Ces aides participent à l’impulsion de projets artistiques, aux financements des recherches et à l’élaboration des œuvres. Trente-deux artistes, franciliens et franciliennes, ont ainsi été sélectionnés pour l’année 2023.
L'Aide individuelle à la création
Prévue par le décret du 28 janvier 2015 relatif à l’attribution des aides déconcentrées destinées aux artistes auteurs d’œuvres graphiques et plastiques et par l’arrêté du 3 avril 2015 relatif à la procédure d’attribution de ces aides, l’AIC permet chaque année à plusieurs artistes de bénéficier d’une aide individuelle à la création. Elle leur permet en outre de conduire un projet ou une recherche artistique, mais également de financer le développement d’un projet artistique dans le domaine des arts visuels, qu’il s’agisse de peinture, dessin, sculpture, installation, performance, photographie, vidéo, art numérique, graphisme, design, stylisme ou encore de mode. En tenant compte de l'intérêt artistique du projet, des conditions de sa réalisation et de la démarche professionnelle du demandeur, l’aide individuelle à la création inclut les frais de documentation et de production et, de surcroît, une rémunération du travail artistique, permettant ainsi aux artistes de développer leur projet artistique sous toutes ses formes.
Panorama des œuvres présentées
Artiste plasticienne, musicienne et performeuse, Fabienne Audéoud parle de son travail comme d'une tentative pour ouvrir un espace "où une action est possible, où un geste peut être testé, joué, incarné". La situation scénique ne cesse de se transposer dans un univers marqué par la question de la présence, de la responsabilité, de la contrainte à occuper un espace et un rôle, à être vue et entendue. Qu'il s'agisse de ses peintures, de ses installations ou de ses performances, ses œuvres peuvent être envisagées comme un exercice d'interprétation, au sens à la fois performatif-théâtral, et linguistique; l'œuvre étant un moyen de "porter" un problème, aussi comme on porte un costume. Beaucoup de ses œuvres utilisent le langage en lien avec ce qu'il opère (« dire c'est faire »), plutôt que ce qu'il désigne ou sous-entend.
© Fabienne Audeoud, dr
Dans son projet proposé pour l'AIC, des sculptures de corps "pliables", ou automatisés grâce à un moteur, prolongent la question du jeu, et de la présence scénique, ici d'un geste qui pourrait être celui d'une chute, d'une déficience à être, d'une hésitation à se placer. Fabienne Audéoud y approfondit la question de l'espace, de la place ou de la non-place d'un corps ou d'un substitut de corps dans l'espace, ouvrant un nouveau moment de réflexion sur l’espace architectural/instituant/contenant. Avec le projet Plier-Se Plier / Tourner- Faire Tourner, Fabienne Audéoud veut engager une nouvelle phase de production sculpturale, en poursuivant une réflexion amorcée depuis de nombreuses années sur le genre et la performativité de l’identité. Le projet comprend la réalisation d’une série de corps féminins "pliables" ou "acculés", réalisés avec du carton, de la toile peinte et du tissu contrecollé. Destinés à habiter les angles d’une pièce, ils sont la littéralisation pour l’artiste de l’expression "ne pas savoir où se mettre". Un autre ensemble de sculptures est constitué de mannequins motorisés tournant répétitivement leur tête sur elles-mêmes par des mouvements inspirés des rituels de la « danse des cheveux » mais également du "head banging" issu des milieux rock. Littéralisation de l’expression "ça me fait tourner la tête" ou encore "je ne sais plus où je suis", ces automates témoignent d’une expérience nouvelle avec des objets automatisés, tout en prolongeant son travail d'installation avec des mannequins. Dans une série précédente, Les Petits Mecs, des mannequins enfants revêtus de costumes de jeunes entrepreneurs proliféraient dans l'espace d'exposition, l'occupant comme indices d'une banale et anonyme prise de pouvoir normative, dans une attitude signifiant la compétence en même temps que la compétition. Ici, les corps seront au contraire soumis à une énergie centripète, projetés sur les angles d'un mur, ou rabattus sur leur propre centre de gravité dans un mouvement répétitif de tête. L'objet performe un geste de retrait ou d'adaptation à l'espace, quand le tournoiement évoque un corps qui s’échappe de lui-même, une structure en effondrement progressif qui se vide de son sens. "Ca me fait tourner la tête" ou « je ne sais pas où je suis », ce phrasé d'un corps qui n'est plus situé, met à la fois en scène l'impuissance et une vulnérabilité, matérialisant un "agir" dans le "non-agir", une forme d'empowerment paradoxal qui traverse et anime toutes les œuvres de Fabienne Audéoud.
Les peintures de Noémie Bablet cherchent une rencontre. Si elles tentent d’établir une prise de contact, pour les réaliser l’artiste effectue un geste de peintre qui peut sembler paradoxal puisqu’elle s’abstient d’un rapprochement physique et peint par transfert, sans contact donc. Le traitement pictural de ses pièces se base sur des combinaisons répétées et modulées de motifs de cercles, de fleurs ou plus récemment de noeuds, de points, de grilles de tartans ou de petites figures, peints sur du bois épais. Prélevés, isolés et répétés, les motifs se dilatent, prennent leur place, jusqu’à devenir une image lisse reliée à un fétichisme de surface. La palette déclinée selon un même nuancier est utilisée comme un principe d’animation évoquant l’évolution de la relation des motifs entre eux, malaxés par une technicité qui interroge la souplesse de l’image peinte.
© Noemie Bablet 2023, dr
Ses compositions se remplissent ou plutôt effectuent un cadrage sur des motifs choisis pour leur simplicité ou leur aspect enfantin, qui diffusent des affects emprunts de sagesse, délibérément cute où se négocie une possible émancipation. Mais ce que ses peintures sollicitent par leur aspect doux, malléable et leur séduisante impuissance habituellement attribué aux objets mignons, c’est un lien incarné dans une sécurité émotionnelle qui accompagne. Une sorte de réponse affective qui peut se révéler contradictoire lorsque le jugement et la langage s’adoucissent et convainquent par leur effet neutralisant que l’on a le dessus sur l’objet mignon sans qu’il nous contrôle. Dans le travail de Noémie Bablet, le concept d’adaptabilité devient une capacité à inverser les rôles, au service de la relation afin de préserver par son comportement le bon fonctionnement de la relation. Si l’on prend l’exemple des fleurs (souvent en trio) qui s’anthropomorphisent d’une de peinture à l’autre, elles semblent décrire des interactions sociales, entre confort et sécurité, où le cute s’apparente à une stratégie de survie. Les peintures sont investis d’une mission qui vise à procurer un sentiment de légèreté et de sentiment tendres que l’artiste envisage comme des amulettes face à l’hostilité et la difficulté de la socialisation. Ces fleurs sont parfois soutenues dans la composition par une grille ou un halo qui les rassemble, délimitant une bulle sécurisée, un espace construit et sous contrôle, ce qui renvoie à leur réalisation précise, technique et leurre une facture infaillible.
Les films d'Andres Baron agencent des espaces scéniques sans parole traversés par un faisceau de représentations collectives souvent sur-déterminées. S'il retranche du cinéma son devoir de narration, créant des films comme des sortes de tableaux abstraits et une superposition de codes visuels dont il ne préserve que l'esquisse fantômatique, son travail laisse affleurer toute la matière non-verbale que peut receler l'image-mouvement. Le son, la couleur, le geste, les jeux de reflets et les gros plans, sont présentés comme artifices stylisés en même temps qu'ils acquièrent une nouvelle autonomie sensible et formelle, relevant parfois du collage sensoriel ou de jeux d'association poétique. Dans son langage visuel, marqué par la physicalité de la pellicule 33mm, l'image « sèche » du numérique et l'intelligence « liquide » de l'analogique qu'avait repéré Jeff Wall, mettent en tension l'ordre de l'écran numérique avec l'image comme surface tactile et poreuse.
© Andrés Baron "Gyre's Galax Garden", dr
Dans ses films, des personnages jeunes apparaissent dans des décors indéterminés du point de vue de la narration mais structurés du point de vue de la composition (des fonds colorés monochromes, des cadrages fixes, etc.). Baron extrait ces « images-affects », il les dilate et les laisse trouver leur propre temporalité onirique en rapport avec la durée du film, celle-ci donnant l'occasion d'assister à l'avènement d'un geste, toujours suspendu ou retardé avant d'acquérir une résolution narrative. Dans leur superposition (l'artiste parle de "calques" d'émotions), les images empruntées à un réseau de représentations collectives finissent par constituer un espace commun, un lieu de reconnaissance et d'émergence de nouvelles formes d'intersubjectivité. La manière dont Baron investit les interstices entre différentes sphères de représentation et stéréotypes fixés par notre ordre culturel permet de les reconfigurer comme des espaces de transition où le spectateur peut expérimenter des rôles fluides et de nouveaux processus d'identification, de reconnaissance et de décentrement. Dans Gyre's Galax, Baron approfondit son intérêt pour l'élaboration de formes non-langagières de script, grâce à des procédés d'écriture faisant appel au son, à la couleur, à l'animation, ou à la performance. Les chapitres qui composent le film réactivent ici le rêve comme un dispositif de transmission infra-langagier et une activité perçue comme post-anthropocentrique. L'image y devient un éco-système, traversée de ces échos vibratoires qui se communiquent des objets aux décors aux personnages. Mêlant modèles issus de la science-fiction et références à l’histoire de l’exploration coloniale en Amérique du Sud, le film suit l'errance de trois explorateurs perdus dans le « Jardin », un espace liminaire où une nature semi-artificielle agit irrésistiblement sur leurs corps et leurs consciences en les plongeant dans une sorte de transe léthargique. Ce paysage, qui ne peut être « nommé », met en défaut toute capacité à cadrer une identité pour les personnages, et permet à l'intelligence non-humaine de cette végétation de se relier à eux. Le titre du film reprend celui du poème Gyre's Galax de N.H Pritchard, poète afro-américain new-yorkais du mouvement Umbra, un modèle poétique à travers lequel Baron pense l’interrelation fluide entre les différentes strates, visuelles et sonores, qui composent ce film. Les chapitres seront rythmés par des micro-spectacles, un concert opératique, une scène d'animation, constituant autant de petits îlots à l'intérieur de l'ensemble que formera le film.
Louidgi Beltrame interroge au moyen du film et du montage la mémoire conflictuelle, lacunaire, que porte un paysage bâti, s'intéressant à la réactualisation des vestiges d’organisations humaines disparues par des pratiques situées aux marges des mondes magiques et séculaires. Son œuvre se présente comme une recherche sur la forme du documentaire et la constitution d'une archive à travers un point de vue questionnant, selon une perspective anthropologique renouvelée, les notions d’agentivité et d’animisme. Depuis plus de dix ans, Beltrame s'est fixé sur une aire géographique spécifique, le désert littoral du nord du Pérou où différents sites archéologiques pré-hispaniques avoisinent l'océan et les montagnes. Les films qu'il y a réalisés explorent la charge latente de ce paysage peuplé d'esprits et de vestiges, dominé par une vaste nécropole où se sédimentent et se téléscopent plusieurs sphères magiques et récits historiques liés au passé pré- et post-colonial.
