Cher Nouri Bouzid,
« Lever le voile. Glisser au plus profond jusqu’à voir et montrer l’invisible ». Telle est la définition que vous donnez de votre cinéma, ce cinéma si singulier et si puissant où les personnages sont traqués dans leur solitude. Et pourtant, chacun connaît ici vos engagements, vos combats, votre soif de liberté jamais éteinte.
A travers vous, c’est à ces créateurs et à ces « combattants de la Liberté » tunisiens, ceux d’hier comme ceux qui veulent affermir aujourd’hui la démocratie en Tunisie, que je veux rendre hommage. Cette Tunisie qui nous a donné une leçon de courage et d’abnégation au cours des derniers mois. Cette Tunisie à laquelle, vous le savez, me lient tant de souvenirs et de réalisations communes.
Votre âme rebelle, vous l’avez traînée dans les ruelles de la médina de Sfax où vous êtes né. La découvert de Rocco et ses frères de Visconti signe la découverte d’un autre cinéma, éloigné des mélodrames égyptiens ; votre désir d’exprimer ce que l’enfant a subi vous oriente vers la réalisation. En 1968, vous intégrez l’IDHEC avant que les événements du printemps ne vous conduisent à Bruxelles pour poursuivre des études à l’Institut national Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS).
Votre retour en Tunisie est celui d’un « grand enfermement » (Michel Foucault) : vous êtes arrêté et emprisonné pendant plus de 5 ans, payant au prix fort votre engagement. Votre lutte contre toutes les formes d’oppression et de tabou prend sans doute sa source dans cette expérience de la prison et de la violence politique.
Après voir été l’assistant du cinéaste italien Pasquale Festa Campanile pendant plusieurs années, vous réalisez votre premier long métrage, L’homme de cendres en 1986. Affrontant avec courage les non-dits et les tabous de la société tunisienne, vous mettez en scène un vieux juif qui fait partie de votre imaginaire d’enfant tout en campant les traumatismes de l’enfance. Le film est critiqué, attaqué, brûlé en place publique, souvent avec véhémence. Présenté au festival de Cannes, reconnu par le Tanit d’or des Journées cinématographiques de Carthage, le film rencontre l’estime et le succès international. C’est l’acte de naissance de Bouzid l’insoumis et le polémiste ; c’est aussi le début de la carrière internationale d’une grande figure artistique du Maghreb.
Les films qui suivent sont marqués au coin de l’audace et de l’insolence. Des Sabots en or à Bezness en passant par Halfaouine, l’enfant des terrasses, ils franchissent des limites et se confrontent au tabou de la sexualité. Le traumatisme intime y rejoint souvent le traumatisme collectif, la différence une manière d’interroger la réalité du quotidien et de la norme. Dans Tunisiennes (1997), vous interrogez la place de la femme face à la modernité et à la tradition. Dans Poupées d’argile (2003), vous décrivez le quotidien entre travail forcé et déshumanisation à travers les yeux d’un enfant, déconstruisant la mythologie, pourtant si fortement ancrée, de l’homme fort. Fruit de longues enquêtes, vos réalisations font respirer les codes culturels, les « petits faits vrais » - les dialectes, auxquels, je le sais, vous êtes très attaché – qui donnent de la force à l’image. Entomologiste de la société tunisienne, vous l’êtes assurément, avec le regard perçant de ceux qui refusent la norme, avec l’acuité singulière de ceux qui observent du point de vue des parias et des marginaux.
En 2006, vous plongez dans le chaudron de l’actualité la plus brûlante en abordant la question de l’islamisme et des apprentis terroristes dans Making of. Le film obtient plus de 25 récompenses dans les festivals internationaux. A vox yeux, je le sais, « filmer et lutter se conjuguent de concert » et à travers cette distinction, je pense à toutes celles et tous ceux qui ont filmé, au prix de leur vie, la « révolution » en marche.
Vous avez été pionnier et précurseur : les jeunes blogueurs et les jeunes Tunisiens utilisant les réseaux sociaux, créant à travers eux un mouvement citoyen, sont d’une certaine manière vos héritiers, lavés comme vous de la peur et de la honte qui ont « discipliné » les esprits.
Aussi, cher Nouri Bouzid, pour votre longue carrière au service d’un cinéma ambitieux et non conformiste, pour votre liberté cultivée et votre refus de toutes les censures, pour le rayonnement que vous avez donné aux cinémas du Maghreb dans le monde, au nom de la République française, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous remettons les insignes de chevalier de la Légion d’honneur.