Nommé par Fleur Pellerin à la tête du Théâtre national de Strasbourg, le metteur en scène Stanislas Nordey, 48 ans, revient sur son projet : adosser l’école au théâtre. Entretien.

Stanislas Nordey assure qu’il a rejoint Strasbourg autant pour l’école que pour le théâtre. Alors qu’il vient de prendre ses fonctions à la tête du Théâtre national de Strasbourg, on le croit sur parole : enjeu de la transmission incarné par une vingtaine d’artistes associés représentant la fine fleur de la scène actuelle, place donnée au répertoire contemporain dans l’enseignement, détection précoce des talents, accès au concours pour les jeunes issus des milieux populaires et de la diversité, renouvellement des publics... Ce projet, entièrement imbriqué à la vie du théâtre, donne forme à ses désirs et ses convictions les plus profondes.

En arrivant à la tête du Théâtre national de Strasbourg (TNS), vous souhaitez créer un « théâtre-école ». En quoi cette nouvelle aventure renouvelle-t-elle votre geste pédagogique ?

Pendant douze ans, j’ai dirigé l’école du Théâtre national de Bretagne. J’étais très proche de son directeur, François Le Pillouër, mais je n’avais pas la latitude, en dépit de toutes les possibilités que j’entrevoyais, de créer des liens beaucoup plus forts entre le théâtre et l’école. Ce qui fait l’essence d’une école selon moi, c’est qu’elle soit située à l’intérieur d’un théâtre. En France, ce n’est pas toujours le cas, contrairement, par exemple, aux écoles russes. En arrivant à Strasbourg, j’ai pour la première fois les clés du théâtre et de l’école. Chacune des activités est portée par l’autre : lorsqu’on a, comme c’est le cas à Strasbourg, une cinquantaine d’artistes en formation, c’est un poumon pour le théâtre, cela crée une dynamique car les jeunes gens sont sans cesse en questionnement et apportent un désir neuf dans l’enceinte de la maison. Et le vaste éventail des formations – jeu, scénographie-costumes, régie-techniques du spectacle, mise en scène-dramaturgie – permet d’inventer la programmation en fonction de l’école, laquelle en retour doit tenir compte du fait qu’il est important pour les élèves de rencontrer les artistes. Quand je fabrique le planning de l’année des salles de l’école et du théâtre, je le construis en même temps pour les deux, je ne privilégie pas l’une par rapport à l’autre, je travaille à faire en sorte que les élèves travaillent autant que possible dans les salles du théâtre, car il est important de se former dans les lieux réels et pas simplement dans des salles d’exercice et de classe. La nouveauté aussi, c’est qu’à Strasbourg, une vingtaine d’artistes associés – dix acteurs, six auteurs et autant de metteurs en scène – vont participer à mes côtés à l’invention du théâtre et de l’école.

« L’école est un poumon pour le théâtre »

Ces artistes associés sont vraiment une originalité de votre projet, ils sont autant appelés à participer à la programmation du théâtre qu’à la formation dispensée dans l’école.

Depuis la création du Théâtre national de Strasbourg, je dois être le premier directeur qui vient au moins autant pour l’école que pour le théâtre. Tous les autres directeurs du TNS se sont très bien occupés de l’école mais ils sont arrivés d’abord pour diriger le théâtre puis se sont emparés par la suite de la beauté de la mission pédagogique. Les artistes que j’ai choisis ont tous, chacun à leur manière, un goût, une appétence, pour l’enseignement et la transmission. Il était également important pour moi qu’ils aient un rapport au territoire, à la décentralisation. Dans le contrat initial passé avec eux, il y a le rapport à la transmission mais aussi, plus généralement, au projet du TNS dans son ensemble.

On sent que cet enjeu de la transmission est capital pour vous.