© "La huaca pleure" Louidgi Beltrame "Images tirées d'une vidéo 4K, 2024"
Dans la Huaca pleure, Beltrame prend pour point de départ la figure ambivalente du huaquero. Fouilleur de tombes pré-colombiennes, le huaquero creuse la terre pour exhumer des artefacts ancestraux (huacos). Cette pratique illégale, mais dans les faits tolérée, pourrait être présentée si l'on adopte le point de vue vernaculaire andin, marqué par le concept de redistribution, comme une forme de reconnexion avec des ancêtres et de réappropriation d'un héritage pré-colonial. Plus complexe qu'un simple vol, elle nécessite la mise en place d'un dispositif ritualisé afin de ne pas réveiller les esprits des ancêtres. Beltrame, à l'occasion du tournage de ses précédents films avait été frappé par les tombes ouvertes et les résidus de l'activité de fouille des huaqueros ; une rencontre "in abstentia", ces derniers menant leurs activités la nuit dans une forme d'invisibilité clandestine. Son projet vise à se rapprocher de huaqueros par l'entremise d'intermédiaires sur le terrain. Il s'agit ensuite de reconstituer les "biographies" de ces artefacts excavés, alors que ceux-ci peuvent tout autant être réintégrés dans des rituels chamaniques comme les mesas, dans les circuits de l'archéotrafic mais aussi des collections muséales. En enquêtant et en suivant les multiples trajectoires de ces huacos, depuis l'empreinte en creux qu'il laissent dans le paysage de la nécropole, jusqu'à leurs diverses réactivations, rituelles, clandestines, ou muséographiques, ce projet extrapole les méthodes du film ethnographique pour produire un récit non-linéaire où trouvera à s'exprimer la "puissance d'agir", agentivité, de ces artefacts, leur place dans un réseau de relations sociales impliquant un multiplicité d'acteurs (archéologues, faussaires, collectionneurs, sorciers). Comme dans ses autres films, il s'agit ici de renouveler les méthodes d'élaboration de l'empreinte documentaire d'un lieu chargé de présences invisibles et néanmoins encore actives, donnant corps par le film à un espace où pourrait se défaire la dualité occidentalo-centrée sujet/objet, visible/invisible, fiction/réel, passé/présent. Semblablement à la canne de sorcier que manipulaient les protagonistes, Jean-Pierre Léaud et José Picon, entre Paris et le Pérou de son film El Brujo (2015), ces objets sont appréhendés comme des relais entre des espaces-temps déconnectés, des outils de transferts d'énergie et de récits. Ils sont aussi des points de cristallisation d'une crise épistémologique de laquelle pourrait émerger de nouveaux tressages de points de vue alternatifs sur l'histoire.
Paul Bonnet est un artiste qui travaille principalement avec la peinture et la musique. Ses peintures offrent un déplacement inquiétant, un jeu entre ce qui est visible et invisible, ce qui peut être vu et ce qui ne peut pas l'être, parce que imprégné d'incertitude. Des couches et des textures complexes sont présentes d'une toile à l'autre, chaque section pouvant être zoomée dans le cadre d'un processus de déchiffrage ambivalent. En ce sens, les peintures de Bonnet encouragent le spectateur à passer du temps à les contempler, à la recherche de l'indice autoréférentiel qui pourrait débloquer un renouveau de sens. Une analogie peut être faite entre les peintures de Bonnet et la musique qu'il fait avec le projet CIA Debutante, le duo qu'il partage avec Nathan Roche. Des bruits cryptiques, un travail rythmique troublant et une voix dépeignant des récits troublants à la texture ambiguë peuvent être entendus dans leurs multiples sorties.
© Paul Bonnet, Harlequin, dr
Pour son projet actuel, Tresspass, Bonnet étudie le potentiel de la peinture décorative, se demandant si la peinture, lorsqu'elle est étirée et encastrée pour s'adapter à l'espace d'une galerie (dans ce cas, les Bains douches d'Alençon), est censée être regardée directement ou rester une présence ambiante. S'enfonçant dans l'arrière-plan, les peintures décoratives de Tresspass feront partie du cadre de l'espace de la galerie et de l'architecture, dans une ambiguïté semi-invisible. La manière dont ce cadre affectera et formera le comportement des participants dans l'espace est une partie subtile de l'exposition. Créer un contexte social où le comportement, les discussions, les mouvements des participants seront partiellement encadrés par la peinture, tout en restant à un niveau tacite, est l'un des objectifs de Tresspass.
Anne Bourse s’approprie des objets qu’elle reproduit, comme lorsqu’elle dessine sur des matelas, ou dans ses maquettes, elle produit un fossé dans le réel, elle le fausse en en quelque sorte. Fait à la main l’objet existe mentalement, dans la projection d’une relation affective plutôt que dans une réalité ancrée, dans le vertige de la fiction emmène dans un endroit méta et étincelant : "Le désir est dans le vertige entre la tête et le réel" (1). Dans le travail d’Anne Bourse, la figuration repose sur ces relations fortuites et formelles qui font que quelque chose existe, où la pensée nous extrait de la distorsion pour nous y mener immédiatement.
© Anne Bourse "Smithers plotting in the dark, étude pour “Edna leaving Springfield Incognito", 2023
Déraillé de Springfield, le personnage d’Edna réintègre une vidéo réalisée à partir de dessins intuitifs à main levée, dans laquelle des scènes, des objets et des fragments de décors empruntés aux Simpson participent à la réalisation d’un épisode cassé, un spin-off de contrebande. Basé sur le personnage désabusé et mélancolique de l’institutrice de Bart Simpson noyant son chagrin dans l’alcool, Anne Bourse dévisse le personnage de la fiction initiale pour l’intégrer à un scénario ouvert, avec une facture formelle propre à ses dessins, lui conférant ainsi une existence dans un
ailleurs. Et peu importe cet ailleurs où se dérobe Edna, Anne Bourse la fantasme en héroïne au point
que ce qui compte soit la fiction d’une fiction, plutôt qu’une réelle fiction. Son personnage existe réellement, dans un mode irréel, comme un enfant croit à un ami imaginaire, ou lorsque les formes du documentaire et du biopic suivent une figure, cela suffit à la faire exister par le médium du film.
Un personnage dont le détachement - littéralement - lui fait occuper une existence autre, en dehors de la production télévisuelle qui l’a créé, dont le dessin le fait apparaître dans un long processus de décomposition d’images par seconde. En l’inscrivant dans des mouvements défaillants et fragiles, l’économie même des dessins animés est interrogée. Des morceaux comme des fragments de scènes de cet épisode s’insèrent dans une suite sans montage, abîment la narration chancelante d’un épisode qui n’a en fait pas besoin d’exister en soi. Le procédé bricolé marque la dissolution d’un formalisme conceptuel et temporel vers une fiction sensible dont l’objet déficient en devient la métaphore. Par la vampirisation d’un objet culturel préexistant, Anne Bourse aborde les moyens de ce "remake" hors de toute production industrielle, amenant à réfléchir sur notre propre subjectivité et capacité politique à construire en tant qu’auteur.ice. Dans la surface du dessin animé, les images mentales entrent dans une divagation et se déforment sous les traits de son dessin, remplis de rencontres réelles, d’hallucinations modélisées, de narrations personnelles dont la dimension pop glisse et chute dans des lignes tourbillonnantes. Le temps irréductible du dessin qui ne peut émaner que de sa propre activité sans possibilité de se techniciser et de devenir plus rentable répond à uneproduction laborieuse car répétitive et fastidieuse, inscrivant sa pratique artistique dans une dimension temporelle. Anne Bourse s’intéresse à la fiction en tant que telle et à son idée, si bien qu’on ne pourrait avoir que ce mot à la bouche : des fictions de dessins, des fictions d’objets, des fictions de lieu. Le choix de personnages fictifs ou réels qui parcourt son travail fait référence à un système de fiction, où adresser ses propres fantasmes passe par les moyens qu’elle invente pour les produire.
(1) Propos de l’artiste, septembre 2023.
Kamil Bouzoubaa-Grivel dessine quotidiennement des lignes sur son smartphone, tout comme nous le faisons, en manipulant les écrans. Dans sa pratique du dessin, il isole ces gestes de glissements entre les images et les informations, qui se juxtaposent sous la forme d’interfaces et simulent une profondeur toute virtuelle. Par transposition, sur différents supports (papiers, métal, textile), les trames numériques sont reproduites et opèrent des allers-retours entre les lignes digitales et celles tracées manuellement. Elles étirent et réduisent les motifs, créant des effets de dysfonctionnement
qui s’imprègnent dans la matière. En résulte des surfaces où ce qui est autant de l’ordre du programmatique que du bug, investit la matière et l’épaisseur, reprenant à son compte le rapport antagoniste entre surface et profondeur. La répétition du geste convoque une temporalité étendue et laborieuse qui entraîne le regard à discerner les textures et les variations de la lumière à la surface.
© Kamil Bouzoubaa-Grivel, "Machine enroulement de fil"
Les lignes de Kamil Bouzoubaa-Grivel arborent une dimension cartoonesque empruntée à la bande dessinée abstraite caractérisée par des formes délestées de toute narration, mais également aux courbes de la calligraphie arabe et aux motifs récurrents dans l’architecture et la céramique marocaine. Il poursuit cette recherche de déplacement entre le dessin numérique de trame et une
exécution manuelle, suite à une formation au tissage à Tanger. Ses dessins réalisés sur écrans sont reproduits en broderie en détournant de leur fonction initiale les techniques traditionnelles de couture principalement destinée à la confection de vêtements. D’une part, la broderie trassen anticipe le motif par un dessin à plat à même le tissu, tandis qu’au métier à tisser, elle permet de fabriquer son propre support textile. Ces techniques deviennent des outils d’expérimentation formelles proches du bas relief. Les éléments dessinés en 2D lorsqu’ils sont réintégrés dans une fausse platitude du support, évoquent des pictogrammes abstraits et la synthèse de la forme par les interférences qu’elles génèrent.
L'installation vidéo , est une incursion dans la fiction spéculative, le tourisme spirituel et le développement personnel. Mettant en scène différents personnages sur une montagne fictive, les vidéos construiront une atmosphère communautaire qui n'est que superficiellement unie. En dessous, il y a une menace constante de panique. En effet, inspirée par le mythe de Pan, l'idée de panique, La Montagne Profane explore le moment de crise qui est susceptible d'émerger dans tout contexte de groupe. L'aspect artificiel de la spiritualité contemporaine est une question centrale développée dans l'installation vidéo. À travers La Montagne Profane, Brygo pose des questions telles que "comment se forme une communauté ?", "quelles sont les motivations et les désirs de quelqu'un qui veut rejoindre une telle communauté ?", "quelles peuvent être les causes de la dissolution d'une telle communauté ?".
