Si les voyages forment la jeunesse, Louidgi Beltrame a eu la chance durant l’enfance de vivre en différents lieux. Est-ce ces séjours qui lui ont donné l’envie de parcourir le monde et ont été au fil du temps sources d’inspiration et explorations créatrices. "Mes œuvres se nourrissent beaucoup du réel et de l’imprévu et des rencontres". Passionné par le Land Art, il part au Pérou en 2012 sur les trace de l’artiste Robert Morris et celles des Indiens Nazcas. Le huaquero représente "Un personnage liminaire dans mon texte de projet. Quelqu’un qui se tient à la limite de plusieurs mondes. J’ai pris connaissance des huaqueros en me promenant sur les sites et en voyant les tombes ouvertes…" Et si ses recherches et son discours empruntent à l’histoire de l’art précolombien et enveloppent à la fois les domaines de l’archéologie, de l’architecture ou de l’anthropologie, ne nous y trompons pas, c’est assurément la création artistique qui est souveraine et bien à l’origine de l’élaboration et de la production de son œuvre. Le projet de Louidgi Beltrame, lauréat de l'AIC 2023, a reçu le soutien de la DRAC Île-de-France. Avec cette aide, elle apporte un soutien concret à la création et à la production des artistes professionnels émergents implantés sur le territoire.
Des productions nouvelles dans tous les espaces du Crédac
"Je prépare de nouvelles pièces qui seront montrées au Crédac. Uniquement des productions nouvelles dans tous les espaces du Centre d'art contemporain. Un ensemble de vidéos sur plusieurs écrans va être réparti dans le lieu d’exposition. Des vidéos documentaires courtes et une sculpture en fonte d’aluminium à partir d’un scan 3D qui est le scan d’un trou de tombe sur un site archéologique. Ce trou a été ouvert par des fouilleurs clandestins et donc la peau entre l’intérieur et l’extérieur du trou est matérialisée par une sculpture en aluminium dans la salle principale du Crédac".
Des pétroglyphes filmés quand l’inclinaison du soleil fait apparaître les signes sur la pierre
"Un ensemble de photographies argentiques qui représente des "pétroglyphes" que j’ai filmés dans les Andes. Les signes gravés sur la pierre datent de la civilisation précolombiennes et ont 2500 ans d’âge. Une trentaine de photographies qui forment une suite. Elles ont été prises au même moment avec un seul rouleau de film. Il y a une espèce de côté performatif. Elles ont été filmées en même temps au coucher du soleil, quand son inclinaison fait apparaître les signes sur la pierre. Il n’y a qu’un seul moment où l’on peut les voir."
Louidgi Beltrame, 2024, photo argentique. Série de photos réalisée sur le site de Huancor, province de Chincha, au sud des
Andes péruviennes © Courtesy de l’artiste
"Il y a également un ensemble de peintures d’encre sur toile que j’appelle des vortex. Ce sont des peintures de méditation, des gestes, des espèces de rayons. Elles ont toutes la même taille et sont des variantes colorées qui partent du violet, au rose, au bleu. Entre peintures gestuelles et optiques car ce sont des peintures que je finis littéralement à la loupe, au pinceau à un poil et qui me met presque dans un état de transe au moment de la réalisation." Huit sont exposées dans une salle. Elles sont toutes au même format et la seule variation est cette variation colorée. "Elles sont toujours dans les mêmes teintes mais avec deux couleurs qui jouent l’une avec l’autre. Elles entrent en vibration parce que les touches sont extrêmement fines."
Dans la dernière salle, le Crédakino, un film plus narratif est présenté. "Pour les autres écrans, il n’y a quasiment pas de voix, simplement des actions. C’est à dire des fouilleurs de tombes clandestins sur des sites archéologiques en train de sonder la terre, mâcher des feuilles de coca, faire de la divination avec du tabac, creuser des trous, des collections rituelles de céramiques que j’ai pu filmer lors de mon voyage au Pérou et qui ont été extraites par les huaqueros qui sont des profanateurs de tombes.
Louidgi Beltrame, 2024, captures vidéo 4K. Vidéo tournée sur le site archéologique de Pakatnamu, dans la vallée de Jequetepeque, sur la côte désertique du Nord du Pérou © Courtesy de l’artiste
La salle du Crédakino possède un dispositif davantage cinématographique. On retrouve des paysages filmés et des sites archéologiques, cette fois, avec les voix des entretiens de ces fouilleurs de sépultures : "Les voix off racontent leurs pratiques, livrent des anecdotes, des mémoires de travail, des histoires un peu parallèles, une forme d’archéologie empirique. C’était un projet de titre au début : "Les archéologues empiriques" et finalement, c’est devenu "La huaca pleure". Il y a cette idée d’une connaissance qui serait créée sur le terrain et de manière complètement empirique (expérimentale) par opposition à la connaissance institutionnelle des archéologues."
