Nous voici une nouvelle fois réunis pour remettre le prix Roland-Dorgelès, décerné par l’association des écrivains combattants à deux professionnels de l’audiovisuel, l’un de la radio, l’autre de la télévision, qui méritent d’être distingués pour la qualité de leur contribution à la langue française.
Le prix Roland-Dorgelès, depuis quatorze ans, est devenu une référence pour la langue française, et je m’en réjouis. C’est Madeleine Dorgelès, l’épouse de l’écrivain, qui l’a créé en 1997 et c’est Michel Tauriac, qui présidait l’association, et le jury du prix, avec le talent et l’enthousiasme que chacun lui connaît, qui lui a donné sa forme, qui a été le premier artisan de son succès. Et il vous a passé le flambeau de cette belle association, cher Jean Orizet, qu’à votre tour vous savez tenir bien haut.
Je voudrais revenir un instant sur l’association des écrivains combattants, fondée notamment par Roland Dorgelès au sortir de la Grande Guerre. Son but était de créer une fraternité des hommes de lettres afin d’empêcher que la tragédie ne se reproduise. Noble entreprise s’il en est, qui hélas n’empêchera pas l’Europe et le monde de s’embraser à nouveau, ajoutant son lot d’horreurs et de barbarie au bilan déjà insupportable du premier conflit mondial.
Il y a quelques jours à peine, dans le supplément Europa, publié en commun par quelques-uns de nos grands journaux européens, Umberto Eco déclarait : « Nous devons nous rappeler que seule la culture, au-delà de la guerre, constitue notre identité. Des siècles durant, Français, Italiens, Allemands, Espagnols et Anglais se sont tiré dessus à vue. Nous sommes en paix depuis moins de soixante-dix ans et personne ne remarque plus ce chef-d’œuvre : imaginer aujourd'hui qu'éclate un conflit entre l'Espagne et la France ou l'Italie et l'Allemagne ne provoque plus que l'hilarité. » Le projet politique européen, de fait, est venu répondre au besoin d’utopie qui avait présidé à la création de votre association.
Qui ne peut souscrire à cette pensée ? Certes, cette paix durablement établie n’empêche pas les crises, et l’horizon européen est toujours en débat. Pour autant, ne perdons pas de vue le message d’Umberto Eco : au-delà des dissensions, la culture est le ciment qui nous unit, en Europe, dans le respect de nos diversités, grâce à la liberté qui est notre valeur commune – la liberté de la presse, la liberté de créer.
Cette liberté, pour nous, est intrinsèquement liée à ce que Michel Tauriac a appelé, d’une très belle expression, une « conscience francophone » : celle d’une langue maîtrisée, consciente de ses origines, de son histoire, de la valeur de lien social qu’elle représente et qu’elle porte ; celle d’une liberté d’expression qui s’exerce aussi par le style, c’est-à-dire à travers une langue claire et adaptée à son objet comme à son public. Notre langue en effet, forgée par des siècles d’usage, a su se transformer sans perdre son essence ; dans ses mutations incessantes et d’ailleurs nécessaires, la langue française est porteuse d’un regard sur le monde.
Or l’influence des médias fait de vous tous des prescripteurs de la langue. C’est par vous, à travers la radio, la télévision, que s’établit un certain état de norme pour la langue ; que cette norme soit changeante, c’est le lot de toute langue qui vit et qui évolue. Dans vos métiers, avoir le « souci de sa langue », de notre langue, c’est précisément savoir en jouer pour qu’elle soit l’aiguillon de notre liberté d’expression. Pour avoir si longtemps partagé votre métier, je ne suis pas du côté de ceux que chagrine le moindre manquement aux règles, qui souvent finiront d’ailleurs par ne plus en être, évolution oblige. Mais en revanche, je suis résolument avec ceux qui, parce qu’ils aiment leur langue, cherchent la grâce du mot juste, de l’idée bien exprimée, de la formule qui marque. Notre langue, qui est notre premier instrument de travail, en sort magnifiée.
Ce soir, nous rendons hommage à deux de vos confrères que le jury du prix Roland-Dorgelès a choisi cette année d’honorer pour leur talent à manier notre langue. Chez Stéphane Bern, c’est la rhétorique d’inspiration classique qui s’accorde harmonieusement avec ses sujets habituels : le patrimoine et l’histoire. Chez Philippe Vallet, c’est le talent de concilier, dans ses chroniques - le « Livre du jour » sur France Info -, le temps long de l’écrit avec le temps court de l’information, par le sens de la simplicité et l’art de la précision. Vos confrères et vos amis vous en remercient tous les deux.
Cher Michel Tauriac,
Permettez-moi de saisir cette occasion pour vous rendre un hommage particulier.
Vous êtes un homme engagé, un homme de combat, et ce trait réunit tous les aspects de votre longue et belle carrière, comme soldat, comme journaliste, comme écrivain.
Notre histoire littéraire moderne est riche en figures comme la vôtre, qui ont marié les luttes, les voyages et l’écriture. Je pense ici, à Joseph Kessel, à Ernest Hemingway ou encore à André Malraux, à Jean Lartéguy, parmi bien d’autres. Comment ne pas évoquer également, une génération avant la vôtre, les écrivains de la Grande Guerre, Maurice Genevoix, Georges Duhamel, pour ne citer qu’eux ; et bien sûr, Roland Dorgelès, dont les prix que nous remettons aujourd’hui portent le nom.
Votre engagement est d’abord le fruit d’une admiration : pour vous, et avant tout, celle que vous vouez à la figure du général De Gaulle, dont l’épopée vous a séduit dès votre jeunesse. En témoignent les multiples reportages, les écrits, les livres que vous lui avez consacrés, et particulièrement le Dictionnaire amoureux de De Gaulle, dans la belle collection des éditions Plon, en 2010. Sur le chef de la France libre, sur l’homme d’État, je voudrais aussi mentionner les Trente jours qui ont fait De Gaulle, ainsi que les deux tomes de De Gaulle, mon père, recueil des passionnants entretiens que vous avez eus avec Philippe De Gaulle.
Qu’il s’agisse de romans comme Jade ou La nuit du Têt, ou d’essais savants, comme L’Histoire d’Angkor, vos ouvrages sur l’Indochine illustrent votre volonté de témoigner et de transmettre, quel que soit le registre ou le genre, avec une plume rapide et incisive, une passion forte et communicative, qui a le don d’entraîner vos lecteurs.
Votre engagement, c’est enfin votre passion pour la langue française. Vous l’illustrez comme homme de plume, comme journaliste, bien sûr, mais également par votre dévouement associatif, avec les Écrivains combattants, qui réunit des gens de lettres éminents ayant porté les armes pour la France, ainsi que tous ceux qui partagent les valeurs et l’éthique de votre association. À la présidence de cette belle association, vous avez déployé ici encore l’énergie et l’inventivité qui vous caractérisent.
Cher Michel Tauriac, soyez remercié de l’exemple que vous nous donnez, par votre vie et par votre œuvre.
Au nom de la République française, nous vous faisons commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres.