Comment devient-on un Eléphant à Hollywood ? Je reprends ici le titre de
vos mémoires qui viennent de paraître. On peut y percevoir ce mélange
unique entre votre talent et la chance des rencontres qui vous ont propulsé
dans une carrière phénoménale. Plus d’une centaine de films, la
reconnaissance constante de la critique et du public, les distinctions et les
récompenses ont fait de vous un représentant de cette espèce rare qu’on
appelle les monstres sacrés. À quoi reconnaît-on cet animal mythique ? À
un style et à une polyvalence qui lui permet à chaque film, en entrant dans
son rôle, de faire justement oublier au spectateur qu’il s’agit de Michael
Caine, pour laisser la place à l’incarnation du personnage et à la force
narrative de l’image.
Les débuts d’un Eléphant à Hollywood, c’est justement Elephant and
Castle, le quartier de votre jeunesse londonienne, que vous revisitez
désormais dans votre dernier film, Harry Brown, en ce moment sur nos
écrans. Bien avant vos débuts dans le cinéma, vous vous êtes investi dans
le théâtre, en jouant pour des théâtres régionaux et dans des pièces pour
la télévision. Relevé de vos obligations militaires en Corée, vous partez en
quête de rôles et d’opportunités, et c’est en appelant votre agent depuis
une cabine de Leicester Square, que vous trouvez votre pseudonyme, en
apercevant une affiche d’Ouragan sur le Caine. C’est sous ce nom que
vous entamez en 1956, à 23 ans, une longue carrière d’acteur de
télévision, qui vous vaudra plus tard de nombreuses nominations outre
Atlantique, aux Golden Globe et aux Emmy Awards, avec, pour Jack
l’éventreur en 1988, un Golden Globe de la meilleure performance.
Ce style qui vous distingue, cher Michael Caine, c’est d’abord votre accent.
C’est le cockney, l’anglais du Londres ouvrier qui a baigné votre jeunesse,
et que vous avez fait triompher à l’écran en révolutionnant la diction des
acteurs. Vous êtes en effet un des premiers acteurs anglais à avoir
abandonné la prononciation standard, au même titre que les Beatles en
musique avec leur accent de Liverpool, et cela suffit, encore aujourd’hui, à
vous rendre sympathique et inoubliable.
C’est aussi un accent qui peut vous jouer des tours. Alors que certains de
vos amis sont déjà célèbres, vous restez plusieurs années au seuil de la
reconnaissance, en cumulant les petits rôles. Vous faites heureusement
d’une phrase de Churchill votre devise en ces temps d’infortune : « if you
are going through hell, keep going ». Votre persévérance aux portes du
cinéma porte finalement ses fruits, avec Zulu, qui sera en 1964 votre
véritable entrée en matière. En incarnant le très guindé Lieutenant
Bromhead dans l’Afrique du Sud de l’Empire, vous êtes propulsé en haut
de l’affiche, et vous vous plaisez à dire que vous n’avez eu cette chance
que parce que le réalisateur Cy Endfield, américain, n’avait pas les mêmes
préjugés de classe que ses homologues britanniques sur un accent qui ne
vous prédisposait guère à prendre ce rôle.
Cette première consécration se poursuit l’année suivante avec
l’inoubliable Ipcress – Danger immédiat, où vous jouez l’agent secret
Harry Palmer. Alors que Sean Connery, votre ami et futur partenaire sous
la direction de John Huston, incarne James Bond à l’écran, vous proposez
un antihéros, un espion à lunettes, vulnérable et désinvolte, sous la
musique de John Barry qui écrit la bande son des deux séries. Vous
retrouverez ce rôle à quatre autres reprises, en 1966 avec Mes
Funérailles à Berlin, en 1967 avec Un cerveau d’un milliard de dollars,
puis en 1995 avec Bullet to Beijing et Midnight in Saint Petersburg. Sous
ces titres qui fleurent bon la Guerre froide et ses succédanés, votre
personnage de barbouze à la classe toute prolétaire vient faire le
contrepoint à l’image d’élégance et de perfection de l’icône signée Ian
Fleming. Un type de renversement que l’on retrouvera plus tard dans Le
Quatrième Protocole en 1987, où vous êtes confronté à un espion de l’ex-
URSS interprété par Pierce Brosnan, qui incarnera James Bond. Votre
capacité à incarner un personnage dans la durée, on la retrouvera plus
tard dans la série des Batman, dans le rôle d’Alfred Pennyworth, le
majordome de Bruce Wayne au passé d’ancien SAS.
