Clore cette cérémonie de célébration du centième anniversaire du prix
Nobel de chimie de Marie Skłodowska Curie, c’est venir partager avec
vous une émotion particulière, dans l’un de ces grands temples du savoir,
la Sorbonne, qui résonne encore de la parole des hommes de science que
vous êtes.
Que vient faire, me direz vous, un Ministre de la Culture et de la
Communication devant une illustre assemblée de savants, de chimistes et
d’ingénieurs, de spécialistes de la physique et des sciences médicales,
venus rendre hommage, avec tout le savoir nécessaire, à l’une des plus
grandes figures de la physique et de la chimie du XXème siècle ? Si je me
joins à vous aujourd’hui, c’est parce qu’il s’agit à mes yeux, et aux yeux
bien sûr du Président de la République, qui a accordé son haut patronage
à cet événement aux côtés de celui du Président de la République de
Pologne, d’une célébration de tout premier ordre. Celle d’une histoire
franco-polonaise, celle d’une femme européenne, une figure majeure de
notre culture scientifique, la femme aux deux Nobel, un regard et un
courage aussi, qui nous apprend ce que tutélaire veut dire.
Il y a plusieurs manières de commémorer Marie Curie. Sa présence
constante en tête des sondages d’opinion les plus divers sur les grandes
personnalités françaises, le transfert de ses cendres au Panthéon le 20
avril 1995, en présence du Président français, du Président polonais Lech
Walesa et d’Eve Curie sa fille, le nom donné à l’une de nos plus
prestigieuses universités parisiennes, ou encore l’émouvant musée Curie
de la rue d’Ulm - tout cela montre la place qu’elle occupe, légitimement,
dans notre culture collective et dans notre mémoire nationale. Mais pour
moi, c’est également sa présence à Gamla Stan, au coeur de Stockholm,
au Musée Nobel, le regard de ses photos, le souvenir de son discours au
Banquet de 1911, la modestie qui était alors la sienne quand, en recevant
cet hommage international, elle le dédiait à Pierre Curie, son mari, son
partenaire en toutes choses, disparu 5 ans plus tôt.
Marie, c’est cette femme qui a favorisé plusieurs bouleversements
profonds dans notre façon de concevoir la société. De cette « révolution
copernicienne » - le mot n’est pas choisi par hasard - portée par cette
modeste jeune fille de Varsovie débarquée à Paris en 1891, parlant un
français un peu approximatif, je voudrais surtout retenir deux aspects.
Le premier, c’est évidemment la prodigieuse avancée scientifique due à
ses travaux. Reçue première à l’agrégation de physique en 1896, ses
qualités de chercheuse ont été consacrées dès 1903 avec son premier prix
Nobel, celui qu’elle obtient en physique avec son mari Pierre Curie et Henri
Becquerel, pour leurs recherches sur les radiations, avant de voir sa
découverte du radium et du polonium recevoir le prix, personnel cette fois,
que l’on célèbre aujourd’hui.
Première lauréate de deux prix Nobel, Marie côtoie alors Albert Einstein,
Max Planck et Ernest Rutherford. Les grands phares de la science du
XXème se rencontrent fréquemment, et Marie est également au centre de
leurs échanges. Mobilisée pendant la Première Guerre mondiale, elle
montre l’utilité des découvertes scientifiques dans l’amélioration du soin
des blessés en ayant recours à la radiographie. Dans l’apocalypse des
tranchées, face à ce que l’historien George Mosse appelle la
« brutalisation » de la violence de guerre, elle participe à la conception de
18 unités chirurgicales mobiles surnommées les «Petites Curies». Avec
Marie Curie, c’est une science qui en appelle toujours à la conscience,
c’est un savoir scientifique toujours mis au service de l’humain.
Mais Marie Curie, c’est aussi la figure exemplaire de la promotion, par le
savoir et le mérite, de la femme dans nos sociétés. Pendant sa jeunesse
en Pologne, elle brave l’interdiction faite aux femmes de fréquenter
l’université, et rejoint l’Université Volante, alors illégale. Une fois à Paris,
elle devient en 1906 la première femme à enseigner ici-même, à la
Sorbonne. Elle est aussi la seule femme à participer au Congrès Solvay de
1911. Dix ans plus tard, lors de son voyage aux Etats-Unis, elle achète un
gramme de radium pour 100 000 dollars grâce à une collecte organisée
par la journaliste Marie Mattingly Meloney auprès de femmes américaines.
On retient de Marie Curie la femme de science, celle qui parvient à isoler le
radium et le plutonium, celle qui échange avec les plus grands chercheurs
et les plus grands scientifiques, celle qui porte si haut le flambeau du
savoir. Mais elle fut aussi une femme de combat, le symbole d’une
condition féminine bouleversée par l’expérience traumatisante de la
Grande Guerre, celle du front comme celle de l’arrière.
Permettez-moi à ce titre d’ajouter une touche personnelle à cet hommage.
En 1934, ma grand-mère était, elle aussi, une patiente du sanatorium de
Sancellemoz, où Marie Curie s’est éteinte. Issue de la bourgeoisie
traditionnelle, pour laquelle la femme se devait avant tout de tenir un foyer,
de faire des enfants et de les éduquer, elle n’était a priori guère perméable
aux idées qu’une figure comme Marie pouvait représenter. Et pourtant,
lorsque Marie Curie vint à Sancellemoz occuper la chambre voisine de la
sienne, elle écrivit à ma mère, alors âgée de 14 ans, une lettre entière sur
l’émotion et la fierté que provoquait en elle cette arrivée illustre, sur
l’importance des valeurs que Marie Curie incarnait. Cette lettre, je l’ai chez
moi ; elle est toujours marquée de la trace précieuse de ce rayon de
lumière.
Marie Curie fut une pionnière à bien des égards : elle fut une figure du XXe
siècle, elle reste un modèle pour le XXIe siècle. Célébrer le centenaire de
son second Nobel, c’est également se rappeler sa vie et ses succès
scientifiques, mais encore, bien sûr, les engagements personnels. Femme
de science reconnue, Maria Sklodowska fut aussi une femme jalousée par
certains, une femme qui lutta contre les médisances et traversa les
épreuves. Rien ne fut épargné à cette dame en noir de la physique, à cette
frêle silhouette qui cachait une générosité admirable et une intelligence
supérieure.
À l’autre bout de l’histoire de l’atome et de la radioactivité, à l’heure où les
risques de dissémination de l’arme nucléaire nourrissent encore tant de
peurs légitimes, à l’heure des inquiétudes globales face à l’urgence
écologique, les politiques publiques de la Culture ont elles aussi un rôle à
jouer : celui de contribuer à rétablir le pacte de confiance entre la science
et les citoyens. Les établissements culturels, les musées, les associations
qui oeuvrent en faveur d’une culture scientifique et technique mieux
partagée sont à cet égard décisifs. Le rôle d’Universcience, véritable tête
de réseau et outil d’éducation à la science et à ses enjeux, participe de
cette ambition. Je souhaite qu’à l’occasion de cette année de la Chimie et
de l’anniversaire de ce prix Nobel, nous soyons tous à même de
promouvoir l’impératif d’éducation et l’intelligence du passé, sans laquelle
la célébration ne serait qu’un vain mot, mais aussi l’éthique de la
responsabilité qui anima Marie Curie tout au long de sa vie lumineuse.
Je vous remercie.