Chers amis,
Mesdames et messieurs,
Mesdames et Messieurs les membres de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations,
Chère famille de Jules et Marie-Louise Strauss,
Chers amis qui, pour beaucoup ici, êtes mobilisés sur ce qui va nous occuper à l’instant,
Je vous accueille avec beaucoup de plaisir, avec joie, mais aussi avec gravité. Nous sommes ici pour restituer à la famille de Jules et Marie-Louise Strauss, ce dessin attribué à Tiepolo, « un berger », qui depuis près de 70 ans réclamait silencieusement cette heure dans les réserves du département des arts graphiques du musée du Louvre. Mais encore fallait-il y prêter l’oreille…
Il y a un mois exactement, nous étions réunis ici, avec une autre famille, celle de Federico Gentili di Giuseppe, pour la restitution d’un autre dessin ; lui aussi conservé au Louvre.
C’est ainsi la quatrième cérémonie de restitution que j’ai l’honneur de présider depuis le mois de mai dernier.
A chaque fois, l’histoire est différente. Cette fois-ci, c’est vous, la famille de Jules Strauss, et plus particulièrement l’une de ses arrière-petites-filles, Pauline, qui avez fait la démarche de demande de restitution. Comme souvent, c’est vous qui avez aidé à faire le rapprochement avec votre aïeul, le légitime propriétaire : ce grand collectionneur et ami du Louvre qu’était Jules Strauss.
Comme souvent aussi, nous sommes saisis par l’absurde de la situation : ce dessin, qui a donc été conservé silencieusement au Louvre pendant 70 ans, sans propriétaire connu, dans ce musée pour lequel Jules Strauss avait été un grand bienfaiteur, un musée qu’il connaissait très bien et qui était connu de lui, parce qu’il lui avait donné plusieurs œuvres et qu’il était un membre éminent de la société des amis du Louvre.
Faible distance géographique, mais très grand distance temporelle.
Parce que Jules Strauss a été un personnage majeur du monde artistique, du monde de l’art, une figure marquante pour ceux qui l’ont connu.
Né juif allemand en 1861, il arriva en France vers 1880, devint banquier et connut une grande réussite professionnelle. Très tôt, il devint aussi un amateur éclairé, un collectionneur avisé, attaché en particulier à la peinture et aux objets d’art du XVIIIème siècle ainsi qu’aux Impressionnistes. Vers la cinquantaine, il ne se consacra presque plus qu’à cette passion, collectionnant, meublant l’appartement de l’avenue Foch de ses acquisitions. Et on dit que ses trouvailles étaient si nombreuses qu’il les dissimulait parfois à son épouse, de crainte de sa réaction.
Amateur éclairé, savant, il était l’interlocuteur des historiens de l’art, des conservateurs, des collectionneurs dans toute l’Europe. Je veux aussi souligner que, alors que nous sommes quelques semaines après la fin de cette grande exposition à la fondation Louis Vuitton, qu’il avait visité en 1914 la collection de Sergueï Chtchoukine, à Moscou. Vous avez encore, je crois, dans votre famille, les lettres qu’il envoya alors à Paris dans lesquelles il décrivait les Matisse, les Gauguin, les Picasso du grand mécène russe que nous avons eu la chance de voir à Paris il y a quelques mois et qui sont passés sous son œil.
C’était aussi un mécène, un mécène généreux. Le musée du Louvre a bénéficié de plusieurs dons au fil des années 1920 et 1930 et, peut-être plus remarquable encore Jules Strauss, fut à l’origine du ré-encadrement des plus grands chefs d’œuvre du musée. Il a offert en 1935 plusieurs cadres du XVIème siècle pour ré-encadrer des toiles de Léonard de Vinci qui étaient auparavant encadrées dans dans des cadres Empire quelque peu anachroniques – et c’est lui qui les a fait ré-encadrer dans les règles de l’art.
Aujourd’hui, c’est ce dessin qui lui a appartenu, qui a appartenu à Jules et Marie-Louise Strauss qui nous réunit : ce berger, attribué à Giambattista Tiepolo, qui remonte sans doute aux années 1730. Si Tiepolo en est bien l’auteur, il était alors âgé d’une quarantaine d’années, et déjà un grand maître demandé partout à Venise et dans tout le nord de l’Italie – c’est-à-dire dans le monde. Tiepolo semble avoir été l’un des rares artistes italiens collectionné par Jules Strauss. Mais on le comprend en regardant la beauté de ce dessin, qui est de taille très modeste mais d’une grande finesse et d’une grande élégance et qu’il a dû beaucoup apprécier.
Mais son amour de l’art, sa générosité et son érudition se sont heurtées à la mécanique inhumaine du nazisme.
