Après l'assassinat terroriste d'un professeur qui enseignait la liberté d'expression à ses élèves, nous republions notre focus paru le 20 avril dernier sur InterClass', un dispositif qui rend l'éducation aux médias plus nécessaire que jamais.

Éduquer aux médias par la pratique : tel est l'ambitieux pari du dispositif InterClass', lancé par il y a cinq ans par France Inter. Le processus est le suivant : dans un premier temps les professionnels de la radio collaborent avec les professeurs de classes de collèges et de lycées pour faire découvrir aux élèves les coulisses du métier de journaliste. Adolescents et pré-adolescents apprennent ainsi à décrypter l'information et mieux comprendre la société dans laquelle ils vivent. Pour rendre cet enseignement concret, ils sont ensuite amenés à réaliser eux-mêmes des reportages, en s'appropriant les méthodes de travail et les impératifs déontologiques des journalistes

Le travail de ces enquêteurs en herbe, qui se poursuit pendant l'ensemble de l'année scolaire, est diffusé sur les grilles d'été de France Inter. La dernière émission de la saison 4 d'"InterClass'", animée par la journaliste Patricia Martin, regroupe plusieurs reportages réalisés par les élèves du collège Georges-Rouault, situé dans le 19e arrondissement de Paris. Les thèmatiques abordées sont complexes et riches : l'école en prison, les mineurs migrants isolés, le parcours que doivent accomplir les réfugiés qui, en 2019, souhaitent vivre en France... L'occasion, pour les élèves comme pour leurs auditeurs, de découvrir une réalité plurielle, qui demande un véritable effort de compréhension allant bien au-delà des idées toutes faites et des explications hâtives.

Bien informés, les hommes deviennent des citoyens, mal informés ils deviennent des sujets

Genèse d'une initiative

Le chemin parcouru par le programme InterClass', qui rencontre aujourd'hui un succès indéniable – sa cinquième saison, actuellement en cours de préparation, devrait être diffusée l'été prochain –, se mesure à l'aune du contexte dans lequel il a été créé. Lancé après les attentats de 2015, à une époque où les concepts d'infox, de vérité alternative ou de post-vérité n'avaient pas été formulés, il faisait suite à une prise de conscience relative à la montée des thèses complotistes et des fausses informations. Face à un collégien persuadé que les journalistes "cachaient des choses" pour "faire de l'audience", l'initiatrice du projet, la journaliste Emmanuelle Daviet, faisait alors un constat amer : "Dans l'océan d'informations à sa portée, il ne sait pas distinguer le vrai et le faux. Comment lui en vouloir ? Personne ne lui a jamais appris à faire le tri", expliquait-elle dans un article de Télérama.

Invitée de l'émission Le téléphone sonne en janvier 2020, la médiatrice de Radio France est revenue sur la génèse d'InterClass' et sur les principes qui ont guidé sa mise en place. "Le 7 janvier 2015 a constitué un traumatisme dans de nombreuses rédactions, dont celle de France Inter. Cet état émotionnel intense s'est doublé d'une forme d'aveuglement : tout le monde n'était pas Charlie, mais à ce moment là personne ne l'a vraiment vu, sauf les enseignants qui ont eu une minute de silence très perturbée dans certains établissements", rappelle-t-elle. Face à une jeunesse à la fois surinformée et désinformée, qui accorde la même valeur à un article de journal qu'à un post Facebook anonyme, elle décide d'intervenir en prônant auprès des élèves un double travail d'oralisation et de réflexion. "Nous nous reposons sur deux notions essentielles et indissociables : l'exigence et la bienveillance. Lorsqu'ils nous font part d'un propos qui semble assez infondé, on leur dit qu'ils sont parfaitement à même de le penser mais, qu'il faut l'argumenter", souligne Emmanuelle Daviet. "C'est alors qu'ils s'aperçoivent, bien souvent, des limites de ce qu'ils glanent sur les réseaux sociaux", ajoute-t-elle.

Un dialogue qui n'a rien perdu de sa nécessité

Cinq ans après le lancement d'InterClass, Emmanuelle Daviet avoue être toujours aussi sollicitée. InterClass' a, comme d'autres dispositifs d'éducation aux médias, fait des émules en inspirant de nouveaux projets, portés sur le terrain par le corps professoral. Ainsi, dans la circonscription du Val-de-Reuil de l'académie de l'Eure, un forum d'éducation aux médias a été mis en place, afin de proposer pendant une journée des ateliers pratiques adaptés aussi bien aux élèves de maternelle qu'aux lycéens. "Nous avons des demandes la part des enseignants mais aussi des journalistes : des confrères et des consoeurs en France, en Belgique ou encore au Canada nous demandent de partager avec eux le modèle pédagogique d'InterClass'", raconte Emmanuelle Daviet. Celle-ci a d'ailleurs pris le parti de le présenter en détail dans un livre tiré de son expérience et intitulé Interclass : éducation aux médias et à la citoyenneté.

"Ce que j'observe en 5 ans c'est l'évolution des plateformes numériques qui les attirent : la première année ils évoquaient Twitter, un petit peu Facebook, et au fil des ans sont arrivés Snapchat et Instagram", explique-t-elle. "Dans tous les cas, l'émotion et l'instantanéité qu'il y a sur les réseaux sociaux transforment l'utilisateur en spectateur passif. Etre bien informé, cela suppose de la rigueur, du temps", reprend-elle. C'est le message qu'InterClass' cherche à faire passer en apprenant aux élèves à questionner et recontextualiser l'information pour mieux la produire. "Quand on s'informe exclusivement à partir des réseaux sociaux, on prend un risque pour sa propre liberté de penser puisqu'on s'enferme dans une bulle très rassurante où tout le monde a le même point de vue que soi" fait valoir Emmanuelle Daviet. Un constat qui ne se limite pas à la jeunesse, car les bénéfices de l'éducation aux médias sont les mêmes, à tout âge de la vie. "Bien informés, les hommes sont des citoyens, mal informés, ils deviennent des sujets" conclut Emmanuelle Daviet en citant l'économiste et sociologue Alfred Sauvy.