Exhumant des malles les documents familiaux liés à la Première guerre mondiale, les Français se sont passionnés pour la Grande collecte, première étape d'un vaste programme qui marquera le centenaire du conflit. Venue ouvrir le séminaire annuel des Archives de France, le 27 novembre à Marseille, Aurélie Filippetti s'est félicitée des résultats de la collecte et a annoncé sa reconduction. Entretien avec Hervé Lemoine, directeur chargé des Archives de France.

Avec la Grande collecte, vous avez lancé, du 9 au 16 novembre, un appel aux archives personnelles des Français. Vous attendiez-vous à un tel succès ?
Le but de cette Grande collecte était d'enrichir les fonds et collections des services d'archives publiques sur la Première guerre mondiale, avec des documents témoignant de la vie quotidienne sur le Front ou à « l'arrière ». Nous savions que les particuliers pouvaient avoir conservé ce type de sources. Nous espérions un succès, mais n'imaginions pas qu'il serait de cette ampleur. Cela tient au fait que ce conflit a touché toutes les familles, toutes les couches de la population française. Les gens sont venus dans les services d'archives déposer des lettres, des photographies, des dessins, avec le désir de contribuer à assurer une meilleure connaissance et reconnaissance de ce qu'avait été la Première guerre mondiale. Pour les Français, les services d'archives sont le premier temple des sources de l'histoire.
 
Comment s'organise la Grande collecte ?
En amont il y a Europeana, la bibliothèque numérique créée par la Bibliothèque nationale de France (BnF). C'est elle qui a lancé l'idée de la Grande collecte il y a deux ans, avec l'espoir de couvrir les vingt-sept pays de la communauté européenne. Nous sommes le neuvième pays à l'organiser, mais nous sommes aussi le pays où elle rencontre le plus de succès. Le secret réside dans notre réseau culturel spécifique. Grâce à la forte mobilisation de 84 services d'archives départementales et 18 bibliothèques municipales constitués en autant de lieux de collecte, plusieurs dizaines de milliers de documents ont pu être recueillis auprès plus de 10 000 contributeurs. Dans cette masse considérable de documents, tout ne sera pas numérisé. Nos agents vont maintenant faire le tri entre ce qui sera simplement publié sur Europeana (actuellement, 50 000 documents émanant des neuf pays) et ce qui sera conservé par nos services. Deux types de documents nous intéressent particulièrement : les correspondances et les photos. N'étant pas passés par la censure militaire, ils présentent un caractère d'inédits et gardent une grande liberté en termes de contenus. 

Donnez-nous des exemples de documents ou objets collectés.
Il y a ce journal personnel rédigé sur une ligne de front par un jeune officier, la nuit de Noël 1914. Heure par heure, avec beaucoup de détails et de sensibilité, il raconte des scènes de fraternisation entre soldats français et allemands. Il se termine par ces mots : « Pour quelques heures, nous sommes redevenus des hommes ». Et cet ensemble de gouaches peintes par un jeune soldat travaillant dans les services de santé des Armées, pris en dépôt par les Archives nationales, à Paris. Ou encore cette série de boîtes de conserve factices qui dissimulaient des lettres d'amour. Peut-être trouverons-nous parmi ces archives des casques Adrian, voire des sabres comme au musée de la Grande guerre à Meaux. Bien sûr, les particuliers sont attachés à ces souvenirs, mais en les déposant, ils savent qu'ici, ils sont conservés pour le futur. 

La Grande collecte sera reconduite, a annoncé Aurélie Filippetti.
Jusqu'en 2018, ce sera une sorte de rendez-vous qui fera remonter encore de nombreux documents. La Collecte nous enseigne que la Première guerre mondiale n'est pas qu'un événement purement militaire. Les témoignages des cuisinières, infirmières ou marraines de guerre qui racontent la vie à « l'arrière », permettent une vision plus complète d'une société. C'est en valorisant ces sources inédites, en les croisant avec celles des autres pays directement concernés, en particulier l'Allemagne, qu'on pourra écrire les pages d'une histoire partagée. 

Sous quelle forme allez-vous restituer ces documents au grand public ?
Il s'agit là d'un matériau humain, sensible, fruit de la générosité des particuliers, qui autorise toutes formes de valorisation. Il y aura un guide de recherches, un guide des sources en ligne, des lectures, des projets d'action culturelle... Des expositions : « Eté 14, les derniers jours de l'ancien monde » à la BnF, « Août 14. Tous en guerre ! » aux Archives nationales. De l'historien au créateur de spectacle vivant, un tel matériau suscite l'imagination. J'appelle l'attention sur un projet très important qui sera conduit en 2014, en lien direct avec la Grande collecte : la mise en ligne et l'indexation des neuf millions de registres matricules de l'ensemble des combattants, conservés dans le réseau des Archives départementales. Chaque fiche individuelle, établie au moment de la conscription du soldat et détaillant sa situation (unité d'affectation, nom des campagnes, nature des blessures), sera mise en regard avec les documents personnels le concernant, connus grâce à la collecte. Il y a une belle coïncidence à ce que l'éducation au numérique soit déclarée « grande cause nationale 2014 ». En effet, grâce à l'application « web collaboratif », chaque internaute pourra enrichir lui-même sa page. On verra ainsi fleurir des blogs personnels autour d'un arrière-grand père ou d'un arrière-grand oncle. De nouveaux développements inespérés pour notre histoire.