Les pillages avaient commencé dès l’arrivée des Allemands à Paris, en juin 1940. Jules et Marie-Louise Strauss virent ainsi leur appartement directement réquisitionné par la Gestapo. Puis ils se sont réfugiés dans la famille de leur belle-fille Aline – votre mère, Michel Strauss. L’appartement fut de nouveau réquisitionné par les Allemands, par l’Etat-major d’intervention ERR, c’est-à-dire précisément ceux qui étaient chargés du pillage. Un pillage, on le sait, systématique, un pillage avide, à la recherche de la vaisselle, à la recherche des pianos, à la recherche des œuvres d’art, à la recherche de tout ce que ces familles avaient auprès d’elles pour sublimer leurs vies et qui leur a été arraché alors que leurs vies étaient, pour beaucoup d’entre eux, interrompues.
A ce moment, sans que l’on sache exactement ce qu’il s’est passé, le dessin de Tiepolo, et sans doute bien d’autres œuvres qui sont à retrouver, ont été volées, pillées ; elles se retrouvèrent dans des galeries – je dirais douteuses mais qui étaient des galeries qui avaient à cette époque pignon sur rue, celles du florissant marché de l’art de l’Occupation, entre cupidité et opportunisme, montré par Emmanuelle Polack dans la toute récente exposition de la galerie Frank Elbaz. C’est chez l’un de ces marchands que le dessin de Tiepolo fut remarqué et acheté par les rabatteurs du musée d’Hitler de Linz.
Après avoir perdu un fils, avant même le conflit, Jules Strauss connut la fuite, la persécution, l’étoile jaune, l’arrestation de l’un de ses gendres, Roger Sorbac – le père de Claude et Jacques Sorbac –, qui fit partie du premier convoi de déportés, en mars 1942, et qui fut assassiné à Auschwitz. C’est dans ces conditions que Jules Strauss mourut, à 82 ans, dans ce suicide européen.
Au même moment, tous ceux qui étaient en âge de le faire parmi ses petits-enfants, et que je veux saluer, se sont engagés dans le combat de la Résistance et de la France libre : Philippe, Nadine, Claude et Jacques, Michel étant encore un enfant.
Ces petits-enfants n’avaient pas 20 ans à l’époque : Claude Sorbac, engagé dans la 2e DB, de Normandie jusqu’en Allemagne ; Jacques Sorbac, dans les commandos de France d'Henri d'Astier de Lavigerie ; Nadine Baer, interprète parmi les Volontaires féminines des Forces françaises libres ; et Philippe Baer, aujourd’hui disparu, également engagé dans la division Leclerc. Quelle leçon !
Vous tous qui êtes là, vous avez connu Jules et Marie-Louise Strauss, vous avez connu pour certains l’avenue Foch, la passion pour l’art, et vous faites le lien entre cette époque et aujourd’hui, cette rue de Valois, cette restitution, plus de sept décennies plus tard.
Cette famille a conservé ce lien avec l’art, chacun à votre façon, et pour les arrières petits-enfants aussi, sur les traces de Jules Strauss, fidèle à cette tradition remarquable, malgré cette histoire et peut-être à cause de cette histoire.
Comme souvent dans les affaires de spoliation et plus rarement de restitution, tout était là. Mais encore fallait-il regarder. Les éléments dispersés d’un puzzle complexe qui attendaient d’être rassemblés avec une main ferme.
Une véritable recherche, des noms, des adresses, des vieux annuaires, des catalogues de vente, des mots manuscrits estompés dans un cahier, des questions souvent sans réponse et puis parfois, heureusement, des certitudes. Et enfin, la justice, la mémoire et le droit.
Je veux saluer le travail mené par Pauline de Pérignon, arrière-petite-fille de Jules Strauss, qui a interrogé, qui a voyagé, qui a cherché des traces, qui a rencontré beaucoup de personnalités bienveillantes dont l’aide a été extrêmement précieuse, dont beaucoup sont ici et que je veux saluer.
Nous pouvons nous rassembler ici dans la maison de la République autour d’une famille dont les liens avec les propriétaires de l’œuvre sont encore très étroits. Mais que ce fut long !
Si peu de restitutions ont eu lieu. Les choses changent, le nombre de restitutions augmente. Mais songez qu’après les restitutions massives de l’immédiat après-guerre, il n’y en plus que 26 dans les années 1950, quelques-unes au début des années 1960. Et puis pendant 27 ans, entre 1966 et 1994, il n’y en a eu qu’une seule ! Le nombre a heureusement augmenté depuis la fin des années 1990, dans une prise de conscience, je dirais générale, de la société française. Et depuis 2012, grâce à une volonté politique affirmée et un changement des mentalités, 23 restitutions ont pu avoir lieu.