© Alice Brygo, "Montagne profane", composition photographique dr
Le travail de Brygo aborde des questions contemporaines importantes telles que l'abus, l'illusion et l'artificialité de certaines nouvelles formes de pratiques spirituelles collectives. Il y a une menace qui plane au-delà de la surface de toute communauté, une immanence de l'éruption, à moins que la dissidence ne puisse être entendue. Au-delà du consensus, il y a toujours une titillation de refus intérieur qui ne peut que remonter à la surface. Cependant, la structure hiérarchique de nombreux cultes ne permet pas le dissensus, leur structure fragile terrorisant par sa rigidité. En ce sens, le consensus ne peut jamais être qu'artificiel, ce que Brygo s'efforce de démontrer. La terreur par l’artificialité. L'apparition de nouvelles formes de spiritualité peut s'accompagner de nouvelles possibilités d'exploitation, d'abus et de manipulation. La montagne profane est une enquête sur des thèmes d'importance contemporaine.
Le travail de Chloé Dugit Gros se développe dans une porosité entre artisanat, design et art, chaque projet étant l'occasion d'expérimenter leur zone de rencontre en vue de déconstruire les hiérarchies culturelles. Manifestant un intérêt pour la transposition et le glissement des formes et des gestes d’un médium à un autre, ses oeuvres aménagent des « scènes » qui invitent à penser la production de formes sous l’angle de la performance, amalgamant les vocabulaires de la culture populaire mineure aux utopies modernistes de synthèse entre les arts. Be My Ghost fut d'abord le titre donné par Chloé Dugit Gros à une sculpture en cuivre conçue comme le portail d'une demeure fictive, une pièce inspirée de l'histoire de la maison légendaire que Miss Winchester, fille du célèbre armurier américain, se fit construire en Californie du Sud afin d'y semer les fantômes des victimes de tirs de ces carabines. Le portail de Chloé Dugit Gros, dépourvu de sa fonction sécuritaire et donc utilitaire, pouvait être traversé à la manière de fantômes, devenant une interface manifestant une invitation à des présences « autres » plutôt qu'une limite infranchissable.
"Be my Ghost" est ensuite devenu un projet in situ consistant à transformer et re-fabriquer le mobilier de l’atelier occupé par l’artiste durant sa résidence à la Cité Internationale des Arts. La scénographie de ce décor "agissant" rejoue dans l’espace certains artifices picturaux de tableaux de la Renaissance mettant en scène des apparitions. Chaque élément se voit "revisité" à la suite d’une analyse de sa fonction pratique et symbolique en vue de sa réinterprétation dans un nouvel objet plastique unique, à la frontière entre mobilier et sculpture.
© Chloé Dugit-Gros, The artist ( d’après George Goetz), Tapis en laine tuftée 125x200cm, vue d’atelier, travail en cours (pour le projet Be my ghost). 2023 crédit photo Chloé Dugit-Gros et 2 DUGIT-GROS_The artist ( d’après George Goetz), Tapis en laine tuftée 125x200cm, vue d’atelier, travail en cours (pour le projet Be my ghost). 2023 crédit photo Chloé Dugit-Gros
Écrire ou construire son "lieu" évoque ici d'autres expériences historiques de l'atelier, que l'on pense au "home" parisien de Piet Mondrian de la rue du Départ, ou encore à l'appartement-oeuvre d'art Approach Road de Marc Camille Chaimovicz. Tapis, rideaux, bureau, miroir, fauteuils et luminaires y forment une installation de pièces uniques en même temps qu’un espace habitable où se matérialise un réseau d’influences et de présences fantomatiques. L’atelier est reconsidéré comme espace fictionnel où les objets sont vecteurs d’un récit que le.a visiteur.e compose en rassemblant différents indices. Plutôt des altérités hétérogènes et polyphoniques, c'est la pureté de l’œuvre étendue à l'échelle de l'environnement et dépliée dans l'espace qui préoccupe l'artiste. Pour Chloé Dugit Gros, la construction du mobilier constitue une façon d'accueillir des présences dans le but de générer de nouvelles logiques d'hospitalité et de prolonger plus avant sa remise en cause des frontières entre art décoratif, artisanat et art. Comme dans une sorte de jeu de piste, les objets se répondent les uns les autres, semant leurs échos à travers l'espace, contribuant à y inscrire une trame narrative. Ce projet est aussi une manière de jouer avec l’imaginaire de l’artiste en attente d’être « visité » par l’inspiration, et une façon de questionner les rapports entre sphère domestique et sphère publique dans le cadre du travail.
Le travail performatif de Yasmine El Amri se nourrit d’allers-retours entre l’écriture littéraire expérimentale et sa pratique d’artiste plasticienne. Interrogeant le rapport entre le langage et le territoire, il consiste souvent à déclamer et performer des objets sculpturaux, des cartes ou des projections d'images qui représentent diverses zones géographiques "aménagées". Ces dernières années, elle s'est notamment intéressée aux réseaux de cours d’eau du territoire français et leurs lignes de partage, qu’elle ausculte et arpente en déviant poétiquement la langue des politiques d’aménagement publiques, pour proposer de nouveaux récits à partir de représentations géographiques.
Maquette - format « voyage » est un projet qui fait suite au travail engagé depuis 2019 autour d’une grande maquette trouvée dont elle a reconfiguré entièrement le « périmètre » en sculptant de nouveaux reliefs et en y insérant un ensemble d’infrastructures (barrage, viaduc, plan d’eau, voie de train, autoroute, piscine tournesol). Agencée dans une trompeuse cohérence, cette sculpture-périmètre fait fi de l'habitat préexistant, de la prévention des risques d'inondation, d'effondrement, ou de catastrophes naturelles. Elle se déploie comme une géographie à performer et un écosystème vivant - des éléments organiques, comme des mousses et lichen co-existant avec ce relief de plâtre et de résine. S’en faisant la "promotrice", Yasmine El Amri se sert de cette sculpture comme d’un terrain de jeu qui, "ne ménageant pas ce qui pourrait pré-exister", devient l’occasion d’un nouvel arbitrage, personnel, de l’environnement.
© Yasmine EL Amri Maquette
Le projet présentée pour l’AIC consiste à réaliser une nouvelle maquette portative, destinée à l’itinérance, qui impliquera une « réhabilitation » de son territoire avec l’ajout de nouvelles infrastructures et la confection d’un coffre en bois orné de pierres taillées. Le projet se construit dans la suite de ses performances prenant sa pseudo-maquette comme support de discours et véhicule de récits, un travail performatif par lequel l’artiste affirme aussi s’approprier la tâche communément déléguée de « médiation » sur son œuvre, évoquant par-là l’héritage de Andreas Fraser ou des performative tools de Guy de Cointet.
Des questions écologiques traversent ici l’exploration des topographies contemporaines du territoire, touchant aussi aux paradoxes et aux contradictions des politiques d’aménagement, entre exploitation de la nature à des fins de rendement (tourisme, électricité, etc.) et impératifs écologiques. En s’emparant de cette portion de territoire où les éléments artificiels et vivants et des infrastructures "plausibles" mais incompatibles co-existent, l’artiste veut construire un laboratoire poétique d’expérimentation de l’urbanité. Maquette est ainsi une façon de re-déposer une mémoire, des fantasmes et des souvenirs dans un espace représenté. Outil performatif, cet objet devient une sorte de fétiche, un objet de désir qui appelle des explications à la fois banales et mystérieuses : sur fond d'évocations subliminales du forçage anthropique de la terre et de la séparation entre France d'en "haut"et d'en "bas" émergent de nouvelles hypothèses et de nouveaux récits sur l'usage spéculatif et poétique d'un territoire artificialisé.
Élise Florenty et Marcel Türkowsky travaillent en duo depuis 2009, leur pratique se compose de films courts et de moyens-métrages dans lesquels le regard qu’iels portent sur leur rapport au monde s’entremêle à la fiction et à une poétique du langage. Les questions historiques et politiques abordées apparaissent dans une forme de conscience altérée, où rêves et hallucinations côtoient une dimension savante à travers l’association d’images et de sons. En se déployant dans différentes géographies, en Asie, en Amérique et en Europe, des personnages sont mis en scène, impliqués dans des quête solitaires mais dont le médium filmique permet de relier les personnages entre eux afin de former une communauté ou humains et non humains se retrouvent liés.
Le projet À la recherche du Boojum est un court-métrage documentaire et fictionnel autour d’un arbre au caractère supposément maléfique du Nord-Est du Mexique. Tiré d’un poème de Lewis Carroll, La chasse au Snark (1876), le Boojum est incarné par un monstre qui fait disparaître quiconque le voit. La dénomination de l’arbre est par la suite reconnue dans le milieu académique lorsqu’un botaniste en mission dans la région en fait la découverte (1922). Le terme est également utilisé par le peuple indigène Seri qui habite dans le Golf de Californie, tandis que son nom originel Cototaj incarnerait initialement la présence des ancêtres. Le récit se situe dans les zones endémiques de l’arbre et suit le journal de bord d’une ethno-botaniste et de son fils à la rencontre de cet arbre, mêlant rêve et réalité, dérive autant scientifique que onirique. La narration se tisse de différentes typologies d'images qui entretiennent une ambiguïté sur les limites du réel et de sa fiction.
© Élise Florenty "Sketch pour A la recherche du Boojum", dr
Ce projet s'intéresse à la relation de l’Homme à la nature, en suivant plusieurs pistes : ethnographique, poétique, et académique. Le film n’entend pas apporter un regard uniquement documentaire. Par les différents registres d’images tournées dans le désert et des lieux universitaires ou urbains, passe d’un mode de pensée à un autre et permet d’étendre une narration prenant en compte, les symboles, les fables occidentales et leur écho aux mythes anciens d'une communauté
d’Amérindiens. ou encore le regard plus anthropologique, interrogeant notre relation à la nature et à l’Autre. Cette mise en regard permet de projeter des questionnements également politiques et sociaux, notamment à travers le risque d’extinction de la langue du peuple Seri. Le film raconte ainsi une mythologie amérindienne repeuplée par le récit filmique. L’arbre s’il ne se laisse pas toucher dans la cosmologie amérindienne ou observé dans le poème de Lewis Carroll, incarne à la fois une forme ludique et profonde. La chasse au Snark étant avant tout une chasse à la signification.
