Dans son introduction à l’essai de Sophie BARLUET, Le Coeur en danger, Pierre
NORA remarque que, tandis que le monde entier parle de « sciences sociales », les
Français seuls préfèrent l’appellation de « sciences humaines », ou de sciences
« humaines et sociales ». Cette singularité suggère peut-être que nous considérons
ces disciplines – la littérature, la philosophie, l’histoire, la sociologie, l’anthropologie,
la géographie, l’économie, mais aussi l’ensemble des disciplines soeurs qui
composent avec elles l’édifice de ces « sciences humaines » – comme les héritières
des « humanités » classiques, et des connaissances qui sont le partage de
l’honnête homme. Et en effet, là où la recherche scientifique fondamentale accuse
parfois une tendance à la spécialisation qui court toujours le risque de creuser le
fossé entre les chercheurs et le public, les sciences humaines continuent de
s’adresser – du moins idéalement, et c’est bien là toute la question, j’y reviendrai – à
un vaste public d’esprits curieux, d’honnêtes hommes, et leur offrent des clés pour
déchiffrer le monde et le devenir des sociétés humaines.
Il y a eu un âge d’or des sciences humaines françaises, et il n’est que de revenir
quelque 30, 40 ou 50 ans en arrière pour observer combien l’édition de sciences
humaines et sociales a marqué le débat intellectuel dans notre pays et, plus
largement encore, la formation de la pensée citoyenne, en parvenant à concilier la
culture savante et le désir du public de l’approcher et de la connaître. C’est pendant
la double décennie glorieuse des années 1960-1980 que nous furent en effet
données à découvrir des pensées aussi décisives que celles de Michel FOUCAULT
et son entreprise d’archéologie des savoirs, mais aussi le structuralisme
anthropologique de Claude LÉVI-STRAUSS, la sociologie des rapports de
domination chez Pierre BOURDIEU, ou encore la géographie historique et
économique d’un Fernand BRAUDEL. L’engouement du public pour ces savoirs et
ces intelligences était tel, rappelons-le, que le prix Goncourt faillit être attribué à
Tristes Tropiques en 1955, et que Surveiller et punir fut un immense succès de
librairie.
Cette vitalité intellectuelle, elle a rayonné, et continue de rayonner aujourd’hui,
notamment à l’étranger, et c’est toujours une très grande joie et une immense fierté
de trouver, aux Etats-Unis ou ailleurs, une traduction de DERRIDA, de DELEUZE, et
des essais sur ces grandes figures ou inspirées par elles.
Les livres et les revues ont été les vecteurs privilégiés de ce foisonnement
de réflexion intellectuelle, porté par la vitalité et le dynamisme des éditeurs,
qu’il s’agisse de grandes maisons – telles GALLIMARD, PLON, MINUIT et
FLAMMARION pour les exemples que je citais – ou bien de petites
structures qui, à Paris comme en province, se sont entièrement dévouées
à la diffusion des fruits de la pensée de ces grands découvreurs de
nouveaux continents et de nouvelles passerelles entre les disciplines.
Et pourtant, nous assistons, depuis un certain nombre d’années, à une
crise des sciences humaines françaises, qui est avant tout une crise de
leur diffusion. La regrettée Sylvie BARLUET en a fait en pionnière le
constat, en remarquant que les livres essentiels, moteurs et novateurs –
qu’elle appelle les « livres raison » – peinent à trouver leur public et,
disons-le, marchent mal. Nous sommes confrontés à ce paradoxe d’une
sorte de crise des ciseaux entre, d’une part, la démocratisation et la
massification de l’enseignement supérieur et de la recherche universitaire
et, de l’autre, le fait que cette évolution n’ait pas du tout profité aux livres de
sciences humaines.
Sophie BARLUET a été la première, dans le cadre de plusieurs
contributions décisives sur la politique du livre qui font encore aujourd’hui
référence, à alerter l’opinion et les pouvoirs publics sur l’affaiblissement
économique de l’édition de sciences humaines. Elle a également montré,
dans son rapport sur l’édition de revues commandé par le Centre national
du livre en 2006, que la production livresque n’était pas la seule affectée
par les difficultés conjoncturelles et que le monde des revues, souffrait, lui
aussi, d’une précarisation progressive.
Or, ces deux économies, celle du livre et celle du périodique, sont
étroitement liées. Intermédiaire entre la presse et l’édition, la revue a joué,
et continue de jouer, un rôle essentiel pour la qualité du débat intellectuel
démocratique de notre pays. Véritable vivier d’auteurs et irremplaçable
laboratoire d’idées, elle nourrit l’édition et l’alimente sa créativité. Qu’il
s’agisse du Débat, dont nous fêtons cette année les 30 ans, de la NRF qui
vient de célébrer son centenaire, de la Revue des Deux Mondes, plus
vénérable encore, puisque 2009 a marqué son 180e anniversaire, mais
aussi de Medium, de Commentaire, d’Esprit ou d’Europe, chacun de ces
titres contribue d’une manière cruciale à la richesse de la vie intellectuelle
française, et garantit la pérennité de notre esprit critique. La vitalité de leurs
cadets – je pense à la revue XXI de Laurent BECCARIA et Patrick de
SAINT-EXUPÉRY, à La Vie des Idées de Pierre ROSANVALLON, à Books
d’Olivier POSTEL VINAY ou encore à Non fiction de Frédéric MARTEL –
cette vitalité foisonnante montre que la revue, sous sa forme traditionnelle
ou en format numérique, a encore de bien beaux jours devant elle.