Les géoglyphes de Nazca
"Au départ, j’ai fait des résidences au Brésil dont la Résidence Capacete à Rio et j’ai filmé la ville de Brasilia et Oscar Niemeyer dans la jungle. En 2012, je suis allé au Pérou sur les traces de Robert Morris, lui-même sur les traces des indiens Nazca. J’éprouvais un grand intérêt pour le Land Art et pour cet artiste, une attention qui n'a jamais changé. Dans les années soixante-dix, Robert Morris s'est rendu sur le site de Nazca et a alors écrit un article intitulé "Aligned with Nazca" paru dans Artforum. A mon tour, je suis alors parti avec mon ami artiste d'origine équatorienne, Victor Costales, et nous sommes allés sur les lignes de Nazca, ces grands géoglyphes tracés dans le désert et sur les traces de Robert Morris."
J’ai eu, un "crush" pour le Pérou
Louidgi Beltrame, 2024, photo argentique. Série de photos réalisée sur le site de Huancor, province de Chincha, au sud des
Andes péruviennes © Courtesy de l’artiste
"A cette occasion, j’ai réalisé un film qui croise l’observatoire de Robert Morris et la pièce de Land Art situé dans le Nord de la Hollande et qui est un observatoire solaire avec le site des lignes de Nazcas justement. C'est à ce moment-là que j’ai eu, ce que l’on peut appeler, un "crush" pour le Pérou. Surtout pour la partie désertique du Pérou, qui est la partie océanique puisque c’est un désert océanique. Je m’étais énormément intéressé aux ruines modernistes et dans la lignée de cet intérêt pour les ruines modernistes de Land Art, j’ai commencé à m’intéresser à l’architecture et aux ruines précolombiennes en terre crue que l’on trouve dans le désert péruvien."
La dimension du huaquero, une dimension magique et vernaculaire. Une dimension rituelle...
"J’ai pris connaissance des huaqueros en me promenant sur les sites et en voyant les tombes ouvertes et les squelettes, les restes de poteries rejetés. Quelque chose qui ne s’apparente pas à du saccage mais à quelque chose d’un peu violent. Trouver ces tombes ouvertes, la première fois, c’est un peu un choc.
des méthodes très anciennes adaptées de manière syncrétique au monde moderne
Louidgi Beltrame, 2024, captures vidéo 4K. Vidéo tournée sur le site archéologique de Pakatnamu, dans la vallée de Jequetepeque, sur la côte désertique du Nord du Pérou © Courtesy de l’artiste
"J’ai fait un projet avec un curandero qui est un guérisseur traditionnel péruvien. Le curandero travaille avec des Huacos. Ce sont des céramiques rituelles sorties par les huaqueros. Ce curandero m’a expliqué une fois que les huaqueros ont ouvert les tombes, ils viennent se faire nettoyer spirituellement par les guérisseurs et leurs offrent ces céramiques rituelles. J’étais déjà intéressé par le fait que ces guérisseurs travaillent avec des méthodes très anciennes. Elles datent de trois milles ans (avec des plantes maîtresses) mais sont complètement adaptées de manière syncrétique au monde moderne pour survivre à la fois à l’inquisition, aux dictatures. Tout cela se développe dans une semi-clandestinité à la fois connectée à quelque chose de très ancien et absorbe en même temps des formes de notre contemporanéité actuelle. Il y a une dimension de résistance."
La Huaca pleure quand le sable se met à couler
La Huaca pleure fait partie du vocabulaire vernaculaire des huaqueros et la huaca désigne les ruines précolombiennes de manière très générale mais aussi les sites sacrés précolombiens. "Les huaqueros disent que la huaca pleure (terme très technique) quand ils creusent et que le sable se met à couler. Cela signifie que la tombe est en train de s’écrouler pour absorber les huaqueros. Dans leur vocabulaire, littéralement, elle va les dévorer. Quand elle se met à pleurer, il faut sortir en courant de la tombe pour se protéger de la huaca. Ils se sont attirés les bons hospices parce que les huacas sont des sites personnalisés."
Louidgi Beltrame, 2024, photos argentiques. Série de photos réalisée sur le site de Huancor, province de Chincha, au sud des Andes péruviennes © Courtesy de l’artiste.