Maïder Fortuné développe un travail vidéo fondé sur l’image et sa fabrication à partir d’un motif ou d’un processus de mise en scène, depuis quelques années, cette démarche s’articule autour d’un désir de récit et d’écriture. Depuis 2014, elle collabore avec Annie Macdonell, ensemble, elles développent des narrations comme formes où le langage et l’image se construisent et s’augmentent mutuellement. Nourries de leur pratique de l’art et de leur enseignement, les réalisatrices injectent ces expériences dans leur production artistique, comme dans la conférence performée Stories are Meaning-Making Machines (2015) où elles reviennent sur leur rencontre, leur implication dans une école d’art française et leurs premières réalisations, investissent la question du récit et de l’école. Sous la forme de docu-fictions, Maïder Fortuné et Annie Mcdonell posent une méthodologie féministe et située, enseignantes depuis de nombreuses années, elles tendent à travers une trilogie de films de construire un récit critique où les tensions inhérentes à la pratique artistique s’articulent à la dimension du politique dans l’art. Le premier film, Communicative Vessels (2020) s’intéresse au rapports et aux rôles existants entre étudiante et professeure à travers l’incertitude des hiérarchies et du jeu de miroir qui s’opère. Outhere (for Lee Lozano) (2021) part de la figure de l’artiste conceptuelle et d’un cours/conférence en revenant sur un dispositif pédagogique radical proposé dans les années 1970, esquissant les limites du cadre institutionnel autant que le modèle artistiqueactuel remis en cause.
© Maïder Fortuné OUTHERE (for Lee Lozano), dr
Win Last Don’t Care vient clore cette trilogie dédiée à la pédagogie en art et interroge l’écriture des films sur l’art à travers une pensée féministe sur les rôles des différentes figures. La figure de l’artiste est ici suivie à travers l’école d’art, sa communauté et sa précarité. En tant que décor de tournage, l’école d’art incarne au sein du film un espace plastique en perpétuel changement, autant qu’un outil narratif se posant comme lieu de l’enquête mettant en exergue la crise des institutions artistiques et des possibles approches de son dépassement. Mêlant film, installation et reenactement des luttes des années 1970 et notamment de l’audition de l’Art Workers’ Coalition, ce récit s’écrit avec les voix des étudiant.es engagé.es avec qui elles travaillent. Cette recherche filmique propose une réflexion sur les écoles d’art, ses institutions en danger, en examinant ce que cela signifie faire de l’art dans le contexte du capitalisme tardif, à partir de l’école d’art comme laboratoire de transformations sociales contemporaines. Les moments documentaires et fictionnels permettent de basculer dans plusieurs grammaires en passant par l’histoire de l’art pour émettre un parallèle possible avec notre époque et les potentiels qui restent encore à activer.
Qu’il s’agisse de ses vidéos ou de son travail pictural, Alice Goudon cherche à créer des brèches dans lesquelles des réalités alternatives pourraient émerger et donner lieu à des expériences paradoxales et cathartiques mettant en jeu les rapports du soi à l’autre. Son œuvre s’inscrit dans une réflexion sur la notion de monde parallèle ou de fictions alternatives. Face aux déplacements des normes qui fixent la limite du réel et de la fiction, du soi et de l’autre, Alice Goudon sonde les stratégies intimes que les individus mettent en place pour se protéger contre des formes d’oppression et de violence. Dans ses peintures, elle met en scène des métamorphoses physiques sous la forme d'enveloppes ou de masques, de costumes et de mues qui souvent cristallisent les affres et les paradoxes des phénomènes d'intersubjectivité dans le monde contemporain, les mutations que l'individu doit subir afin de s'intégrer dans un groupe social, qui en même temps l'isole. Derrière la théâtralité, l’artiste affirme vouloir atteindre "le brut", la confrontation directe et permettre de rétablir la communication entre des mondes qui ne peuvent plus communiquer.
"Vue de l''atelier d'artiste derrière la porte"© Alice Goudon
Qui est le fou du vrai ? marque un tournant vers les arts vivants et une réflexion plus poussée sur le contexte de l’exposition et les situations collectives et inclusives du spectateur et spectatrice Mobilisant peinture, écriture, installation, musique et performance, ce projet est conçu comme le déploiement performé et spatialisé d’une série de peintures figurant des personnages dotés d' "armures névrotiques". Les protections que celles-eux-ci se construisent afin de se maintenir indemnes dans la réalité collective (le "monde du vrai") les amènent à expérimenter le basculement dans le monde du "fou". Le projet est pensé en relation avec l’espace d’exposition dans lequel il s’agira d’instaurer une proximité entre les personnages en armures "sortis" de la peinture, communiquant entre eux, et qui tentent de s’intégrer au monde réel dans une interaction proposée au spectateur. A travers ce projet, Alice Goudon dit chercher à révéler des états psychologiques et physiques temporaires éprouvés face aux déséquilibres de la collectivité. Elle veut interroger dans un registre de l’absurde les effets des processus d’adaptation, en référence également aux stratégies mimétiques du vivant, entre préservation, protection et destruction du contact avec l’autre. En écho avec sa pratique du film où les personnages mettent en place des mécanismes de fuite psychiques en réponse à une oppression, ce projet ouvre une brèche entre espaces physique et de représentation en recourant à une esthétique théâtralisée, empreinte d’un humour ludique qui pourrait être qualifié de "post-surréaliste".
Laura Gozlan est une artiste multimédia qui travaille souvent avec des installations impliquant la sculpture et la vidéo. Ses récentes installations vidéo sont des incursions d'une sombre intensité dans des thèmes tels que la mutilation, les drogues obscures, le plaisir et les élixirs de jeunesse. Dans ces vidéos, Gozlan joue souvent un rôle central, endossant un personnage appelé "mum". Une figure sombre dans un lieu périphérique, parlant dans un monologue dirigé vers le spectateur. Elle fume des substances inconnues et prend des bains avec des élixirs. Un monstre de désir, prêt à franchir des seuils pour atteindre des objectifs d'immortalité et de plaisir charnel. Les vidéos frôlent le cinéma, c'est-à-dire qu'elles jouent avec les tropes cinématographiques.
© Laura Gozlan, "Specter Cruising" dr
En même temps, elles restent des installations vidéo, parce qu'elles sont présentées dans des galeries sur des écrans multiples, et parce que le personnage de Gozlan parle souvent à la caméra, un trope de la performance contemporaine mais pas nécessairement du cinéma. Les emplacements périphériques de ces installations vidéo sont particulièrement intéressants en raison de leur caractère inattendu, ce qui pourrait être des méridiens sur le bord des autoroutes, des tunnels sombres, des jardins étranges. C'est le désir insatiable de mum qui est peut-être le plus troublant. Dans sa nouvelle installation vidéo "Specter Cruising", Gozlan reprend son rôle et poursuit ses recherches antérieures. Cependant, il y aura également deux autres personnages, créant ainsi une narration dialectique. L'ambiguïté de ses personnages est terriblement troublante. Obsession de la santé, du plaisir, de la marginalité, de la saleté et du pouvoir. Rappelant le cinéma de David Cronenberg, l'humour noir est constamment présent dans le travail de Gozlan, une hyperbole de la consommation, de l'hédonisme, de la sordidité.
L'art se situe quelque part à la frontière entre l'installation, la performance, la sculpture et le design. Fugacités, son projet actuel, est une installation de sculptures émettant de la vapeur. Le mouvement de la vapeur, son jeu de gonflement et de disparition, donne aux sculptures un aspect à la fois éphémère et cinétique. Si la vapeur occupe le devant de la scène, les sculptures elles-mêmes, composées en grande partie de verre et de vaporisateur, sont conçues dans un souci d'exactitude esthétique et technique. Fugacités est une interrogation sur l'eau sous toutes ses formes, la vapeur comme sculpture cinétique, un tour de magie qui peut être contrôlé, avec des aspects sonores et lumineux. Hoffner ne cache pas l'aspect spectaculaire de Fugacités, quelque part entre la performance et la magie techno.
© Arthur Hoffner, "Recherche" dr
Un réenchantement de l'eau par une technique impressionnante qui enchante les sens. En effet, Fugacités présente un aspect écologique, une valorisation de l'eau et de son potentiel, un renversement des attentes construites. Le potentiel performatif des objets sculpturaux, brouillant la ligne entre le sujet et l'objet avec des exploits magiques de la poésie de la vapeur. Nous pourrions penser que les sculptures de Hoffner interprètent un langage raffiné de la vapeur. La forme que prend la vapeur offre une forme, une sorte d'expression transitoire ou temporaire qui existe entre la performance et la sculpture. Il s'agit là d'une antithèse de la sculpture traditionnelle. Fugacités frôle également le design, peut-être le design d'une maison futuriste où l'eau est vénérée pour ses propriétés magiques. Cet aspect du design est peut-être une sorte de thérapie, une émancipation sensorielle, qui rétablit le plaisir enchanteur de percevoir l'eau sous ses multiples formes.
My-Lan Hoang-Thuy fabrique des surfaces. Celles-ci prennent la forme de feuilles de peintures que l’artiste façonne à partir de coulures de peinture acrylique qu’elle sèche et solidifie, inscrivant la peinture autant comme un support que comme un geste. C’est en y revenant, en intervenant, sur ces aplats, qu’elle ajoute motifs et impressions photographiques qui s’incorporent à la surface. Savoir-faire technique et montage se lient à un aspect plus expérimental car plus direct et "bricolé", et extirpe la peinture d’une logique purement picturale vers un devenir objet-image. Ces surfaces, My-Lan Hoang-Thuy les travaillent avec sa vie, dans son atelier disposées au sol comme une maquette éditoriale trop large pour tenir sur une table. Désir de narration, humeurs, images étirées et flottantes se superposent en plusieurs couches, de sorte qu’elles ne sont jamais
vraiment lisses et intègrent à leur facture une certaine matérialité. Il n’y est finalement pas tant question de figuration ou d’abstraction, l’opposition binaire n’a plus tant lieu d’être puisque les deux s’y retrouvent, liées dans leur présence à des souvenirs d’enfance de l’artiste, entre résidus de sa culture vietnamienne et son intégration au paysage culturel français et son possible écrasement historique. Sur ces strates, ce qui est révélé est mieux caché, tout semble montré, et seul le sentiment d’une expérience réapparaît, sans jamais enfermer, mais d’où peuvent émerger des formes.
© My-Lan_Hoang-Thuy "Sans-titre", dr
Si ces compositions s’envisagent en tant que fragments, My-Lan Hoang-Thuy poursuit ses recherches en intégrant au processus de réalisation, l’aspect éditorial que revêtent ses formes, s’apparentent à un chemin de fer, à la fois éditorial et intime. Cette interaction entre approche picturale et éditoriale (déjà présente dans les éditions de l’artiste où ses pièces sont intégrées à
des mise en scènes photographiques) convoque ici un rapport à la complexité des surfaces et à leur possible profondeur, à travers la sensualité et la matérialité de la peinture, et prolonge une réflexion picturale autour de la surface comme apparat à la préciosité factice. Il s’agit alors de la mise en forme d’une quête tant introspective que méditative. L’intime et les souvenirs sont injectés dans les surfaces depuis lesquelles l’artiste soustrait une narration purement anecdotique pour mettre en place un langage.
