Avec les Pays-Bas pour pays invité et « la matière de l'oeuvre » pour thème, le Festival de l'histoire de l'art de Fontainebleau entre dans sa cinquième édition. Rencontre avec Caroline van Eck, professeur d'histoire de l'art à Leyde (Pays-Bas), membre du comité scientifique du Festival de Fontainebleau.
Après l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre et la Suisse, voici venir les Pays-Bas. Quels sont les liens qui unissent votre pays et la France dans le domaine de l'art et de l'histoire de l'art ?
Il y a eu des conflits de goût dans le passé. Les critiques français du Grand Siècle jugeaient Rubens trop grossier et proche du peuple, tandis que les Néerlandais trouvaient les peintres français trop frivoles. Cela n'a pas empêché les imitations et appropriations volontaires et involontaires. On sait que Van Dongen ou Van Gogh, nés aux Pays-Bas, ont fait leur carrière en France. Vermeer a été redécouvert en France par Jean-Baptiste Lebrun, puis remis à la mode par Fromentin dans son journal « Voyage aux Pays-Bas ». Les Français - le duc d'Orléans entre autres - ont été de grands collectionneurs d'art néerlandais au XVIIe et XVIIIe siècles. Nos musées possèdent de remarquables collections de mobilier français. Beaucoup d'historiens d'art français travaillent sur l'art néerlandais, et vice versa. Il existe un lien fort entre marchands, historiens de l'art et musées.
Selon vous, comment se caractérise l'identité néerlandaise qui s'est construite depuis Rembrandt ?
J'avancerais quelques mots-clés : indépendance, originalité, sens très fort du réel. Nous ne sommes pas des idéalistes. Nous sommes une nation de marchands, avec un grand sens du pratique et de la beauté. Rembrandt qui a pris le parti de faire son propre portrait trois fois par an, a un grand souci du quotidien, qu'il représente sans le dévaloriser. Il y a une grande continuité dans l'identité artistique néerlandaise qui se manifeste dans l'intérêt pour le dessin et la peinture. Dans les années 1980, quand tous les artistes, dans le monde entier, faisaient de l'art conceptuel et des installations, aux Pays-Bas on peignait encore. Voyez l'escalier d'honneur du musée de la Chasse et de la Nature à Paris, peint et décoré par Arno Kramer en 2013. Le Dutch design - qui réunit un sens de la forme et du concept des objets très tendance, mais en combinaison avec une grande efficacité pratique et l'emploi de matériaux et techniques avancés - a un succès fou. Les dessinateurs sont présents partout dans la société néerlandaise. Ils dessinent pour des magasins comme Hema, l'équivalent du Monoprix, des objets qui combinent le sens pratique et l'absurde.
« La matière de l'oeuvre » est le thème choisi cette année par le Festival d'histoire de l'art...
Le sujet de la matérialité est dans l'air depuis quelques années. « La matière à l'oeuvre », d'ailleurs, serait mieux. En archéologie, par exemple, les Anglais parlent du « material turn », qu'on peut traduire par "le retour vers la matérialité". Dans les années 1980, il y a eu le retour vers le texte avec le structuraliste. Puis, dans les années 1990-2000, le retour vers l'image, le visuel. Aujourd'hui, c'est le grand retour vers l'objet. Pour en comprendre la raison, il faut remonter à la signification culturelle et politique des matériaux. Pendant l'Empire romain, par exemple, le porphyre ne pouvait être utilisé que pour les empereurs. Cela a été repris par les rois de France jusqu'à Napoléon III, pour signifier le lustre impérial. L'objet occupe une place centrale en archéologie, anthropologie, histoire de l'art... Dans l'histoire de l'art, la France a une très belle tradition d'expertise des objets - ce que les Anglais appellent « artefactual knowledge », la connaissance par l'objet. L'objet est pris ici dans le sens de l'expression matérielle d'une culture. Les historiens d'art étudient la biographie de l'objet depuis sa commande, son dessin, son exécution, son emploi, ses modifications, voire sa destruction, jusqu'à son entrée dans une collection. Tous ces éléments composent la trajectoire sociale et culturelle de l'objet.
Comment le thème de la matière est-il traité au festival de Fontainebleau ?
Le Festival montre tous les aspects envisageables de la matière : la fabrication, la restauration,l'analyse scientifique, la transformation. Le musée Van Gogh d'Amsterdam va venir à Fontainebleau. Les pigments utilisés par Van Gogh vont faire l'objet d'analyses, sur place. On s'apercevra que le peintre, faute d'argent, utilisait des pigments de qualité inférieure qui étaient beaucoup plus criards qu'on ne pensait. Le jaune et l'orange de son grand autoportrait étaient plus vifs. Les chercheurs débattront en public de cette délicate question : faut-il restaurer en recolorant ? Beaucoup de tableaux du XVIIe siècle recolorés font mal aux yeux. On pense même que ce sont des faux ! Pour illustrer la transformation de la matière, nous avons programmé la reconstitution du célèbre « Bal des matières » qui eut lieu dans les années 1920 chez Anna de Noailles. Les invités étaient costumés dans l'or, l'argent, la brique... La matière est un terrain commun où les spécialistes de Lascaux et de Rodin peuvent échanger. De même, nous espérons que le public qui ne s'intéresse qu'au contemporain s'intéressera aussi à l'art médiéval ou préhistorique.
Ces journées offrent une série de conférences, débats et conversations d'une étendue inouïe sur l'art dans tous ses aspects et époques : de la restauration des Gobelins ou de vitraux médiévaux, à la mode contemporaine ou au design. On y apprend la façon dont les musées néerlandais se sont réinventés pour devenir plus ouverts au grand public et pour faire face aux défis posés par le passé colonial.
Nous avons vu récemment à Nimrod et Mossoul des sculptures inestimables détruites. Quelle est votre réaction ?
Tous ces événements soulignent l'importance d'éduquer le public à l'art. Les images ont une valeur intrinsèque en tant qu'oeuvres d'art ; mais elles sont aussi l'identité persistante matérielle des cultures, religions et nations .... Le fait de détruire des statues assyriennes montre l'extrême importance de cet héritage culturel. A travers elles, il s'agit de détruire un peuple. Il n'existe pas de culture sans image : c'est la chose la plus partagée au monde, avec la communication. Tous les humains ont besoin de s'exprimer pour former une société, et les oeuvres d'art sont le résidu matériel de cette communication. La mission de l'histoire de l'art est d'éduquer le public à la valeur de l'art comme expression des cultures. Je plaide pour les droits de l'homme de l'image.
LE FESTIVAL DE FONTAINEBLEAU, C'EST AUSSI...
- Le Forum de l'actualité, vitrine de l'actualité du monde des arts.
- Le festival Art & Caméra, avec cette année 80 films et 8 conférences, et pour invités le photographe et réalisateur William Klein, ainsi que l'écrivain et réalisateur Atiq Rahimi.
- Le Salon du livre et de la revue d'art.
- L'Université de printemps d'histoire des arts.
- Des visites assurées par de jeunes historiens de l'art, présents en permanence sur l'ensemble du site.
- Des ateliers d'éducation artistique pour les collégiens et leur famille.
- Une programmation qui réunit plus de 200 événements,notamment:
- Le 29 mai, « Oeuvre immatérielle et oeuvre matérielle . L'oeuvre inachevée de Marcel Duchamp », conférence de Jean Clair.
- Le 30 mai, Le retable d'Issenheim de Grünewald au crible du physicien et de l'historien d'art
- Le 30 mai, « La Joconde, matière et manière de peindre chez Léonard »