Je dis souvent aux jeunes gens : mon théâtre à moi est mort. J’insiste sur le fait qu’un jeune artiste en formation est là pour se construire pleinement. Il doit bien sûr se saisir des outils que lui donnent ses aînés, mais il ne doit surtout pas être dans la simple réitération de quelque chose qui a déjà eu lieu. Le geste artistique doit, par définition, être sans cesse réinventé et s’opposer aux gestes précédents. Sinon, l’art n’avancerait pas. En même temps, c’est délicat. Il ne s’agit pas de dire aux élèves qu’ils doivent absolument contester ce que nous sommes, mais au contraire qu’ils doivent apprendre au mieux ce que nous leur donnons pour pouvoir ensuite, en sortant de l’école, avoir la possibilité de le questionner et d’avancer avec leurs propres forces. Nous sommes aujourd’hui dans l’ère de la mise en scène, le metteur en scène est véritablement tout-puissant. La nouvelle génération d’acteurs peut, si elle le veut, si elle en a le courage et la force, inverser cela. Cela commence d’ailleurs à germer avec tous les collectifs d’acteurs qui se créent. Le lieu de l’école est celui où l’on doit encourager tous ces jeunes gens à construire l’outil de leur propre envol et non pas à perpétuer quelque chose qui existe déjà. Avec Didier-Georges Gabily, nous avions eu l’idée de créer une école que l’on aurait appelé « l’innovatoire » par opposition au conservatoire.

« Faire bouger la sociologie des spectateurs »

Une autre des caractéristiques fortes de votre projet est de placer le répertoire contemporain au cœur de l’enseignement puisque les élèves auront 136 pièces à lire tout au long de leur scolarité.

Cela fait une pièce par semaine qui, ensemble, constituent un patrimoine théâtral contemporain. C’est un autre enjeu capital. Curieusement, les jeunes gens ont souvent une connaissance plus pointue du répertoire classique – cela vient essentiellement de la formation initiale – que du répertoire contemporain. Je n’ai jamais trouvé que c’était une bonne chose. On a coutume de dire que travailler un vers de Racine structure un acteur mais, pour moi, un travail sur le vers libre d’Heiner Müller ou de Pier Paolo Pasolini le forme tout autant. Ma conviction que l’auteur contemporain doit être au centre du dispositif est profonde et ancienne. Les écritures qui s’inventent aujourd’hui sont aussi fortes que celles d’hier. Prenons l’exemple des scolaires que l’on emmène au théâtre : aucune étude n’a été faite pour comprendre pourquoi, parmi tous ces jeunes gens, si peu revenaient ensuite par eux-mêmes au théâtre. N’est-ce pas parce qu’on les emmène toujours voir des grands classiques ? Ces textes ont une force poétique, c’est certain, mais ils n’ont pas forcément une acuité de réflexion sur le monde contemporain. Aujourd’hui, les spectacles qui attirent le plus de spectateurs sont des textes contemporains : c’est Clôture de l’amour de Pascal Rambert, Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, Incendies de Wajdi Mouawad.

Autre enjeu : celui d’ouvrir le concours d’entrée de l’école au plus grand nombre possible de candidats.

Dans les métiers du théâtre, la plupart des professionnels viennent de milieux favorisés. C’est un vrai problème. Les raisons de cette situation sont multiples : la formation initiale coûte cher, le concours lui-même est coûteux, etc. Première priorité : s’attaquer à la question des droits d’inscription. Ensuite, réfléchir à une éventuelle mutualisation. Avec Claire Lasne-Darcueil, la directrice du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, nous menons actuellement une discussion sur une mutualisation d’une partie du premier tour des épreuves. Mais indépendamment du concours, nous avons un travail important à faire en amont : il faut créer une série de détections, aller chercher assez tôt dans les collèges des jeunes gens qui seraient doués pour l’art dramatique mais qui, à un moment donné, se décourageraient. Il faut pouvoir rouvrir le champ du possible. C’est terrible de penser qu’un adolescent puisse être arrêté dans son élan faute de moyens suffisants ou qu’une jeune fille noire se dise que ce n’est pas la peine qu’elle tente sa chance au vu du faible nombre de comédiens noirs sur les planches ou au cinéma. Enfin, autre enjeu important, celui de la parité. A l’entrée des écoles, nous prenons autant de jeunes filles que de jeunes hommes, soit à Strasbourg, six jeunes actrices et six jeunes acteurs. Mais aujourd’hui on sait très bien qu’à la sortie de l’école, les actrices travaillent moins. A Strasbourg, je vais donc m’engager à ce qu’en fin de mandat, la parité soit absolue dans les équipes artistiques et sur les plateaux de théâtre.