Agata Ingarden cherche à construire des fictions passant par des formes sculpturales hybrides, intégrant vidéo, éléments organiques, technologiques et architecturaux. Son travail, nourri de récits liés aux "post-humanités" et à la science-fiction, interroge la matérialité et le corps soumis à l’invisibilité des flux. Elle a récemment développé une recherche sur la circulation du capital en termes émotionnels qui tente de concrétiser les métamorphoses psychiques et corporelles silencieuses induites par des phénomènes d'interconnexions et les nouvelles formes d'intersubjectivités médiatisées par la technologie. Marquée notamment par les écrits de Mark Fisher sur l'étrange (eerie) et le bizarre (weird), elle a construit depuis 2019 un monde "fictif", la Dream House, une simulation de la vie réelle dont elle extrait une série de vidéos et d'installations sculpturales. Chaque pièce reliée à ce programme matérialise une phase de l'évolution et d'individualisation des habitant.es de cet éco-système, les Butterfly People, des personnages hybrides aux identités fluides qui sont à la fois les captifs de ce monde et co-producteurs de celui-ci. Dans le nouveau volet qu'elle engage, elle travaille sur la réceptivité et les effets d'emprise de ces corps soumis à différents types d'ondes et de rythmes empruntés à quatre genres musicaux (basse, rave, métal, rythmique), poursuivant sa recherche sur la notion de « corps-instrument » déjà présente dans plusieurs œuvres sculpturales. Ces personnages expérimentent les limites de leur corps, de leurs états émotionnels par des mouvements à la frontière entre la transe et la danse, filmés grâce à différents dispositifs vidéo (caméras sur le corps, vidéo-surveillance, caméra 360°). Le point de vue adopté déstabilise toute possibilité de cadrer une identité autrement que par le mouvement et le flux.
© Ingarden "METAL", dr
Le thème très ancien de la métamorphose se relie, chez Ingarden, à une réflexion sur la capacité de résistance du vivant vis-à-vis des agents extérieurs, à la possibilité de brouiller les catégorisations épistémologiques opposant vivant et non-vivant, dégradation et régénération, moi et non-moi. Elle propose une sorte de mythologie post-apocalyptique, où le technologique et l'organique entrent dans un état de flux, et où des fragments d'objets industriels en ruines rencontrent des corps et des matières vivantes en mutation. Les installations qui émanent de la Dream House agencent des espaces liminaires, amalgames du domestique, de l'urbain et du virtuel, où de nouvelles formes d'alliances temporaires et de collectifs pourraient naître en dehors des généalogies anthropocentrées. Le "papillon de nuit", leit motiv de son œuvre, y apparait comme enveloppe d'un soi en devenir qui prolifère dans les ruines du capitalisme et de son positivisme rigidifiant. Sa démultiplication suggère une communauté fragile dont chaque installation de l'artiste pourrait proposer une scène d'apparition, en même temps qu'elle réagence les restes déchus de leurs mues. Plus qu'une métaphore, la "moth" ou le "butterfly" convoquent la question de l'extinction à l'intérieur d'un récit prenant pour cadre un underground nocturne fantasmé, une sorte d'éco-système où l'invisible trouve à s'ancrer dans les heurts et les discontinuités d'une matérialité "eerie", au sens où l'entend Mark Fischer; un sentiment esthétique lié à l'impossibilité de répondre, face, par exemple, à un paysage de ruines, à des questions telles que : "Qu'est-il arrivé à ce groupe ? Qu'est-ce qui les a fait partir ? Où sont-il allés ?".
Marc Johnson est un artiste multidisciplinaire. Pour développer des textiles de grand format, Johnson effectue des recherches au TextielMuseum de Tilburg. Les images qui seront transformées en textiles sont des collages numériques réalisés à l'aide d'un métier à tisser Jacquard à commande numérique. Ce mélange de technologie industrielle plus ancienne et de contrôle numérique confronte les hiérarchies historiques sur de multiples fronts. Tout d'abord, le métier à tisser Jacquard est une technologie désuète, une référence à la révolution industrielle et aux sources coloniales des textiles. L'adaptation du métier à tisser industriel à un dispositif technique de contrôle numérique complexifie le potentiel d'un vieil outil, créant un dialogue entre la technologie industrielle et la technologie numérique. Le fait de prendre des images numériques et de les transformer en œuvres textiles de grand format ajoute un contraste perplexe aux attentes de la linéarité historique, l'idée de progrès sur laquelle repose une grande partie de la rhétorique capitaliste est remise en question dans les textiles de Johnson.
© Marc Johnson, Marc Sea-Change, dr
Techniquement sophistiqué, le TextielMuseum de Tilburg dispose d'une équipe technique qui surveillera l'œuvre. Les collages numériques sont réalisés à partir de vieilles photographies du Bénin, pays d'origine de Johnson. Visuellement, l'utilisation de textiles redonne aux photographies une lisibilité sémiotique dans le cadre du tissage textile. Cela peut ouvrir les représentations à de nouvelles significations, peut-être surtout parce qu'elles sont organisées en collages, une technique qui offre une complexité qui conduit souvent à des liens inattendus. L'art de Johnson implique une enquête sur ses origines béninoises, une réécriture de l'histoire pour ouvrir des possibilités de compréhension plus intégrée d'un peuple qui a souffert du fléau du colonialisme européen pendant des siècles. L’artiste s'inspire du poète caribéen Derek Walcott et de ses poèmes sur la colonisation et l'oppression des corps noirs. Les textiles, la photographie et, aujourd'hui, les technologies numériques ont tous joué un rôle dans cette histoire coloniale. Johnson joue avec des médiums qui sont impliqués dans l'histoire qu'il cherche à réécrire. Travaillant à l'intersection des questions relatives à l'écologie et au post-colonialisme, le projet de Johnson est une réécriture de l'histoire pour réimaginer l'histoire post-coloniale et écologique.
Sur le langage capté comme force de travail au sein du tissu de la société capitaliste, Anne le Troter révèle les traitements d’une économie de la voix en constante éclosion. Dans son travail, l’artiste sonde le potentiel du langage, à travers des installations sonores, des performances et des écrits. Si cette économie est disséquée en tant que force de travail dans ses expositions, dans ses performances, en revanche, les voix d’autrui trouvent refuge, abritées par le corps de l’artiste qui fait lieu et protège, comme si elle pouvait physiquement revêtir la parole des autres. Le corps living room, pièce de théâtre radiophonique prend la forme d’un vinyle produit en collaboration avec *Duuu Radio. A partir d’un texte écrit par l’artiste, un groupe de parlants et parlantes composé de Martin Bakero, Eva Barto, Agathe Boulanger, Victoire Le Bars, Anne Le Troter et Simon Nicaise , se rend en forêt pour enregistrer la pièce, interprétée sur trois jours. Inspirée de la 1 pièce de danse Merce Cunningham « Antic Meet » où le chorégraphe tombe sous le charme d’une société inconnue et tente de s’approprier par le mobilier le mouvement des corps des autres danseur et danseuses, Le corps living room se situe à rebours de cette démarche. Le groupe de parlants a une telle conscience des règles qu’ils et qu’elles décident de s’invisibiliser dans les bois, sans prévenir. Les corps décident de faire grève et s’engagent dans l’immobilisme, étudié comme un moyen de libération et de contestation politique.
© Anne Le Troter, dr
La production d’un objet sonore interroge la parole délocalisée puisque le groupe de parlants et de parlantes s’immobilise chacun leur tour et se transforme en aire de repos. En imitant par leur corps un mobilier commun et quotidien dans l’écrin de la forêt qui les entourent, chacun propose une alternative à l’utilisation de leurs corps en veille, accueillant un nouvel ancrage de la voix. Cette pièce radiophonique fait suite et écho au texte La Porno Plante écrit par l’artiste en 2021 où d’autres parties du corps commencent à parler, dont le sexe qui se métamorphose par ses comportements en plante. Après avoir étudié la médecine forestière lors de sa résidence à la Villa Kujoyama (Kyoto), la sylvothérapie (le soin par la promenade en forêt) employée comme méthodologie lui permet d’envisager ce lieu comme un corps vivant à enregistrer. Dans la plupart de ses pièces, Anne Le Troter enregistre le bruit des lieux où elle se trouve, ici ceux de la forêt lui permettent de créer des nappes sonores et d’accentuer l’environnement des voix. L’artiste aborde l’utilisation des corps dans un environnement extrait à toute règle à partir d’un texte conceptuel parachevé par les expériences des participants . Le corps living room s’inscrit dans une réflexion sur la mise en place d’une pièce de théâtre où le spectateur et la spectatrice en est exclu, jusqu’à l’écoute de l’enregistrement pressé sur vinyle. La forêt conditionne une forme de répit transmise aux participants et participantes dont leur corps incarnent un espace de repos. Anne Le Troter pose ici une nouvelle géographie de la parole et émet une alternative possible par l’immobilité comme moyen de libération et de résistance, en relation avec une dimension méditative. 1
Commentaire de l'artiste : "Bienvenue en forêt. Nous voici au cœur d’un studio d’enregistrement à la chlorophylle où le fond vert qui nous est proposé nous servira de support à de multiples projections utopistes tandis qu’en fond et comme "spectateurices" des oiseaux acclameront l’effort. J’invite chacune et chacun d’entre vous à se rapprocher d’une fougère dans la forêt et d’en faire un microphone végétal."
1.Rencontrés précédemment à Bétonsalon - centre d'art et de recherche à l’occasion de son exposition personnelle 1 « Les volontaires, pigments-médicaments » (18 février - 23 avril 2022).
Sabatina Leccia, en tandem avec Clara Chichin, brouille les lignes entre la photographie et le dessin, créant des objets hybrides. Travaillant avec des représentations photographiques imprimées et "augmentées" du mur à pêches de Montreuil, le projet de Leccia et Chichin est à la fois un travail de mémoire et d'activisme. Le mur à pêches est un monument historique qui risque de devenir méconnaissable en raison des changements qui se produisent à Montreuil. Son importance est à la fois historique et contemporaine, il est une trace vivante des origines de Montreuil en tant que producteur de fruits, et continue d'être actif à la fois en tant qu'espace de loisirs et producteur de nourriture. La menace qui pèse sur le Mur à pêches concerne l'évolution de son usage, mais aussi sa perte d'identité, du fait de la réaménagement prévu et de l'évolution des relations avec les communautés qui l'ont historiquement fréquenté.
© Tirage jet d'encre pigmentaire effectué à la Capsule93, sur papier teintés à partir de végétaux et piqués à l'aiguille par Sabatina Leccia.