En contrepoint de ces reprises de rôles, vous possédez aussi pleinement
le don de pouvoir changer radicalement, de vous faire agent double. Vous
êtes ainsi capable de jouer un pilote de chasse de la RAF dans La
Bataille d’Angleterre en 1969 et un colonel de la Luftwaffe chargé
d’éliminer Churchill dans L’Aigle s’est envolé en 1976. Sur la foi d’une telle
faculté d’adaptation, l’une des marques auxquelles on reconnaît les
grands acteurs, on vous a engagé pour jouer dans tous les genres de
films : comédie, drame, thriller, film d’action, de guerre, d’espionnage, de
gangsters, et même film d’horreur.
Agent double, agent secret, Michael Caine, c’est aussi le talent de la
réincarnation. En 1972, vous êtes Milo Tindle face à Laurence Olivier
dans Le Limier, de Mankiewicz, film qui a assis définitivement votre
notoriété. Vous reprenez en 2007 le rôle d’Olivier dans le remake de
Kenneth Branagh, tandis que Jude Law prend celle que vous occupiez 35
ans auparavant, sous la plume unique du grand et regretté Harold Pinter
qui signe cette adaptation. Vous aviez déjà accompli une telle
performance avec La Loi du milieu en 1971 et sa reprise en 2000, Get
Carter, là encore en permutant de rôle. Notons que Jude Law a aussi
repris en 2004 votre rôle dans Alfie le dragueur, le film de 1966 qui vous
ouvrit en grand les portes d’Hollywood, avec également Un hold-up
extraordinaire dans lequel Shirley MacLaine vous invite à jouer. Dans Le
Limier, Laurence Olivier qui vous considérait au début du tournage
comme un simple assistant a reconnu en vous un partenaire à part
entière ; beau compliment de la part d’un acteur dont vous disiez qu’il était
le plus grand, et qui s’accorde bien avec la façon dont votre personnage
et le rapport de force avec celui de Laurence Olivier évoluent au cours du
film. Et en effet, à l’image de Mario Tindle, qui reste sans doute
aujourd’hui un de vos rôles les plus fameux, vous avez su vous hisser très
rapidement au rang des stars du cinéma. Outre Mankiewicz, vous avez
tourné avec les plus grands réalisateurs : Otto Preminger, Stanley Donen,
Vittorio De Sica, Oliver Stone, Sidney Lumet, John Huston, Irwin Allen,
Lewis Gilbert, Guy Hamilton, Brian de Palma, Woody Allen… Impossible
de tous les citer, tant la liste est longue. Vous avez également tourné aux
côtés des acteurs les plus renommés, avec parfois autour de vous de
véritables plateaux de vedettes, je pense notamment à Un pont trop loin
en 1977, avec Dirk Bogarde, Sean Connery, Gene Hackman, Anthony
Hopkins, Robert Redford, Liv Ullmann et une fois de plus Laurence
Olivier. Avec la modestie qui vous caractérise, vous savez rendre
hommage à vos confrères, comme lors de votre oscarisation pour
L’OEuvre de Dieu, la part du Diable, où vous saluez chaleureusement le
mérite de chacun de vos compétiteurs, en déclarant ne pas vous sentir,
face à eux, comme un « gagnant ». Au talent de l’acteur, vous ajoutez
celui de l’amabilité, si précieuse dans un milieu très compétitif.
Michael Caine, c’est donc aussi l’acteur des duos inoubliables. On se
souvient en particulier de L’Homme qui voulut être roi, le magnifique film
de John Huston que vous tournez avec Sean Connery en 1975. Dans cet
Afghanistan du Great Game et de Rudyard Kipling, votre épouse Shakira,
qui nous fait l’honneur d’être avec nous aujourd’hui, incarne la Roxanne
fatale qui entraînera vers sa perte un Sean Connery mégalomaniaque que
vous tentez de raisonner. Cette position du mentor à la bienveillance et au
charisme paternels, on pourra la retrouver plus tard dans bon nombre de
vos rôles : songeons une fois encore au rôle du majordome de Bruce
Wayne, à celui du père de Nicolas Cage dans The Weather Man, en
2004, ou au même type de prestation que vous réalisez dans Ma sorcière
bien-aimée, l’adaptation de la fameuse série, en 2004.