« Revenir à l'essence même du théâtre public, qui est de donner à l'ensemble de la société »

Une école qui reflète toutes les composantes de la société, c’est forcément aussi un atout pour parvenir à un meilleur renouvellement des publics.

C’est l’enjeu majeur à tous points de vue. Que se passe-t-il aujourd’hui quand un jeune homme ou une jeune femme d’un milieu populaire ou venant de l’immigration se retrouve dans un théâtre ? Il sent autour de lui la présence d’un public venant d’une seule classe sociale et il ne va pas forcément avoir envie de revenir. C’est un chantier énorme auquel je m’étais attelé lorsque j’étais à la tête du théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis. Nous sommes allés dans les cités et avons véritablement bougé la sociologie des spectateurs de théâtre. Ce n’est pas une question d’argent mais de volontarisme. Aujourd’hui en France, la plupart des théâtres en région sont pleins, c’est formidable, mais du coup, le fait d’aller chercher de nouveaux publics est presque devenu une question subsidiaire. On se dit que ce serait une bonne chose mais qu’en termes de remplissage de salles, on n’en a pas besoin. C’est un piège. Il faut absolument lutter contre cette idée. Le théâtre public ne doit exclure personne. Quand on arrive dans un lieu qui a été bien dirigé, on est tenté de refaire la même chose que notre prédécesseur, et de donner simplement une petite touche personnelle à sa propre direction. Ce n’est pas suffisant : quand on arrive dans un lieu, il faut par définition le réinventer profondément, revenir à l’essence même du projet du théâtre public qui est de donner à l’ensemble de la société. Aujourd’hui, toute une partie de la société est en déshérence dans des zones périurbaines où l’extrémisme prospère. Cette situation doit nous aider à flécher les endroits à conquérir ou à reconquérir. Travaillant dans le théâtre public, nous devons prendre notre part et nous saisir de la question des publics.

Stanislas Nordey, la scène et l'époque

« C’est physique ce qui m’est arrivé avec le théâtre », a expliqué Stanislas Nordey à Arnaud Meunier, directeur de la Comédie de Saint-Etienne, alors qu’il était invité à revenir sur son parcours. La révélation a eu lieu lors d’un séjour en Angleterre lorsqu’il était adolescent et qu’il foulait tous les jours les planches du vieux théâtre d’Oxford. Ensuite, tout s’est enchaîné : élève au Conservatoire national supérieur d’art dramatique – où il rencontre Jean-Pierre Vincent et découvre le travail de Pier Paolo Pasolini, deux moments clés dans son parcours –, il ne tarde pas à monter sa propre compagnie, à passer à la mise en scène et à enseigner. De 1994 à 1997, il est artiste associé au Théâtre Nanterre-Amandiers. Il codirige de 1998 à 2001 avec Valérie Lang le Théâtre Gérard Philippe-Centre dramatique national de Saint-Denis. De 2000 à 2012, il est le directeur pédagogique de l’école supérieure du Théâtre national de Bretagne. Il est en 2013 l’un des deux artistes associés – avec Dieudonné Niangouna – de la 67e édition du Festival d’Avignon. Enfin, il est nommé en 2014 directeur du Théâtre national de Strasbourg par la ministre de la Culture et de la Communication. Il est par ailleurs l’un des acteurs fétiches du metteur en scène Pascal Rambert, dont il a été l’interprète pour Clôture de l’Amour et Répétition. En ce printemps, il retrouve Pier Paolo Pasolini à l’occasion d’Affabulazione – dont il est le metteur en scène et l’interprète – présenté au Théâtre de la Colline jusqu’au 6 juin.