Le mur à pêches est un espace vert, une zone de résistance aux changements urbains, un lieu où il est possible de décompresser, de se réorienter, et un quartier où subsiste l'entraide entre les habitants. C'est un lieu de mémoire important, et l'art est un moyen de questionner l'histoire du site, en la tissant dans un sens contemporain. Leccia et Chichin proposent de combiner leur travail avec différents médiums - le dessin expérimental pour Leccia et la photographie pour Chichin. En imprimant sur papier les photos de Chichin du mur à pêche, elles créent un chemin de représentation à travers lequel Leccia peut explorer ses expériences en dessin - qui consistent souvent à faire des séries de petits trous avec une épingle, créant une nouvelle sensibilité, qui remet en question le rôle historique du mur à pêche, et ouvre une possibilité de réenchantement d'un lieu. Leur projet collectif peut être considéré comme la création d'une carte sensorielle qui réoriente la compréhension du lieu.
Voir "Le bruissement entre les murs", une dédicace à la nature et ses métamorphoses
Le travail de vidéo et de performance de Rafaela Lopez se définit comme un jeu sur les frontières entre les langages de l’art, du documentaire et du divertissement. Animée par la volonté de dépasser les frontières des publics institués du monde de l’art, de trouver des formes inclusives qui puissent faire communiquer des mondes séparés, la question de l’adresse structure chez l’artiste la forme de l'œuvre : un espace d’accueil où les formats de l’art et de la culture populaire mainstream s’alimentent et s'éclairent mutuellement. Showtime (2ème chapitre) est un projet de film portant sur des communautés de strip-teaseuses pratiquant le pole dance dans divers clubs de New York. En se plaçant des deux côtés de la scène, celle des danseuses et du public, Rafaela Lopez souhaite mener une enquête documentaire réactivant le protocole mis en place dans son film précédent ShowTime (2023) où elle avait suivi pendant une année, caméra au poing, le quotidien de groupes de danseurs du métro new yorkais.
© Lopez Roz, dr
Si, dans le premier volet, l’artiste explorait les dynamiques des communautés masculines marginalisées et racialisées, elle veut ici tourner son regard vers des groupes de femmes. Elle maintient sa méthode d’enquête en immersion dans le quotidien des personnages qu’elle suit. Leurs identités se révèlent au fil de la rencontre que le dispositif documentaire aménage pas à pas, sans visée démonstrative. Derrière l'objectivité documentaire qui implique une part d'effacement de sa présence, Rafaela Lopez explore le réglage de la distance permettant de dire le réel tout en neutralisant toute forme d'exotisation ou de spectacularisation. L’ambition est ici d’interroger la place des femmes dans ces pratiques et les phénomènes d'empowerment dans les cultures marginales du spectacle et ainsi dépasser la simple assimilation de ces pratiques avec des formes d’objectification du corps féminin. Showtime (2ème chapitre) s'ancre dans une question sociale où des enjeux féministes se croisent avec celui des rapports de classes, dans un pays où les stratégies de survie se cristallisent et se performent au quotidien dans des formes d’expression culturelles. Ce travail prolonge et approfondit son intérêt pour les langages populaires et les agent-e-s qui les fabriquent et les transmettent dans les interstices des visibilités dominantes. Son exploration des formes d’implication sociale de l’art rejoint ici une ambition sociologique plus appuyée.
Marie Losier s’approche des gens qu’elle aime en se tenant derrière sa caméra, une Bolex 16mm investie comme l’extension de son œil, grâce à laquelle elle pénètre des mondes, et en capture les éclats, les sublimités individuelles au fil d’années passées avec ceux.celles qu’elle filme. Dans son œuvre cinématographique, le documentaire côtoie le collage tactile de l’image et du son mais aussi des trucages, des déguisements bricolés, des spaghettis de l’imagination qui eux collent à la vie des personnages qu’elle filme. Elle capte des portraits de personnalités, souvent new yorkaises, peu et pas assez reconnues qu’elle rencontre : le groupe Arlt, les cinéastes Kuchar, la chanteuse performeuse Peaches, l’artiste Genesis P-Orrigde, la chanteuse April March, Tony Conrad et son film The Flicker, Alan Vega du groupe Suicide, entre autres, et qui deviennent les sujets de ses productions filmiques, s’inscrivant dans une réflexion entière sur le rapport aux autres. Le système de travail ou de "faire société" des sujets qu’elle film, devient la poussière d’étoile qu’elle saisit, sur des artistes hors circuits, de musiciens et musiciennes, performeurs et performeuses, danseurs et danseuses, auteurs et autrices toujours liés à une performance de l’art mais aussi d’une approche plus touchante de l’âge qui passe, de l’amour des corps, parfois endommagées qui s’affirment, dans la légèreté et la profondeur qui constituent un sujet ouvert et récurrent dans sa pratique.
Depuis plusieurs années, son travail cinématographique s’étend et se déplace dans l’espace d’exposition, une extension qui se transforme en permanence, glissant dans et à côté de ses films - comme un rideau bleu, élément scénique s’il en est, qui vous scrute - tout en restant liée par les mêmes rencontres.
© Marie Losier, "Peaches Escalier", dr
Dans des monotypes peints à l’huile sur du papier de riz, ses amis sont toujours accompagnés d’un objet choisi, aussi secret que chargé de sens. Les aquarelles sous forme de collages font apparaître des personnages tout en pieds, allongés, étendus, teintés comme délavés par la couleur, eux.elles aussi accompagnés, d’un animal, d’un objet domestique, ou de deux yeux, peut-être les siens. Ces dessins sont remplis de délires introspectifs, de manifestations psychés et de projections romantiques, dans le sens où elle porte de l’amour à chacune de ces rencontres et de leurs représentations. Dans sa production de céramique, c’est sa caméra molle et ses pellicules, des pieds monstrueux comme des chaussons, des figurines qui semblent sortir de la
matière pâteuse de l’imagination, qui dégoulinent de l’espace mental. Dans cette extension de la relation au film qui se retrouve partout, la preuve de cette matérialité ne saurait être plus présente que dans ses ensembles de boîtes vidéos qui accueillent des boucles
d’images en mouvements, prélevées à des rushs non utilisés de ses longs métrages - des outtakes - parfois directement pensées pour ces écrins. Ces boîtes, peintes ou habillées de tissus, de perruques, de mousse verte et de plumes, font écho, par les matériaux employés à chaque sujet filmé. Le réceptacle baroque fait hommage au début du cinématographe, en découle alors un objet filmique qui apparaît par ce dispositif sculptural dans un environnement restreint, à la physicalité encore un
peu plus intime. Marie Losier y rend l’acte de visionnage d’autant plus intentionnel, en établissant pour chaque boîte son propre système, sa propre stratégie de visionnage. L’image ne peut être regardée qu’à travers des mécanismes enclins au voyeurisme : judas, peep show, optiques, filtres et escalier miniature, dissimulent ou révèlent le contenu de la boîte en fonction de notre déplacement et font entrer le regardeur, le sujet filmé et l’objet filmique en tension. Partout, Marie Losier approche la question du regard, l’observation des singularités où la vie réelle et celle parfois plus sirupeuse que l’on choisit de fantasmer se rejoignent.
Garush Melkonyan produit des vidéos inscrites dans des dispositifs scéniques répondant à un protocole établi pour chacune d’entre elles, qui reprennent tour à tour à l’image, des conventions cinématographiques et télévisuelles, dialoguant avec la projection d’une fiction incessamment perturbée par le langage. L’actualité et son penchant politique interviennent de manière récurrente, afin de souligner la manière dont le langage est mis en scène, et monté lorsqu’il est médié, comme dans The Interview (2017), où deux femmes apparaissent sur cinq écrans grandeur nature et répondent à des questions dont le déroulé se fait de manière aléatoire, participant à une construction absurde du langage. A partir de cette approche formelle, Garush Melkonyan mène une réflexion sur le langage et la place de l’individu, à travers les dispositifs qui permettent d’inclure le specteur et la specteurice et sonde les mécanismes du langage à travers leur décontextualisation. The Facet prend la forme d’une fiction expérimentale, tournée en plan séquence dans lequel l’artiste filme un dispositif de neuf miroirs à têtes modulables. Il s’y reflète un narrateur interprétant un
monologue, accompagné d’interprètes qui orientent le dispositif vers des éléments du décor.
© Garush-Melkonyan "Vue d’exposition "Ubi sunt", 2019, dr
L’artiste poursuit ses recherches sur les limites du langage, qui se jouent dans les voix incarnées des membres de la communauté LGBTQIA+ arménienne ayant participé.e.s à des actions militaires ou
qui en ont subi les conséquences, interrogeant l’impact du conflit existant entre l’Arménie et l'Azerbaïdjan depuis 1988. A la suite de ses rencontres avec les communautés artistiques militantes d’Arménie, Garush Melkonyan injectent leurs témoignages qui peuplent des personnages façonnés de contradictions et d’expériences divergentes, permettant de saisir différents points de vue, en proposant une réflexion sur la recrudescence de l’action militaire en Arménie et l’influence qu’un conflit de territoire, aux origines soviétiques avec l’Azerbaïdjan, peut avoir sur l’impacte des vies des corps. Ce projet rend compte d’une recherche sur la physicalité de l’esprit et du corps dans l’espace. The Facet s’inscrit dans la continuité des protocoles établis par l’artiste pour chacune de
ses vidéos, en infiltrant cette fois les procédés et les paramètres de la mise en scène au cours du tournage. En créant ses propres outils de mise en scène, des objets physiques, tels que des masques en verres et des écrans, une dimension performative s’installe et fait suite à une réflexion sur l’image et sa manipulation. Le langage, le discours et le texte y tiennent une place prépondérante par la perturbation et le détournement de leurs codes, tandis que l’image est employée pour mettre en scène les discours et leurs séquelles dans un contexte précis, augmenté par un dispositif visuel visible afin d’interroger les futurs possibles de ces personnages.
L'art de Jonathan Pêpe mêle l'ancien et le radicalement nouveau. Par exemple, avec son projet actuel Sub-surfaces. Dans ces eaux-là, il réalise des scans 3D d'ex-votos étrusques. Avec ces scans, il créera des animations en 3D impliquant des ruines architecturales et des déchets. Qu'est-ce qui peut émerger de la combinaison de l'iconographie ancienne et des nouvelles technologies ? Les nouvelles technologies cybernétiques et numériques peuvent potentiellement révéler des énergies dormantes, une esthétique qui rappelle de manière frappante le concept d’animisme machinique de Félix Guattari. Réanimer ce qui semblait mort, désuet ou inanimé. Néo-animisme. Impressions 3D du rituel étrusque. Numériser les artefacts, leur permettre de respirer, insérer un nouveau sens subjectif. La vision historique élargie de l'art de Pêpe prend en compte tous les aspects de l'art, de l'ancien (étrusque) à la géométrie de la Renaissance, en passant par l'animation 3D. Un tel balayage de l'histoire peut être perçu comme anachronique, mélangeant des représentations, des techniques et des matériaux qui semblent incongrus. Comme l'a récemment écrit le philosophe Achille Mbembe, nous nous trouvons aujourd'hui dans un contexte d'explosion de l'animisme, qui est à la fois lié au capitalisme tardif et au réveil d'anciennes dimensions spirituelles.