Et cette exception française est une formidable chance : car si le rythme
lent de la réflexion ne s’épanouit pleinement que dans l’espace et la durée
du livre, la genèse d’une idée trouve souvent son origine dans les colonnes
éphémères des revues de sciences humaines. « Dans la plupart des
articles se trouve un livre qui sommeille », écrit joliment Marcel GAUCHET.
Alors, c’est pour renouer pleinement avec l’âge d’or des sciences
humaines, et avec cette émulation de la connaissance et de la curiosité du
public que nous soutenons spécifiquement le secteur éditorial de la revue
et son osmose avec le livre. C’est pour cette raison que, en parfaite
cohérence avec la politique d’aides aux revues menée par le ministère de
la Culture et de la Communication, le Centre national du livre (CNL), sous
l’impulsion de son précédent Président, Benoît YVERT, a décidé de créer
le prix Sophie BARLUET, destiné à célébrer cette complémentarité et
même cette dialectique méconnue de l’essai et de la revue.
En l’honneur de cette spécialiste de la culture et des médias, qui avait à
coeur de promouvoir les ouvrages de qualité et de soutenir l’émancipation
intellectuelle dont les revues sont le ferment actif, ce Prix récompensera,
tous les deux ans, l’excellence d’un essai de sciences humaines dont les
prémices ont paru dans un article ou une tribune.
Pour cette première édition 2010, les brillants éditorialistes, journalistes,
éditeurs et intellectuels qui composent le jury1 ont salué à l’unanimité la
rigueur et l’intelligence démonstrative de La Trahison des économistes de
Jean-Luc GRÉAU, que je tiens à féliciter chaleureusement de ce succès et
cette reconnaissance méritée.
En développant des éléments d’analyse apparus dans un article du Débat
en octobre 2008, cet essai radicalement novateur propose une alternative
à la délétère « pensée unique » que voudraient nous imposer certains
économistes et idéologues héritiers des « clercs » contre la trahison
desquels Julien BENDA s’insurgeait en son temps.
Jean-Luc GRÉAU montre, je crois, toutes les vertus de la modération, ce
qui ne veut évidemment pas dire de la tiédeur, bien au contraire ! La
mesure, c’est un ingrédient nécessaire à la pérennité des choses que l’on
aime, tandis que le radicalisme et le jusqu’auboutisme, en vertu d’une sorte
de loi d’équilibre et de compensation, mènent toujours à la perte et à
l’autodestruction.
Jean-Luc GRÉAU est tout sauf un Don Quichotte de l’antilibéralisme, qui
jetterait, si je puis dire, le marché avec l’eau du bain, ce n’est pas un
chantre de l’ailleurs absolu, un utopiste de la rupture, un irréaliste par
idéalisme. C’est un pragmatique, un adversaire des excès du capitalisme,
qui apporte une critique interne salvatrice de nos équilibres économiques.
Et la méthode de Jean-Luc GRÉAU est, en elle-même, une garantie de
modération. Car ce ne sont pas seulement de pures idées, fussent-elles
modérées et même visionnaires dans la crise que nous traversons, qu’il
développe, mais il ne cesse d’appuyer ses thèse sur des cas particulier
extrêmement précis. S’il ne donne pas dans l’incantation, c’est parce que
son travail repose sur des observations. C’est, au sens le plus noble du
terme, un travail scientifique, et il renoue bien avec l’idéal des « sciences
humaines » : des recherches à la fois savantes, précises, circonstanciées,
argumentées, et qui possèdent en même temps une envergure et une
portée universelle pour la Cité – qui intéresse à la fois les spécialistes et le
grand public cultivé.
Je me réjouis donc de pouvoir décerner, en présence d’Alain BARLUET,
son époux, et de leur fille Ysé, le premier prix « Sophie BARLUET » à cette
oeuvre salutaire qui contribue à la « citoyenneté éclairée » de son lecteur,
pour reprendre l’objectif que s’était assigné dès son origine la revue Le
1 Pierre Assouline, Alain Frachon, Claude Imbert, Jacques Julliard, Jean Lebrun, Jean-Pierre Le Goff, Philippe
Meyer, Etienne de Montéty, Daniel Rondeau, Alain-Gérard Slama, Benoît Yvert.
Débat. Puisse ce prix faire vivre la mémoire et l’engagement de Sophie
BARLUET, et contribuer à faire connaître la valeur du « livre raison » pour
lequel elle s’est battue avec une telle générosité, et qui est aussi, elle le dit
très bien, le « coeur » de notre savoir et, par là même, l’une des pierres
angulaires de notre démocratie.
Je vous remercie.
Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l’occasion de la remise du premier « Prix BARLUET» à M. Jean-Luc GRÉAU pour La Trahison des Économistes (Gallimard, coll.)
Monsieur le Directeur du Centre national du livre, Cher Jean-François COLOSIMO,Mesdames et Messieurs les membres du jury du « Prix BARLUET »,Monsieur le lauréat du 1er « Prix Barluet », Cher Jean-Luc GRÉAU,Cher Alain BARLUET, Chère Ysé,Mesdames et Messieurs,Chers amis,
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