Les choses ont, je crois, bien changé. Nombreux sont ceux qui consacrent du temps et des efforts aux œuvres spoliées et à l’identification de leurs propriétaires, de leurs ayants droit légitimes, combattant ainsi l’inertie qui a prévalu pendant si longtemps.
Au sein du ministère de la Culture et de la Communication, au Service des musées de France, trois personnes – deux conservateurs en chef du patrimoine et un chargé d’études documentaires – travaillent à temps plein au sein de la cellule chargée du suivi des « MNR », ce sigle abscons, « Musées nationaux récupération », qui ne dit rien des drames qu’il recouvre.
Il y a aussi un groupe de travail, le groupe de travail sur les provenances d’œuvres récupérées après la guerre, avec des magistrats, des correspondants dans les musées, avec le Service des musées de France, qui a été installé en 2013 et qui n’a pas ménagé ses efforts pour multiplier les éléments d’information sur les œuvres. Il vient de me remettre un rapport, il y a quelques jours, dans lequel sont identifiés les propriétaires initiaux de 26 œuvres, qui s’ajoutent donc aux 25 œuvres et propriétaires identifiés dans son premier rapport. Le groupe a identifié depuis 2013 les propriétaires d’une cinquantaine d’œuvres - les propriétaires au moment de la spoliation. C’est ainsi qu’une conservatrice du Louvre, Juliette Trey, a retrouvé les propriétaires légitimes du dessin du Parmesan restitué le mois dernier.
Une fois identifiés les propriétaires au moment de la spoliation, il faut aussi identifier les ayants droit actuels. Nous avons pris parfois les devants pour faire mieux, même si le temps perdu ne se rattrape guère, pour reprendre les mots de Barbara, en allant chercher leurs ayants droit, de façon proactive et sans attendre que ceux-ci ne nous saisissent.
C’est ce que nous faisons avec l’aide des Généalogistes de France partis à la recherche des familles, dans un mécénat citoyen de compétences que je veux à nouveau saluer. Nous avons pu ainsi rendre un dessin de Degas il y a près d’un an à la famille Dreyfus.
Mais comme je l’ai déjà dit, et je le redirai encore, ce n’est pas assez. La Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations, la CIVS, doit elle aussi pouvoir s’autosaisir, comme le ministère de la Culture le fait, pour aller au-devant des familles. C’est la proposition que j’ai faite, qui devra passer par une mise en œuvre par décret du Premier ministre.
La prise de conscience doit rester forte et peut-être l’être davantage, puisque ces œuvres ne sont pas la propriété de l’Etat.
Notre mission, c’est de les restituer. C’est notre devoir. Et le coût de cette politique n’est pas à mettre au regard de ce devoir. C’est un devoir de justice, c’est aussi une exigence morale. Exigence de ne pas ajouter à l’inertie, le déni, aux crimes et aux spoliations les délations, la cupidité prédatrice qui s’est nourrie du goût des victimes pour l’art et qui en ont été après privé.
La lettre de mission du groupe de travail sur les provenances lui enjoignait aussi de regarder la question des œuvres labellisées MNR mais qui en réalité ne s’avèreraient pas issues de spoliation.
Mais est-ce notre priorité que de les faire intégrer les collections nationales en droit, alors qu’elles sont déjà dans nos réserves, alors qu’elles sont déjà dans nos musées? Surtout lorsque nous savons que ce qui n’apparaissait pas comme une spoliation il y a près de vingt ans – et je pense aux ventes forcées, nous en avons eu un cas récent – en est aujourd’hui assurément une, considérée comme telle. Il faut donc nous garder d’agir hâtivement en ce sens et je veux dire ma plus grande réserve sur ce point.
En revanche, et peut-être de façon symétrique, il se peut qu’il y ait des œuvres au sein de nos collections publiques qui soient, sans être labellisées MNR, issues de spoliation. Je sais que la question se pose et que le ministère peut être saisi de demandes de restitution pour de telles œuvres.
La situation, en droit, est alors complexe car ces biens sont dans les collections publiques. Les progrès dans la recherche, que nous appelons de nos vœux, sur les catalogues et sur les provenances mettront certainement des cas au jour. Il faudra sans doute nous interroger sur la nécessité d’une disposition législative pour régler de tels cas, sans remettre en cause la priorité donnée au traitement des œuvres déjà labellisées MNR – et il y en a beaucoup.