© Jonathan Pêpe "Sub-surface 3", dr
L'art de Pêpe pose les questions suivantes : "Les objets qui nous entourent sont-ils vivants ? Ont-ils une subjectivité ? Manquons-nous de respect pour un objet si nous ne tenons pas compte de sa sensibilité potentielle ?" Jeu entre l'aquatique et le mécanique, Sub-surfaces. Dans ces eaux-là cherche à poser ces questions qui restent normalement des hiérarchies tacites, permettant aux objets inanimés d'avoir une voix, renversant les simplifications excessives d'une vision anthropocentrique du monde. Rompre avec la fausse dualité entre objet et sujet, renouveler une perspective sur la perception non-humaine comme étant à la fois potentiellement complexe et inconnaissable.
Le travail de Stefane Perraud explore la formation des imaginaires liés aux ondes et aux ruines « invisibles » du capitalisme. Ces dernières années, ses projets se sont orientés vers les questions d’appropriation littéraire et esthétique des savoirs scientifiques. Inscrit dans cette lignée, Les Archives Gamma est un projet qui se construit autour d’une base de données rassemblant la mémoire du nucléaire. Créée et alimentée en continu par l’artiste en collaboration avec l’écrivain Aram Kebabjian, cette vaste archive liée à la découverte de la radioactivité télescope mêle faits, fantasmes, propagandes, récits scientifiques. Cette constellation de données (pour le moment 8000 posts), choisies en raison de leur potentialité narrative, cherche, selon l’artiste, à reproduire le "vertige d’irréalité" associé à cette matière invisible et à appréhender ce phénomène dans sa complexité et ses proliférantes ramifications. Accessible via un site web, l’archive sert également de matériau pour des installations et, depuis cette année, de partition pour des conférences performées. Le projet proposé pour l’AIC consiste à convertir cette première interface web pour le moment documentaire en une œuvre à part entière, consultable en accès libre sur internet.
© Perraud, "Dindon" dr
Ce projet s’insère dans la continuité de précédentes installations reliées au projet GAMMA, notamment au Lieu Unique à Nantes en 2021 et de plusieurs autres oeuvres reliées aux récits et aux imaginaires de l’atome, cette matière dont la temporalité mais aussi l’imperceptibilité défient la possibilité narrative. Il s’agit pour Stefane Perraud d'ouvrir un point de vue stratifié et multiple plutôt qu’idéologique ou linéaire sur cette matière qui pourrait nourrir un débat en permettant au public d’agencer ses propres liens et de former de nouveaux réseaux de connaissance sur cette histoire déterminante souvent dissimulée ou du moins perçue comme « épistémologiquement » opaque. En s’emparant des « imaginaires » ou « récits » du nucléaire, Stefane Perraud s’inscrit dans un ensemble de réflexions contemporaines sur la possibilité d’écrire l’histoire de l'énergie radioactive à l'heure de son redéploiement. L’art y est investi comme une zone frontalière où les savoirs et les discours scientifiques sont remis en narration et replacés dans une nouvelle perspective de transmission.
Dans son travail de sculpture, d’installation, de vidéo, et de pièces chorégraphiques, Emilie Pitoiset nous incite à penser les facteurs sociaux et économiques qui imprègnent le corps individuel et collectif. Portée par des formes de narrations instables propres à la comédie humaine, aux métafictions, à l’ironie et à l’absurde, sa pratique artistique produit des basculements entre documents, hors champs et fictions vénéneuses. En mettant délibérément en jeu une certaine illusion, ses pièces mettent à mal les limites de la perception et les attentes auxquelles le spectateur peut être confronté. Ses expositions précédentes Maniac (Klem’s, 2020), Tainted Love (Confort Moderne, 2017), ou The Vanishing Lady (Klem’s, 2016) posent une réflexion sur le corps en crise, lui-même déstructuré, que l’artiste investit à travers les notions de mouvements d’épuisement, de transe et de chute, des changements d’état et des résistances qui opèrent. Si elle poursuit ses recherches liées à l’épuisement inhérent de la matière et du sujet, elle insère une dimension rituelle de l’objet, du travail et de l’entertainment dans une fatigue contemporaine mettant en tension la culture de la surabondance, les vêtements et gadgets culturellement limités et leurs symptômes possible d’aliénation.
© Émilie Pitoiset "Inemuri (present while sleeping)", dr
À partir de différentes techniques de moulages et d’expérimentation de nouveaux matériau - résine, silicone, latex, métal -, Emilie Pitoiset prélève des formes à la fatigue devenue vecteur d’objets et d’accessoires, aussi bien associés au corps qu’à la consommation, dont l’usage, porteur de fantasmes, est destiné à améliorer du bien-être physique et mental, tel que le sommeil sur le lieu de travail, ou le rituel quotidien du massage facial. En portant les marques de l’expérience humaine et des traces accumulées, ces sculptures évoquent à la fois leur devenir attractif et leur perte, captation collante du capitalisme. L’artiste leur donne une consistance flasque, une mollesse qui prolonge l’ambiguïté de ces objets déviés de leur contexte, dont le travail sur la matière permet d’interroger leur usage même, leur affaiblissement et d’envisager une chute, dégoulinante, puisqu’ils ne sont plus érectiles. En d’autres termes, ces objets s’insèrent dans l’optimisme anesthésié de l’économie du bien-être, dont les effets gadgets touchent autant au mutant, au mignon et au sexuel, aliénés par une dimension rituelle qu’ils requiert, une utilisation répétée, compulsive ou une habitude. Emilie Pitoiset questionne dès lors la valeur des objets et le service qui leur ai demandé, à travers leur « promesse séduisante sur le gain de temps, la réduction du travail et l’expansion de la valeur » qui se rapproche du gimmick tel que théorisé par Sianne Ngai (Theory of the Gimmick. Aesthetic Judgement and Capitalist Form, Harvard University Press, 2020) et la panoplie de leurs fictions cosmétiques, tout en convoquant le hors champs, puisqu’aucun corps n’est présent.
Les images que Soraya Rhofir implante et dissémine dans l'espace à la manière de personnages et de décors sont prélevées dans un vaste répertoire de la culture visuelle commune et "low", bandes dessinées, magazines de réclames, films d’extraterrestres ou encore banques d'images archéologiques. Extraites de leur contexte, elles sont agrandies à l'échelle de l'architecture et retravaillées sur des supports en bois peints dont la facture artisanale, évoquant d'anciens décors de théâtre ou de fêtes foraines, ou encore des pancartes promotionnelles de supermarché, trouble la hiérarchie des plans. Le stéréotype apparaît ainsi défait de son pouvoir normatif, de sa capacité à transmettre un message transparent, et devient apte à révéler d'autres filiations mineures et histoires cryptiques.
© Soraya Rhofir Feuilleté de Genèse. Rosacée, 2023, peinture-impression sur papier 65 x50 cm, dr
Appartenant à une génération qui a connu la déhiérarchisation et le nivellement des images avec l'essor d'internet, sa méthode d'appropriation privilégie les endroits où l'image a été la plus aplatie, là où une forme de précarité ou de latence domine. Son opération relève ici d'une sorte de transsubstantiation "low tech"qui met à mal nos réflexes de discrimination en donnant à chaque image une voix, nous plaçant ni face à de bonnes images ou de mauvaises, mais plutôt à des potentialité d'être ou de devenir. C'est à l'occasion d’une expérience de direction artistique et de réalisation de décors pour un film de science-fiction de série B du réalisateur américain Trent Harris que Soraya Rhofir a réorienté son travail vers une pratique plus assumée du décor. S'inscrivant dans ce mouvement, le projet intitulé Feuilleté de genèse la conduit à réexaminer d'anciennes pièces stockées dans son atelier depuis plusieurs années. Certaines ont été endommagées, d'autres sont des fragments d'installations in situ qui n'ont plus l'identité que leur conférait la situation d'exposition. Pour Soraya Rhofir ce regard rétrospectif est semblable à l'établissement d'un diagnostic qui permettrait de statuer sur un potentiel devenir de ces productions "sinistrées", leur possible métamorphose en de nouveaux matériaux de création, une modification d'état qui relève, selon l’artiste, d’une réduction d’ordre alchimique et d’un geste émancipateur. À partir de ce matériau transformé, le projet est de créer un nouveau corpus d'œuvres sur supports souples, inspirés des décors de cabaret. Dans les cabarets, le passage "d’un tableau à un autre" se fait par l'intermédiaire de techniques illusionnistes rudimentaires. Dans l’œuvre à réaliser, ces techniques de scène devraient entrer en résonance avec des images vectorielles issues d'une technologie obsolète dont l'artiste veut se servir comme référent pour penser l’organisation spatiale de nouvelles installations flexibles.
La modification de ses œuvres antérieures prolonge ici, en l'appliquant à sa propre production, le geste de "sauvegarde" qui anime son travail à l’égard des images "faibles" ou "sinistrées" (du point de vue des valeurs et du sens) qu'elle recontextualise. Il s'agirait ainsi de créer des récits destinés à une communauté d'images "muettes", non pas tant pour recycler le non-sens en nouvelles significations, mais plutôt afin de prolonger encore cette poétique du mineur, en la chargeant d'un certain niveau d'obsolescence, afin de faire dérailler la mécanique des fictions majoritaires.
Simon Ripoll-Hurier réalise des films et des pièces radiophoniques qui, redéfinissant les rapports entre l'écoute et le voir, s'intéressent à la présence de ceux que l'artiste appelle des "invisibles". Projet d'installation vidéo, de pièce radiophonique et de film, Le ciel du Nord prend pour point de départ une légende du village familial de l’artiste : un certain Ardo aurait tenté de s'envoler au tournant du XXe siècle de l’église d'un petit village picard muni de grandes ailes. La fin de cette histoire étant inconnue, le destin d'Ardo reste encore « suspendu » entre le ciel et la terre du nord de la France, oscillant "entre le probable - il tombe - et un possible qui reste à écrire". Ripoll-Hurier se sert de cette légende comme d'un levier pour embrayer un récit traversé par des micro-histoires qui se nouent dans une chute sans cesse reportée, impliquant la possibilité pour l’artiste que la catastrophe soit à venir et/ou déjà passée.
