Après une première donation exceptionnelle faite en 2016 par les Américains Marlene et Spencer Hays, 106 nouvelles œuvres issues de la collection du couple sont venues enrichir, le 10 juillet, les collections du musée d'Orsay. Retour sur cinq œuvres emblématiques qui dialoguent avec les collections de la célèbre institution parisienne.

Les liens entre le couple américain Marlene et Spencer Hays (ce dernier est aujourd’hui décédé) et le musée d’Orsay sont anciens. « Le couple s’était déjà rapproché de Guy Cogeval [ancien directeur du musée d’Orsay] en 2003 lors de l’exposition Édouard Vuillard au Grand Palais, se souvient Sylvie Patry, directrice de la conservation et des collections au musée d’Orsay. En 2006, ils ont également prêté deux panneaux décoratifs lors de l’exposition en l’honneur de Maurice Denis ». On connaît la suite. Ces liens « d’amitié et de confiance » avec Guy Cogeval et certains conservateurs du musée d’Orsay ont été les prémices de deux donations exceptionnelles, en 2016 et aujourd’hui.  « Il y a une telle pertinence de la collection par rapport à celles du musée d’Orsay. C’est une collection privée qui s’intègre magnifiquement dans le discours et l’articulation plus générale de la collection du musée, qui répond parfaitement à ses grandes lignes », se félicite Sylvie Patry, qui commente pour nous cinq œuvres qui illustrent de façon remarquable cette adéquation.

C’est une collection privée qui s’intègre magnifiquement dans le discours et l’articulation plus générale de la collection du musée, qui répond parfaitement à ses grandes lignes

Pierre Bonnard, Goûter au jardin (vers 1891)

« D’une façon générale, mais plus encore s’agissant d’Edouard Vuillard et de Pierre Bonnard, la donation Hays achève de faire du musée d’Orsay l’institution de référence pour le mouvement Nabi. Auparavant, on pouvait déjà suivre l’évolution de la carrière de Pierre Bonnard depuis la période Nabi jusqu’à ses œuvres tardives – pour preuve, l’exposition rétrospective qui a eu lieu au National Art Center de Tokyo en 2018 avec des œuvres issues de nos collections – mais la donation enrichit encore ce fonds, avec un ensemble de dix œuvres.

Goûter au jardin résonne de façon très directe avec les œuvres que le musée possède déjà. A lui seul, il symbolise les recherches de Bonnard en pleine période Nabi, vers 1891. On y trouve une affirmation de la stylisation des formes, de la planéité. Il n’y a pas de profondeur. Le traitement des visages est réaliste, ressemblant, et en même temps très stylisé. On a des effets de portrait. Chaque forme est cernée d’un contour noir. On pourrait avoir l’impression d’un puzzle avec ces personnages qui s’imbriquent les uns avec les autres. C’est une approche très nouvelle de la peinture. Ce travail d’assemblement et d’affirmation de la planéité et des couleurs illustre pleinement la déclaration de Maurice Denis en 1890 : « Un tableau est essentiellement une surface plane, recouverte de couleurs, en un certain ordre assemblées ».

Maurice Denis, Noli me tangere (vers 1892)

« Nous avons présenté Noli me tangere lors de la grande exposition que le musée d’Orsay a consacrée en 2006 à Maurice Denis. Notre choix s’était porté sur ce tableau pour deux raisons : d’abord, parce que l’on est au cœur des années Nabi, en 1892 ; ensuite, parce que c’est une œuvre qui illustre parfaitement le style de l’artiste, sa recherche formelle : les silhouettes sont réduites à des formes simples, les couleurs sont poussées entre le bleu très vif du cours d’eau et le rouge des toits ; on a un refus de la description, un usage expressif, visuel et plastique des couleurs. Ce qui intéresse Maurice Denis, c’est de combiner cette révolution picturale avec des sujets religieux, ici Madeleine voyant le Christ ressuscité, tout en s’ancrant dans le quotidien, ici à Saint-Germain-en-Laye, où Maurice Denis a situé cette scène.  

