Le patrimoine du XXIe siècle – thème de l’édition 2015 des Journées européennes du patrimoine – répond-il aux défis de la COP21, la conférence sur le climat organisée à Paris du 30 novembre au 11 décembre ? Trois réalisations remarquables montrent que le souci de construire durable n’est pas antagoniste, loin s’en faut, avec la créativité architecturale. Premier volet : entretien avec un concepteur de jardins de renommée mondiale, Gilles Clément (1/3).
Gilles Clément est l'un des plus grands créateurs et théoriciens du jardin. Il enseigne – notamment – à l'Ecole nationale supérieure du Paysage de Versailles. Au Collège de France en 2012, il a défendu son « projet politique d'écologie humaniste ». A l'occasion des Journées européennes du patrimoine, il nous invite à « lire » le jardin du musée du Quai Branly à¨Paris et le jardin du Tiers-paysage à Saint-Nazaire.
Les 19 et 20 septembre, on pourra visiter deux de vos créations : le jardin du musée du Quai Branly, ouvert depuis 2006, et l'étrange jardin du Tiers-paysage, installé depuis 2012 sur le toit de l'ancienne base de sous-marins de Saint-Nazaire. Entre les deux jardins, la différence est grande...
Le premier fait corps avec le musée. Il est fondé sur l'idée d'un paysage non occidental, un ensemble boisé fait de savanes arborées, et renvoyant aux civilisations dont parle le musée. Il fait appel à des espèces venues du monde entier, mais qui peuvent vivre sous un climat parisien. C'est ce que j'appelle un « jardin planétaire », du fait de son aspect culturel. Le jardin de Saint-Nazaire, lui, poursuit une autre intention. C'est un lieu de résistance capable d'accueillir - sur un sol entièrement minéral - toute la diversité biologique de l'estuaire. On peut le considérer comme le réservoir génétique de la planète, l'espace du futur.
« Je m'intéresse à ces parcelles de territoire abandonnées que sont les friches, marais, landes, tourbières, mais aussi les bords de route, rives, et talus de voies ferrées »
Expliquez-nous ce concept de Jardin du Tiers-paysage.
Ce terme ne se réfère pas au Tiers-monde, mais au Tiers-état dans l'Ancien Régime, c'est à dire à la partie la plus nombreuse et la moins privilégiée de la population. Comme jadis l'Abbé Siéyès, je m'intéresse à ces parcelles de territoire abandonnées que sont les friches, marais, landes, tourbières, mais aussi les bords de route, rives, et talus de voies ferrées où pousse librement une diversité biologique bien supérieure à celle des espaces entretenus par l'homme, comme les champs et les forêts. Cette notion de Tiers-paysage est née en 2004, à la suite de mes nombreux voyages autour du monde. Mon bilan carbone, je le confesse, n'est pas très bon ! Ma première réalisation a été l'île Derborescence, dans le Parc Matisse de Lille : une « forêt idéale » installée par la seule nature, sur un haut socle en béton.
Sur quel socle vos idées naissent-elles ?
Il a fallu vingt-cinq ans pour que mon premier concept de « Jardin en mouvement » soit accepté comme référence pédagogique dans les écoles. C'est en remarquant le déplacement physique des espèces sur mon propre terrain, que j'avais décidé de laisser la nature décider elle-même. D'ailleurs, le terme même de « jardin » renvoie à un enclos qui protège la vie. La planète elle-même doit être considérée comme un jardin. De ce jardin, chacun de nous est le jardinier. La biosphère a des limites et la diversité biologique s'amenuise, hélas, en rapport direct avec les arasements culturels.
Depuis quand, selon vous, les créateurs de jardins contemporains prennent-ils en compte les enjeux du climat et du développement durable ? Ces enjeux sont-ils contraignants pour un créateur, ou stimulent-ils au contraire son imagination ?
Cette préoccupation a commencé pour moi en 1975. Beaucoup de créateurs n'ont pas eu cette formation ni cette préoccupation avant 2005, voire 2010. D'ailleurs, ce sont davantage des architectes et des plasticiens que des biologistes et des écologistes. Heureusement, il existe une prise de conscience chez les étudiants bien supérieure à celle des paysagistes installés, qui continuent sur une lancée dépassée. Je crois la nouvelle génération de taille à s'opposer aux lobbies des sociétés transnationales, et à adopter à l'égard de la nature une attitude vraiment responsable. Lorsqu'il s'agit d'enjeux aussi essentiels, la question de la contrainte ne se pose pas. Une contrainte, d'ailleurs, peut être source d'une invention technique ou esthétique. Il est souvent plus facile d'avoir un cahier des charges qu'une page blanche.
« La biosphère a des limites et la diversité biologique s'amenuise, hélas, en rapport direct avec les arasements culturels »
Quel rôle le jardin doit-il jouer dans nos villes ?
Aujourd'hui - de façon paradoxale - les villes ont tendance à servir de réservoir à la diversité. Elles jouent un rôle de sauvegarde. C'est heureux, car celle-ci souffre dans l'espace rural, où elle est maltraitée avec une violence terrible. Les sols sont devenus stériles, les insectes ont disparu. On trouve des abeilles qui acceptent de vivre dans nos villes ! Le jardin est aussi appelé à jouer un rôle social, humain, voire thérapeutique : ce sont les jardins partagés ou familiaux. Ils sont environ mille à Paris. Des gens se rencontrent, qui ne se seraient jamais rencontrés. Dans certaines villes comme Détroit, les potagers jouent un rôle actif. On revient au jardin initial, vivrier. Dans un squatt aujourd'hui fermé à Sarcelles, des Chaldéens avaient fait des potagers remarquables...
La dimension d'un jardin et d'un paysage « responsables » est-elle perçue par l'opinion publique et comment cette prise de conscience doit-elle se manifester selon vous ?
La conscience citoyenne ne peut s'améliorer que si une pédagogie existe. Celle-ci doit commencer à l'école. Il faudrait plus de pédagogie environnementale et moins de sciences naturelles. Aujourd'hui, il y a une perte de savoir. Plus personne ne sait mettre un nom sur une plante, un insecte. On n'a plus l'alphabet de la nature. La carence est telle, que j'ai créé une formation baptisée « Les écoles du Jardin planétaire » à Viry-Châtillon dans l'Essonne. Elle essaime à Limoges, à La Réunion... Ma démarche est simple, tout le monde peut y adhérer : je prône une intervention minimale du jardinier, des machines et des produits chimiques. En un mot, faire le plus possible avec, et le moins possible contre.
JEP 2015 : la création architecturale à l’heure de la COP21
Comme chaque année, près d’un Français sur cinq va se presser, les 19 et 20 septembre, dans quelque 17 000 lieux patrimoniaux, monuments, châteaux, usines, maisons individuelles ou jardins, ouverts lors des Journées européennes du patrimoine. Sur le thème du « patrimoine du XXIe siècle, une histoire d’avenir », plusieurs millions de visiteurs pourront se rendre compte que, selon Fleur Pellerin, « le patrimoine a un présent ». « Ma conviction est qu’il faut s’efforcer de regarder le présent avec l’œil de l’avenir : entre la création architecturale et le patrimoine, il y a un continuum », a assuré la ministre le 15 avril. Autre sujet mis en avant : la dimension écologique de l’architecture du XXIe siècle à l’heure de la COP21. « L’un des traits caractéristiques du patrimoine de demain, celui que retiendront sans aucun doute les générations qui nous suivront, c’est le souci de construire durable, de veiller à la performance énergétique des bâtiments – des critères que nous avons souhaité mettre en valeur à quelques mois de la COP21 », a poursuivi Fleur Pellerin.