© Ripoll-Hurier "Le Ciel du Nord", dr
Par un jeu d’associations entre des phénomènes en apparence sans liens, autant de signes que Ripoll-Hurier décrit comme des « oracles », le projet déplie un récit où se croisent ses rêves d'enfant d'un champ de pommes de terre strié par les éclairs, un laboratoire de l'INRAE, le club de parachutisme amateur créé par son grand-père, un hypothétique canon à orages déclenchant la pluie construit par un voisin maraîcher et des théories conspirationnistes autour des nuages. A l'arrière-plan de cette enquête de terrain, des tragédies silencieuses semblent diffuser des signes dans une langue cryptée, celles de la mémoire de la Première Guerre mondiale, du forçage anthropique des terres et de l'effet du remembrement sur l'éco-système paysager, du passé colonial relié au commerce de la pomme de terre, ou encore de l'effondrement économique et culturel des bassins industriels et miniers. Ce paysage type, placide et en apparence sans relief, offre une toile sur laquelle sont recueillis et cartographiés les « invisibles », comme autant de voies d'accès à des inconscients politiques contemporains. Ces "tableaux-vidéos" que l'artiste envisage dans un premier temps de présenter isolément, puis d'assembler dans un long métrage poursuivent son exploration de la forme documentaire. Dans les précédents projets filmiques qu'il a développé autour de communautés marginales ou de sociétés parallèles comme les clubs de radioamateurs, les chasseurs de fantômes, ou les mind surfers de la Silicon Valley, on retrouve déjà ces métaphores des ondes, de l'infra-langage et de la clairvoyance, dans des formes mettant en abyme le cinéma lui-même. Se déployant cette fois dans un contexte proche de l'enfance, creuset de souvenirs et de légendes, le projet de Simon Rippoll Hurier entremêle les fils d'histoires où le réalisme documentaire rejoint une narration spéculative, et où l'énigme se compose à travers l'image, dans la logique des indices qu'elle peut accueillir ; un méta-langage qui réfute une conception anthropocentrée du regard et de l'histoire et qui tente de laisser le paysage et ses différentes composantes, humaines et non-humaines, faire affleurer leurs symptômes, leurs prophéties et leurs imaginaires.
L'art met en évidence un contraste entre des univers apparemment divergents. En regardant les dessins de Sahakyan, qui rassemblent un mélange hétérogène de mondes représentatifs, il y a une multidimensionnalité qui est inquiétante. Ses talents techniques sont évidents lorsque l'on regarde l'un de ses dessins de grand format. Elle utilise souvent du papier A4 pour ces dessins de grande taille afin de pouvoir les transporter facilement. L'art de Sahakyan, comme elle-même, est nomade, jamais complètement installé dans un endroit, et prêt à se déplacer à nouveau si nécessaire.
© Araks Sahakyan "Solastalgies ou Tapis à mémoire"
"Solastalgies ou Tapis à mémoire(s)", projet transdisciplinaire entre le dessin, l’animation, la vidéo et la performance, inspiré du concept de “solastalgie” (cfr. G. Albrecht) et “écologie de guerre” (cfr. P. Charbonnier). "Avec ce projet, je veux cartographier la violence entre la peau, la guerre et la forêt." Araks Sahakyan
Le projet qu'elle développe actuellement se situe à la croisée de plusieurs thèmes et récits. À la fois œuvre de science-fiction se déroulant sur une planète glacée et questionnement sur la crise écologique, Sahakyan travaille avec des analogies complexes. Elle engagera des tapissiers en Arménie, son pays d'origine, pour créer un tapis représentant une image. En ce qui concerne ses origines arméniennes, Sahakyan ne veut pas qu'elles soient essentialisées, orientalisées, etc. Cela se ressent dans son art, qui refuse d'être catalogué, nécessitant une longue réflexion dialectique pour commencer à déchiffrer la complexité de la narration figurative globale. Sahakyan est profondément investie dans le soulagement des traumatismes intergénérationnels et dans le potentiel de l'art dans le processus de guérison. Dans le projet actuel, ce processus thérapeutique a une dimension écologique. En collaboration avec des climatologues, elle tente de comprendre avec exactitude certains aspects de la planète qu'elle souhaite représenter. Par exemple, avec les scientifiques, elle veut déterminer exactement quelles couleurs sont possibles sur une planète de glace. Son travail est à la fois scientifiquement exact et plein de fantaisie utopique.
La pratique de Victorien Soufflet se compose de sculpture, peinture, texte, installation et édition.
Son travail traite des moyens de subsistance artistique, et de la déconstruction des binarismes et des essentialismes associés à un système politique basé sur une forme de référence hétérocentrique. Les dispositifs normatifs de contrôle et de production des subjectivités et de la matière sont abordés depuis une expérience située de la transitude et des stratégies de réappropriation de la notion de reproduction. Victorien Soufflet poursuit une réflexion autour de ces problématiques en situant ses pièces au seuil des espaces personnels ou publiques, afin d’engager une réflexion sur la mise en scène de l’intimité. Sa première formation en design, intervient dans son approche plastique abordant les normes de genres, telles qu’elles s’appliquent dans un contexte social ainsi que dans les formes artistiques, de fait, souvent étroitement liées au design. Les objets domestiques sont dès lors questionnés dans leurs dimensions standardisées liées à leur conception et à leur représentation, réappropriés par l’artiste de manière positive et non assignés à un genre.
© Victorien Soufflet , Mothers ascendands cies and descendants
La pratique de sculpture et de peinture de Victorien Soufflet s’inscrit dans une dimension symbolique et affective attribuées aux objets, qu’elle tend, par ses gestes à désacraliser via le recyclages d’effets personnels usés, réemployés en tant que matériaux de travail, réinjectés dans une économie. Différents objets personnels et domestiques, tel que l’archétype d’un lit épuisé, son lit, scindé de manière longitudinale et fragmenté en trois, dans l’espace d’exposition en collaboration avec l’architecture Hugo Soucaze Caussade fait l’objet d’un "détournement" du budget d’exposition alloué(2). Ce recours permet à l’artiste de s’acheter un nouveau lit et, par ses tentatives d’incursions dans l’émancipation financière, d’améliorer ses conditions matérielles alors précaires. Cette circulation dissémine l’approche d’un travail lié aux stratégies de la critique institutionnelle.
Si la trame narrative principale de sa pratique repose sur la condition de l’artiste, ses recherches, tout en passant par l’interrogation des archétypes, intensifient un rapport autobiographique à l’objet intime, sorti de son contexte initial et transformé en matériau. Des objets domestiques, tels que des ustensiles de cuisine et du linge de lit transmis par sa mère et ses grands-mères, sont réinvestis en tant que supports artistiques, recouvrant une multiplicité de sens, sémantiques et économiques. Peinture et sculpture, par leur jeu formel incarnent des processus d’identification et de
désidentification, tout en soulevant à travers leur exposition, des préoccupations liées à l’économie artistique.
Artiste et chercheuse, son travail plastique s’accompagne d’un travail d’écriture et d’édition prenant place dans le cadre de ses expositions. Le reader collectif Oh Man Give Up on Being a Man Man (2020), présenté lors de sa première exposition personnelle à l’espace indépendant Keur (Paris, 20ème arrondissement, dates 2020-2022), entre pièce et document annexe de l’exposition,documente l’exposition et sa périphérie de manière kaléidoscopique et non linéaire.
(1) Propos de l’artiste
(2) Exposition « Daybeds, day dream, they have non reproductive desires », 2020, Keur, Paris, 20ème arrondissement.
Le travail sérigraphique de Jérôme Valton explore les lignes entre de multiples domaines, la cartographie, l'autobiographie, le design et la recherche. Plus précisément, dans son projet actuel Carte mère, il y a une imbrication complexe entre la cartographie, l'idée archétypale et très personnelle de la mère, et une période particulière du graphisme. Un intérêt pour les techniques de cartographie expérimentale, notamment celle de l'essai de JB Harley "Deconstructing the map" , que Valton a traduit en français dans le cadre de l'exposition. Les sérigraphies qui en résultent poussent le médium vers un territoire d'exploration particulier.
© Jérôme Valton, "Carte mère", dr
L'utilisation de textiles ajoute une complexité matérielle et un autre niveau de densité au potentiel graphique. Autre complexité, pour le projet Carte mère, il s'est concentré sur une période particulière de la cartographie graphique, entre 1965 et 1985. Le grain et les qualités graphiques particulières des cartes produites durant cette période ajoutent au projet une dimension de recherche en histoire de l'art. Il contient de multiples thèmes analogues, par exemple entre une mère et son fils, ou le lien entre l'exploration d'un territoire et les expériences exploratoires que les artistes entreprennent avec divers médias. L'artiste se situe entre la science et l'art, avec un intermédiaire, la mère, qui est évidemment une touche très personnelle, remettant en question les préjugés présents à la fois dans l'art et dans la science. L'intérêt de Valton pour la science et l'imagerie, ou peut-être plus précisément pour l'imagerie scientifique, pourrait être imaginé comme une recherche sur sa mère, la cartographe scientifique. L'idée de la géographie psychanalytique ou de la psychanalyse géographique est un domaine de recherche artistique très riche. Le fait que la mère de Valton était géographe et qu'il ait hérité d'elle une certaine quantité de cartes, qui ont été interprétées en sérigraphie, permet à cette recherche de se charger d'histoires graphiques, personnelles et institutionnelles, qui se traduisent par des textures sérigraphiques complexes.
Giuliana Zefferi est une artiste multidisciplinaire qui travaille avec la sculpture, l'animation 3D et les dispositifs participatifs. Elle a également créé des projets en collaboration avec des spécialistes de divers domaines, notamment des artisans, des designers et des musiciens. Pour son projet actuel, Zefferi utilisera comme matériau de base les lettres d'une femme grecque militante, nommée Adromaques, qui raconte sa vie à travers des lettres écrites pendant la période turbulente entre 1936 et 1946. Une méthode collective de "social dreaming" sera mise en place, où Zefferi invitera un groupe d'amis à traduire les lettres d'Adromaque, en y insérant leur propre subjectivité pour créer un récit polysémique.
© Giuliana Zefferi, Andromaques, dr
Avec ce matériel collectif, une installation multimédia sera développée, qui inclura des impressions 3D, réalisées à l'aide de masques de réalité virtuelle, ainsi que des enregistrements sonores et vidéo. Inspiré par la théorie féministe et post-coloniale, notamment par le concept de " fabulations spéculatives " de Donna Haraway, le projet de Zefferi met en évidence la qualité dialectique des voix multiples jouées dans le même récit. En invitant un groupe d'amis à participer à la lecture et à la traduction des lettres d'Adromaque, Zefferi encourage également un jeu avec la mémoire, un entremêlement de diverses subjectivités dans le récit d'une seule figure. Une mémoire collective se forme, renforcée par son hétérogénéité. Zefferi a déjà utilisé le pouvoir de la collaboration collective dans le passé, et avec Adromaques, elle continue d'explorer son potentiel.
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