Vous savez également affronter les passages à vide. Au début des
années 1980, Alfie le séducteur ne fait plus vraiment recette, et l’on vous
propose des rôles dans des films qui ne laisseront pas une grande trace
dans l’histoire du cinéma, qu’il s’agisse de l’Inévitable catastrophe ou
encore des Dents de la mer 4. Le millionnaire que vous êtes alors devenu
envisage la retraite, jusqu’à ce que ce que votre ami Jack Nicholson, dans
votre restaurant à Miami, vous propose un rôle de braqueur teigneux dans
Blood and Wine. Tout repart, et vous tournez la page des années Alfie. Le
« survivor », comme vous vous êtes décrit lors de la remise de votre
second Oscar pour l’ensemble de votre carrière, refait surface. Nominé
six fois aux Academy Awards, vous remportez un premier oscar en 1987
pour le film Hannah et ses soeurs, et un second en 2000 pour L’OEuvre de
Dieu, la part du Diable. Vous partagez ainsi avec Jack Nicholson le record
d’avoir été nominé aux oscars pour un premier ou un second rôle au
moins une fois par décennie depuis les années 1960. Vous avez
également obtenu neuf nominations aux Golden Globes pour vos rôles au
cinéma, et trois pour vos rôles à la télévision, et remporté trois fois le
Golden Globe, dont deux pour le cinéma, avec L’éducation de Rita en
1984 et Little Voice en 1999. S’ajoutent encore à cette liste huit
nominations aux BAFTA, dont une récompense au titre de meilleur acteur
britannique dans un premier rôle, à nouveau pour L’Éducation de Rita. La
reine d’Angleterre vous anoblit en 2000.
Un jour vous avez dit de votre modèle Clark Gable que personne n’était
vraiment capable d’énumérer 10 films dans lequel il avait joué, mais que
la taille de sa filmographie faisait que tout le monde savait qui il était.
C’est, je crois, loin d’être votre cas, tant les personnages que vous avez
incarné ont marqué les esprits : Michael Caine en Sherlock Holmes, en
agent secret, en homme louche, en majordome de Batman issu des SAS,
en Harpagon victorien dans le rôle de Scrooge, en Capitaine Nemo…Si
vous avez su décliner votre capacité à faire rêver, c’est aussi par le travail
régulier de l’acteur et l’attachement que vous revendiquez aux préceptes
de Stanislavski sur la répétition. Cet attachement au théâtre, on le
retrouve dans le parrainage que vous accordez au festival d’art
dramatique de Leatherhead, près de chez vous, auquel vous apportez
votre prestigieuse contribution.
Vous rendre hommage ici aujourd’hui, c’est l’occasion aussi de
mentionner les attaches qui vous lient à la France. Celles d’un grand
amateur de restaurants, puisque vous avez été restaurateur vous-même.
Celles aussi d’un jeune Michael Caine sans le sou que l’on pouvait croiser
sur le boulevard de Clichy où vous vendiez des frites. Celles des
rencontres qui ont compté pour vous, puisque c’est à Paris, au bar du
Prince de Galles, que John Huston vous confie votre rôle dans L’Homme
qui voulut être roi, que vous considérez comme votre meilleur film.
Je viens d’apprendre hier les chiffres de fréquentation de nos salles de
cinéma pour l’année 2010 - plus de 206 millions d’entrées -, qui
connaissent cette année un record que l’on avait pas connu depuis 1967,
et je note que vous avez participé à ce succès puisque Inception a été
troisième au box-office. La France est comme vous le savez bien un pays
particulièrement attaché au cinéma. Vous y incarnez, pour plusieurs
générations, la chaleur, l’humour et la magie du cinéma.
Cher Michael Caine, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes de Commandeur dans l’Ordre des Arts et Lettres.
Discours
Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l'occasion de la cérémonie de remise des insignes de Commandeur dans l’Ordre des Arts et Lettres à Michael Caine (Sir Maurice Micklewhite)
Sir Maurice Micklewhite, cher Michael Caine,
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