manufacture des Gobelins m'ont appris, en effet, que les agents qui travaillent au ministère de la Culture et de la Communication ne sont pas tous les jours en contact direct avec la création artistique. Il existe un devoir à leur égard ». Nicolas Frize est un compositeur atypique. Depuis trente ans, il cherche à restituer – par la musique – l'identité et la noblesse du monde du travail. « J'arrive et j'écoute », dit-il. « Mon travail est de prendre ce qui est là et de l'éclairer à ma façon, de le transformer. C'est un travail culturel ». Depuis sa première création – un grand chœur d'enfants dans une école – c'est aussi un acte d'amour : « Je suis un amoureux de l'Autre. Je regarde la chorégraphie du monde ». À chaque nouvelle résidence, il prend garde à ne pas se répéter lui-même. « Intellectuellement, je n'ai jamais été aussi loin sur un sujet proposé par une institution », déclare-t-il au sujet de sa résidence aux Archives nationales.

Écriture. A Pierrefitte-sur-Seine, Nicolas Frize est arrivé « innocent », sans idées préconçues à l'égard des archives. Il commence par écouter le silence. « L'oreille est toujours active et intelligente, elle entend tout ». Il se met à l'affût des acoustiques du lieu – en particulier le « dialogue » des portes automatiques – mais aussi des ambiances, gestes, relations entre les personnes. Il conduit 150 entretiens avec les agents, conservateurs, magasiniers, secrétaires de documentation, personnels techniques et administratifs, chargés d’étude… en leur demandant quelle attache ils ont avec les archives, en quoi la « présence hallucinogène » de celles-ci les modifie. Ont-ils des préférences en matière musicale, comme en ont, par exemple, les ouvriers de l'usine Renault qui recherchent dans la musique les rythmes de leur propre activité ? Aiment-ils, au contraire, les musiques douces ? Le silence ? De cette « nourriture première » il extrait des phrases qui ponctuent les endroits visibles de l'établissement : murs, plinthes, fenêtres. Comme celles-ci, par exemple : « Ici ce sont les services techniques - j’ai pris conscience de travailler pour l’éternité... Dès que vous rentrez dans certains magasins [d'archives], le 708 par exemple, vous vous sentez happé ! »…

« Jeunes, agents, publics éloignés... : "Silencieusement" est une véritable œuvre collective »

Création. Ensuite, il se laisse guider par le lieu. « C'est un grand coffre-fort mystérieux. J’ai été fasciné par les espaces à la fois hospitaliers et inorganiques. Ils présentent des possibilités de scénographies très contrastées ». C'est le lieu qui va influencer la forme de sa musique. L'auditorium, « lieu de pouvoir et de transmission », lui inspire son troisième mouvement, « Enfance et oubli ». Le quai de déchargement, lieu où le document arrive et devient « un papier mort (provisoirement) », lui suggère son sixième mouvement, « A la vie à la mort ». Sur la mezzanine, on joue et danse « Le corps aimé de l'archive » : un hommage aux boîtes d'archives, au matériau noble qu'est le contenant... Il s'agit de désenclaver les métiers qui s'occupent des contenus et ceux qui s'occupent des contenants. De reconnaître les gestes dans leur aspect savant. « Mon objectif est de ressentir les choses de façon immatérielle, musicale, et d'accompagner les travailleurs des archives dans leur connaissance sensible des choses ». De cette manière, chacun pourra se sentir « sujet dans son travail ». Ce qui signifie, pour Nicolas Frize, « mobiliser la totalité de ses capacités sensibles, intellectuelles, relationnelles ».