La priorité, encore et toujours, c’est ce travail d’identification des propriétaires des œuvres MNR, pour retrouver leurs ayants droit. Je veux aussi retenir deux propositions qui ont été formulées par le groupe de travail et qui me paraissent très utiles : d’abord le besoin d’indexation des catalogues de ventes qui sont déjà numérisés par l’INHA – ce fut déjà un travail très lourd, mais ils doivent être indexés – et la publication sur Internet de la liste des biens dont la spoliation a été établie, avec en face le nom du propriétaire identifié au moment des faits quand nous avons ce nom – cela concerne une part minoritaire des œuvres MNR, mais la juxtaposition des œuvres et du nom du propriétaire de l’époque pourra, je l’espère, conduire à des nouvelles restitutions. Une telle solution, qui nécessitera la consultation de la CNIL, permettra, je pense, d’avancer.
Dans quelques mois, à la suite d’un amendement parlementaire qui a été adopté en octobre 2015, le ministère de la Culture et de la Communication devra remettre un rapport au Parlement sur l’établissement de la liste des ayants droit auxquels restituer des œuvres spoliées. Ce sera là aussi, je crois, l’occasion pour le Gouvernement de faire des propositions et de donner corps à ces recommandations du groupe de travail.
Sur tous ces sujets, j’ai demandé à ce que travaillent ensemble l’administration, les historiens, les chercheurs afin que l’administration bénéficie de leur expertise et parfois de leur aiguillon. Je souhaite que le plus grand nombre de compétences s’unissent et partagent leurs réflexions : le groupe de travail sur les provenances doit voir sa composition élargie, étendue, avec des chercheurs en histoire, en science politique ou encore en philosophie. Il s’agit de penser collectivement, car c’est une question qui regarde la société tout entière, notre rapport à ses œuvres. Et ensuite d’agir en conséquence.
C’est aussi le sens du projet de recherche franco-allemand qui sera porté par l’INHA, cher Eric de Chassey, et la Technische Universität de Berlin, la German Lost Art Foundation de Magdebourg et le Centre allemand d’histoire de l’art de Paris. Ce travail, cette « Enquête sur les acteurs du marché de l’art en France durant l’Occupation allemande » est prévu entre 2017 et 2021. Il permettra la rédaction d’un Dictionnaire des acteurs du marché de l’art, en français et en allemand, puis en anglais. Il sera indexé et constituera lui aussi une base de données majeure.
Deux chercheurs, un français et un allemand, vont très bientôt être recrutés pour mener à bien cette enquête.
Et plus nous connaîtrons le marché de l’art pendant la guerre, les transactions nombreuses qui eurent lieu pendant l’Occupation et les acteurs de ce négoce parfois sordide, plus nous pourrons faire la lumière sur le parcours des œuvres que nous connaissons, prioritairement les MNR mais aussi les autres. Et plus nous pourrons servir la justice.
Dans le même temps, il nous faut continuer notre œuvre auprès des institutions muséales, nos écoles, l’université, la formation à l’Institut national du patrimoine à l’Ecole du Louvre qui s’y emploie déjà.
Et le public doit continuer d’être informé pour être en mesure de comprendre. C’est la raison pour laquelle les œuvres MNR ne peuvent pas être présentées comme si de rien n’était. Le travail qui a été demandé sur les cartels pour expliquer ce que sont ces œuvres, d’où elles viennent, doit être achevé dans les musées nationaux et les musées de France. Le public doit pouvoir comprendre facilement et en quelques mots que ces œuvres ne sont pas comme les autres. De même, la couverture photographique des œuvres MNR doit être menée à bien.
Il faudra aussi penser à l’avenir des œuvres spoliées qui n’auront pas retrouvé leur propriétaire légitime et leurs ayants droit. Parce qu’il y en aura probablement. Faut-il un mémorial, faut-il les rassembler et les montrer ? Beaucoup y réfléchissent. En aucun cas je crois qu’elles ne doivent être banalisées au sein des collections publiques, quel que soit le temps qui sera passé.
Mesdames et messieurs, alors que le quinquennat actuel s’achève, je souhaite, et je voulais le dire devant vous, que le prochain Président de la République donne mandat au ministère de la Culture et de la Communication de poursuivre ce travail. Nous avons progressé, il est possible de progresser. A l’heure où la candidate en tête des sondages remet en cause la responsabilité française dans la rafle du Vel d’Hiv, il est crucial de continuer à agir conformément à nos responsabilités historiques, à les reconnaître, à les dire, et à agir, conformément à l’éthique et à la justice.
Il n’est jamais trop tard pour restituer, après des spoliations qui ont été aussi celle de la mémoire.
Il n’est jamais trop tard pour restituer, il n’est jamais trop tard pour rendre leur histoire à ceux qui en ont été si brutalement privés.
Je vous remercie.