Face au monde contemporain, comment vivre dans les ruines de l’histoire, dans les ruines du monde et survivre dans ce contexte
"Je suis fasciné par la vie sociale de ces objets. Ces objets qui sont déterrés, enterrés avec les morts, puis ressortis et qui vont rejoindre le circuit rituel avec un guérisseur ou alors se retrouver chez un collectionneur privé à Lima ou dans un musée anthropologique en Europe. Cette vie sociale qui se crée autour de ces objets et qui, au commencement, sont des objets rituels, des objets magiques et qui peuvent réinvestir soit ces circuits rituels si l'on se retrouve chez un curandero, soit des circuits scientifiques ou plus secrets comme des collections. Le curandero est une figure de passeur qui navigue entre les mains comme le chamane. Un peu différemment parce que le chamane porte cette idée de soins qui m’avait attiré au départ. Là, nous sommes dans un monde qui jouxte la magie et l’archéo-trafic."
une métaphore du travail de l’artiste au sens large
Louidgi Beltrame, 2024, photos argentiques. Série de photos réalisée sur le site de Huancor, province de Chincha, au sud des Andes péruviennes © Courtesy de l’artiste.
"L’idée pour cette exposition n’est pas de faire quelque chose de très documentaire (même si je prépare un film limaire) mais de proposer des formes qui vont nous mettre en présence de questions post-coloniales, de mémoires de transmissions, de résistances et à d’autres épistémologies plastiques et visuelles. Dans le travail des huaqueros, il y a cette idée de recherches empiriques qui est quelque part aussi une métaphore du travail de l’artiste au sens large. Cette idée d’un savoir qui ne serait pas encore constitutionnalisé et d’un savoir qui est en perpétuelle évolution et à la marge des connaissances établies et jouent avec certaines limites."
Louidgi Beltrame, 2024, photos argentiques. Série de photos réalisée sur le site de Huancor, province de Chincha, au sud des Andes péruviennes. © Courtesy de l’artiste
une démarche archéologique mais une archéologie à l’époque de la modernité
"Sur mon travail, on a beaucoup dit. Surtout avec mon travail sur les ruines modernistes dans des perspectives non occidentales (en Indes ou au Brésil), qu’il y avait une démarche archéologique mais une archéologie à l’époque de la modernité ou ce qu’avait pu être les visions modernes. Et avec les travaux actuels, je m’intéresse peut-être davantage à des questions d’anthropologie, d’ethnopsychiatrie. Ce sont des choses que j’ai beaucoup lues quand j’ai travaillé avec le guérisseur péruvien."
le site des huacas est sacré donc personnifié
Louidgi Beltrame, 2024, photos argentiques. Série de photos réalisée sur le site de Huancor, province de Chincha, au sud des Andes péruviennes © Courtesy de l’artiste
"Ces derniers temps, je me suis beaucoup intéressé à des auteurs comme Eduardo Viveiros de Castro et des théories perspectivismes amérindiens. En anthropologie ou en philosophie, c’est ce que l’on appelle, en ce moment, la bascule ontologique, c’est à dire tous les changements ontologiques de la relation au monde, aux objets. Ce qu’on aurait pu qualifier d’animisme avant. Mais en réalité, une relation à la fois aux humains et disons aux existants autres qu’humains (objets, végétaux, pierres, sites). Quand je parle des huacos, il peut s'agir des objets déterrées par les huaqueros . Quand je parle des plantes, ça peut être le cactus San Pedro. Un cactus psychotrope qui est utilisé par les guérisseurs et où il y a une relation interspécifique entre l’homme et la plante. Avec les huaquos, il s'agit d'une relation spécifique avec l’homme et l’objet. Ce qui m’intéresse avec les huaqueros, est cette relation interspécifique entre l’homme et le site puisque le site des huacas est sacré, donc personnifié. Les huaqueros s’adressent aux sites à travers divers rituels liés à la feuille de coca et au tabac comme à une personne pour lui demander de s’ouvrir et éventuellement partager ses trésors. Il y a toute une relation aussi liée à l’ancestralité (légale par l’institution, le gouvernement péruvien actuel et ce qui est légitime, c’est à dire légitime pour les communautés locales et l’accès aux objets de leurs ancêtres). Ce rapport entre la légitimité et la légalité est une grande question aussi postcoloniale."
Louidgi Beltrame, 2024, captures vidéo 4K. Vidéo tournée sur le site archéologique de Pakatnamu, dans la vallée de Jequetepeque, sur la côte désertique du Nord du Pérou © Courtesy de l’artiste
Une relation au monde et au vivant
Un intérêt venu par les voyages, il y a très longtemps déjà : "Le Japon où la spiritualité imprègne tout. Même si je suis allé filmer des ruines modernistes et que je suis allé à Nagasaki et à Hiroshima. Après, je suis allé en Ukraine filmer Tchernobyl, des centrales nucléaires. Cette liaison déjà entre l’environnement et le visible et la question de l’invisible dans mon travail. A Tchernobyl, l’invisible, c’était la présence soviétique mais aussi les radiations. Il y a toujours eu ce jeu et il y a sans doute eu une bascule lors de mes résidences au Brésil quand j’ai commencé à me familiariser avec Eduardo Viveiros de Castro et les questions liées avec le perspectivisme, cette relation différente au vivant et aux choses et aux objets. Considérer notre relation plus horizontale, notre relation au monde et au vivant. J’ai beaucoup voyagé quand j’étais petit. J’ai été emmené entre la France, la Réunion, l’Algérie puis la France à nouveau et c’est quelque chose que j’ai retrouvé dans mon travail."