Événements. « Depuis environ cinq ans, les archives sont sources d'inspiration pour les artistes, déclare Ghislain Brunel, directeur des publics. Le projet pilote de Nicolas Frize a ceci d'unique, qu'il est réalisé avec les gens et avec l'identité de l'institution. Avec beaucoup d'habileté et de respect, il a su amener chacun d'entre nous à se questionner sur son propre travail. Il redonne sa dignité à chaque morceau de la chaîne ». Marianne Anselin, chargée de production aux Musiques de la Boulangère – l'ensemble de Nicolas Frize – insiste quant à elle sur une dimension essentielle du projet : la très forte implication des jeunes de Plaine Commune. Preuve que l'éducation artistique et culturelle n'est pas un vain mot, ici. « Dans les établissements scolaires de Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Montreuil ou Epinay-sur-Seine, plusieurs classes de CM1 et Terminale ont apporté leur pierre au projet : travail graphique pendant les concerts, travail vocal, d'écriture ou de lecture des textes d'archives. Dans les conservatoires – le conservatoire de musique de Saint-Denis et le conservatoire à rayonnement régional d'Aubervilliers-La Courneuve –  les élèves ont réalisé un formidable travail instrumental et vocal. Jusqu'aux élèves du BTS tourisme du lycée Jacques Feyder d'Epinay-sur-Seine, qui assurent la mission d'accueil et d'accompagnement des publics pendant les concerts ». Cette résidence, souligne Anne Rousseau, chargée de la programmation culturelle et artistique, est un « pari gagné ». « C'est un projet sur la durée, qui laissera des traces et se poursuivra d’ailleurs sous une forme légèrement différente sur le site parisien des Archives. Trois mille spectateurs – dont beaucoup de Plaine Commune – sont attendus pour les cinq séries de représentations. Il ne faudra pas les manquer, car Silencieusement ne se donnera en aucun autre moment ni lieu. Les concerts de Nicolas Frize sont des événements uniques dont il n'existe aucun enregistrement. C'est la volonté du musicien : il ne diffuse jamais son propre travail ». Pas d'archivage à attendre, donc, de Silencieusement. Tout au plus un « voyage » littéraire de 128 pages qui consigne les traces de ce travail, et qui sera diffusé au moment des concerts.

S i l e n c i e u s e m e n t / dates des concerts

Vendredi 7 octobre à 20h ; samedi 8 octobre à 18h ;dimanche 9 octobre à 16h et 19h

Archives nationales site de Pierrefitte : 59 rue Guynemer

Entrée libre. Réservation indispensable au 01 48 20 12 50

P a l i m p s e s t e s / dates des concerts

Mardi 11 ocobre à 19h et 21h ; mercredi 12 octobre à 19h et 21h ;jeudi 13 octobre à 19h et 21h.

Archives nationales site de Paris : Hôtel de Soubise, 60, rue des Francs-Bourgeois

"Silencieusement", ce qu'ils en ont pensé

> C'est au cours de fréquents déjeuners de travail que les liens se tissent entre le musicien, les agents et les membres de l'administration. Monique Leblois-Péchon, chargée d'études documentaires, est l'une des dix choristes « maison » qui participent au Grand Chœur de l'ensemble « Les Musiques de la Boulangère ». Cette spécialiste des archives de la Seconde Guerre mondiale – des archives « émotionnellement chargées, lourdes » –a choisi de proposer à Nicolas Frize des textes vivants et drôles de prisonniers de guerre, qui enrichissent sa partition. « Avec cette résidence, un acte artistique important a été posé, dit-elle. C'est une émotion forte. Ce bâtiment qui était nu et froid a été transformé. Désormais, ces lieux auront une couleur différente. Nous sommes nous-mêmes un peu différents, car nous avons participé à une œuvre collective ».

> Laurence Piter, quant à elle, est assistante de direction... et lectrice « les pieds dans l'eau » dans le cinquième mouvement intitulé « Écoulements ». En bottes de caoutchouc dans le bassin, elle a choisi de lire une lettre de Napoléon. « Nicolas Frize, c'est notre artiste. Il a fait tout un lien humain, ici, dans ce bâtiment si beau. Ses mains sont magiques, elles volent. Même les plus sceptiques se trouvent plus légers et sont saisis du mystère qui tourne autour du spectacle ».

> Jean Trival, qui dirige le service logistique, ne participe pas au spectacle, mais il est enthousiaste. Il est celui qui connaît le moins les fameux « contenus ». « C'est une grande ouverture pour les archives, un projecteur qu'on met sur le bâtiment. La musique joue avec les reflets sur l'eau. Elle nous apprend à connaître les cœurs de métier des archives. On apprend aussi comment se construit un spectacle. Pour moi, c'est une comédie musicale... un opéra pour tout le « neuf cube ! ».