Ce qui est intéressant aussi, c’est ce petit format. On en a beaucoup dans les collections du musée d’Orsay. Les Nabis peignaient des petits formats expérimentaux qu’ils se montraient entre eux quand ils se voyaient. On a une association très neuve entre cette expérimentation et un sujet religieux. Le Chemin de croix, le mystère de Pâques et la résurrection sont traités à plusieurs reprises tout au long de sa carrière. C’est un aspect important de son œuvre. Parmi les Nabis qui avaient tous un surnom, Maurice Denis était connu comme le « Nabi aux belles icônes ». Ici, on a à la fois l’icône d’un point de vue plastique et l’icône au sens de tableau religieux avec une dimension spirituelle. »

Édouard Manet, étude préparatoire pour Le Balcon (1868)

« Avec cette étude de Manet, on entre vraiment dans le laboratoire de l’artiste. C’est un dessin qui est lié à la genèse d’une de ses œuvres majeures : Le Balcon. Selon les historiens et les témoins, Manet a eu la première idée de ce tableau alors qu’il était en villégiature à Boulogne-sur-Mer pendant l’été. Mais c’est à Paris, dans son atelier de la rue Guyot, qu’il l’a ensuite exécuté. Ce dont on s’aperçoit, c’est que Manet a rectifié la composition, par exemple l’ombrelle ouverte que tient Berthe Morisot à gauche ne figure plus sur le tableau. Ce dessin rare traduit la réflexion, le cheminement qui l’a conduit au résultat final. C’est dire comme il est précieux – surtout pour un artiste comme Manet, qui ne travaillait pas de façon académique.

En 2019, le musée d’Orsay a acquis des croquis de Manet en vente publique. Par conséquent, le don de cette étude conforte une direction qui nous intéressait tout particulièrement. Face à l’œuvre définitive, c’est toujours formidable d’avoir des étapes du processus qui a conduit à l’œuvre. Le Balcon s’inspire de Goya, et aussi de Constantin Guys, qui était, selon Baudelaire, « le peintre de la vie moderne ». On a donc, d’un côté, une référence à la grande tradition de la peinture espagnole, et, de l’autre, un ancrage dans le Paris moderne. Cette étude, c’est un résumé parfait de l’œuvre de Manet. »

 

Henri Matisse, Portrait aux cheveux bouclés, pull marin (1907) et Modigliani, Jeune femme à la rose (Margherita) (1916)

« Avec ces deux portraits exécutés par Matisse et Modigliani, nous entrons de plein pied dans une dimension majeure de la donation Hays : la présence de la figure humaine. Il y a certes quelques natures mortes dans leur collection, mais c’est vraiment l’homme tel qu’il est vu par les artistes qui les intéresse. Ici, on a des portraits cadrés de très près, où l’on voit des visages de façon frontale. De même, on observe une simplification des visages qui passe par ce trait noir qui délimite les zones du visage. En revanche, d’un point de vue stylistique, les deux œuvres sont différentes.

Le portrait d’Alain Stein, qui est le fils d’un des grands collectionneurs de Matisse, se distingue par les coloris posés en à plat qui sont très vifs et lumineux, comme ce rose un peu corail du fond. Chez Modigliani, on est sur des tonalités beaucoup plus saturées, sombres et brunes. Margherita, le modèle de l’artiste, a un regard triste. Dans les deux cas, ce sont des acquisitions majeures, des œuvres rares, peu connues, avec ce côté moderne du portrait débarrassé de tout détail historique et social. On est vraiment dans une confrontation du peintre avec les visages. »

Seconde donation Hays : une exploration des Nabis et de l’art des débuts du XXe siècle

En 2016, un couple d’Américains, Marlene et Spencer Hays, choisissait la France pour une donation exceptionnelle de 187 œuvres d’art, la plus importante que les musées français aient reçu d’un donateur étranger depuis 1945. Le 10 juillet 2019, c’est le second volet de cette donation, comprenant 106 œuvres, qui est rendu public par le ministre de la Culture. « Marlene Hays fait, pour la seconde fois, un geste exceptionnel en choisissant la France, comme terre de destination de cette collection, s’est réjoui Franck Riester, précisant que les deux donations constituaient, avec un total de 293 pièces, l’une des plus importantes libéralités de l’histoire du musée d’Orsay.

A l’image de la première partie de la donation, ces 106 œuvres d’art complètent et précisent un panorama sensible et personnel de l’art français de la seconde moitié du XIXe siècle – avec une prédilection pour ce qui constitue le cœur de la collection Hays : les Nabis, de Pierre Bonnard à Édouard Vuillard, et de Maurice Denis à Félix Valloton – et des débuts du XXe siècle – dont témoignent plusieurs tableaux majeurs de Robert Delaunay (La femme au pain, 1905), d’Henri Matisse (La femme en jaune, 1923) et d’Amedeo Modigliani (Jeune femme à la rose - Margherita, 1916).