Et puis le Pérou, ce moment qui a commencé en 2012
"Après le Pavillon, je suis allé au Japon avec Pascal Beausse, Jean-luc Vilmouth, Ange Leccia. Puis le Brésil. Deux chocs, deux rencontres. Et puis le Pérou. Ce moment qui a commencé en 2012 avec 4 projets consécutifs."
Louidgi Beltrame, Pakatnamu, 2019, film Super-8 transfert vidéo HD, 5 min 43 sec, muet © Courtesy de l’artiste
"Mais il y a beaucoup d’angles d’approches. Par exemple avec Claire Le Restif, la directrice du Crédac, nous parlons beaucoup du rapport politique, du rapport post-colonial, d’une archéologie sociale, contextuelle. Il y a plusieurs dimensions que j’essaye de ménager dans mon travail. J’ai une approche assez historique basée sur la recherche anthropologique, conceptuelle, et en même temps je tente d’offrir une dimension sensible et une ouverture à ce que je rencontre. Mes œuvres sont rarement programmatiques, elles se nourrissent beaucoup du réel et de l’imprévu et des rencontres."
Rencontre avec Le Crédac et l'aide de la DRAC île-de-France
"C’est avec le Pavillon, en 2003-2004, que j'ai croisé Claire Le Restif. Depuis, je crois que je suis un fan invétéré du Centre d'art contemporain d'Ivry. On avait fait une micro visite du studio et j’ai vu un maximum d’exposition au Crédac depuis cette période-là. Claire Le Restif est alors venue voir mes expositions chez Jousse. Tout s’est construit de fil en aiguille et comme j’avais déjà un voyage de pré-projet antérieur à celui déposé à la DRAC Île-de-France, j’ai demandé à Claire de me rendre visite à l’atelier avant mon départ. Je voulais lui montrer un peu ce que j’avais rassemblé et je souhaitais son avis sur les orientations du projet. A mon retour, j’étais parti sur un grand nombre de pistes mais je n’arrivais pas à montrer les photos. J’ai commencé à travailler sur les peintures, les sculptures, j’ai commencé à faire des dessins et elle est venue à ce moment-là. "Il y a de quoi faire une expo !" m'a t-elle dit. Le Crédac est intervenu sur la production des sculptures. Puis, j’ai eu l’aide de la DRAC Île-de-France au même moment et j’ai pu tourner les parties dont j’avais besoin pour le film. La DRAC est intervenue pour la partie tournage vidéo et pour la postproduction sous le titre chapô "La huaca pleure"."
Louidgi Beltrame, Pakatnamu, 2019, film Super-8 transfert vidéo HD, 5 min 43 sec, muet © Courtesy de l’artiste
Je réfléchis à l’exposition comme à une installation globale
"L’art de la vidéo est très large. Projet sur Instagram, projet narratif, projet sur un film, une installation sur plusieurs écrans. Chaque projet trouve sa forme. Je ne suis pas tellement sur le medium justement comme un peintre pourrait l’être sur une peinture. A chaque fois que j’ai une exposition, c’est à ce moment-là que Claire Le Restif intervient. Elle est vraiment entrée en jeu lorsqu’elle est venue me voir à l’atelier. Il y avait autant de peintures que de dessins, des croquis, des petits bouts de sculptures, des films super huit, des vidéos que j’avais tournées sur mon ordinateur. Chaque projet vidéo va trouver sa forme suivant la spécificité du projet de recherche artistique dans quelque chose de documentaire. On n’est pas dans le reportage mais dans un travail en prise avec le réel."
"Au Crédac, il y a des films qui ne sont pas sous-titrés. Des films où il n’y a pas de langage et l’accès à la vidéo se fait par l’accès à la feuille de salle ou alors en regardant la sculpture qui est mise en regard de la vidéo et qui travaille avec les photos. Je réfléchis à l’exposition comme à une installation globale. En terme d’information, il va y avoir de la vidéo, du texte, des gens qui parlent, plusieurs vidéos muettes, pas besoin d’informations autres que les corps en mouvement. Pour chaque projet au Crédac, que la vidéo soit sur un seul écran ou sur plusieurs, qu’il y ait de la narration ou non, cela dépend à la fois de la recherche et du contexte de la recherche, et de l’exposition et du contexte de l’exposition. Je ne peux pas avoir une réponse unique."
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