Sans exagérer, il n’est pas impossible de dire que la vallée de Bussang avait 130 ans d’avance sur le plan culture et ruralité du ministère de la Culture, lorsque ses habitants y bâtirent leur Théâtre du Peuple. Sensibles aux problématiques de la vie locale et désireux de valoriser cette dernière, ses fondateurs intégrèrent les gens à des projets qui les concernaient : leurs histoires, leurs rires, leurs larmes, le travail, l’amour, le mariage, l’alcoolisme, la mort, la guerre si présente à cette frontière avec l’Alsace, et bien sûr la nature et le ciel sous lequel ils jouaient, comédiens amateurs entourés de professionnels, des textes écrits pour eux par Maurice Pottecher.
Ce dernier était homme de lettres, Camille de Saint-Maurice était comédienne, issue du Conservatoire de Paris. En 1895, ils fondèrent tous deux dans ce village, aux sources de la Moselle, un théâtre populaire destiné aux habitants de cette vallée des Vosges, dont ils firent des amateurs et des connaisseurs, sur la scène comme dans la salle.
En 1945, Pierre Richard-Willm – célèbre Edmond Dantes au cinéma (1943) – reprit le flambeau jusqu’en 1971, suivi, jusqu’à Julie Delille aujourd’hui, par quelques autres artistes enthousiastes, dont Christophe Rauck et Simon Delétang. Des artistes fidèles à l’esprit de ce site si particulier, situé en pleine nature, auprès de grands arbres, où prospère depuis si longtemps une utopie.
Aujourd’hui, le rêve n’a pas pris une ride. Il est même toujours plus un exemple inspirant pour les artistes du théâtre public décentralisé, là où l’enjeu, sur tous les territoires, est de nourrir une offre de proximité. Pour sa deuxième saison à la tête du Théâtre du Peuple de Bussang et ce 130e anniversaire, Julie Delille tient à réaffirmer l’esprit de Bussang, en le nouant toujours mieux au désir de ses habitants et de ses visiteurs.
Une fête inclusive
Le « Théâtre du Peuple » de Bussang, en quelques mots, de quoi s’agit-il ?
Le Théâtre du Peuple est un monde rêvé il y a 130 ans. Depuis 1895, l’été, la vallée réalise ce rêve en accueillant chaque jour plus de mille personnes, dans une ambiance de fête populaire où tout le monde parle joyeusement à tout le monde… On assiste à une journée de théâtre qui était à l’origine en plein air, aujourd’hui dans une grande salle en bois magnifique, dont le fond de scène peut s’ouvrir en grand sur la forêt. L’hiver, nous sommes huit à préparer son retour depuis nos cabanes vosgiennes, près de ce village de 1200 habitants où 28 000 personnes sont venues nous voir l’an dernier.
Comment se présente la saison 2025 du Théâtre du Peuple ?
Nous allons fêter ces cent trente années avec le mot d’ordre suivant : jubilons ! Jubilons, dès le week-end du 14 juin, avec d’abord nos voisins les habitants. Une fête que nous préparons avec les associations locales. Une fête à la fois intime et ouverte à tous, tout l’été. Nous (la vallée, ses habitants, ses associations, son théâtre, ses visiteurs) la rêvons et la vivrons ensemble.
Un temple de la pratique amateur
En quoi ce théâtre est-il « du Peuple » ?
C’est un précurseur à bien des égards. On a commencé à jouer dans la clairière plus d’un demi-siècle avant la décentralisation. Avec les années, on a aménagé le site, jusqu’à cette grande salle en bois : Bussang est un ancêtre lointain et très particulier des Centres dramatiques et des Scènes nationales. Son cahier des charges insiste sur le « nouage » : le grand spectacle de la journée doit faire appel à des comédiens amateurs entourés de professionnels. A l’origine, ces amateurs étaient tous des habitants. Pour 2025, nous ajoutons un second « nouage » dans un feuilleton théâtral en six épisodes, Hériter des Brumes.
Comment se passe le travail avec les amateurs ?
Cette rencontre s’enrichit de l’humain, suivant la devise que Maurice Pottecher avait choisie : Par l’art, pour l’humanité. Un humain, c’est un « savoir être ». Dans cette disposition d’esprit, les uns questionnent, avec leur ingénuité et leur regard, la technicité des autres, les habitudes prises un peu trop vite, etc. A mon sens, c’est ce qu’on vise dans la promotion des droits culturels et de la diversité – là aussi, Bussang a bien des longueurs d’avance : Personne n'éduque autrui, personne ne s'éduque seul, les hommes s'éduquent ensemble, par l'intermédiaire du monde (selon Paulo Freire) ; ou bien, comme l'explique Edouard Glissant, les êtres humains se changent en échangeant sans se dénaturer.
L’appel de la forêt
On dit que ce théâtre a quelque chose d’unique…
C’est que, côté public, l’expérience d’une représentation à Bussang fait partie de celles qu’on ne peut saisir sans les avoir vécues. Elle a un caractère animiste, au sens où elle nous relie à l’ensemble du vivant. L’un des moments les plus marquants a lieu lorsqu’on ouvre le fond de scène sur la forêt. L’aspect sensoriel est alors décuplé : l’air forestier entre dans la salle, avec toutes ses odeurs. Une perspective immense se crée avec le flanc de la montagne, que les comédiens peuvent remonter, brisant le cadre et bouleversant l’échelle. Ici, franchement, une projection vidéo ne ferait pas le poids.
Un lieu de poésie totale ?
Et de sensibilité intense. Notre feuilleton Hériter des brumes, qui se jouera en plein air, écrit par les poètes Alix Fournier-Pittaluga et Paul Francesconi, propose ainsi un essai « d’archéologie sensible ». Au moyen des témoignages et des images du passé du théâtre, on éprouvera physiquement ses traces, on arpentera les mêmes sentiers, on plongera ses mains dans la source invisible et vivante du projet de Maurice Pottecher. Celui-ci était extrêmement sensible à la nature. Depuis certes la société a changé, mais cette sensibilité du poète à l’égard de la vie ne change pas : elle s’épanouit à Bussang, dans toute son actualité.
Ateliers nomades, randonnées historiques et rituels…
… concert de l’Harmonie de Bussang, bal, déambulation, pique-nique, portes ouvertes, feu d’artifice, sardinade, pétanque, feu de la Saint-Jean… on le voit : une ambiance de fête va se couler dans la vallée, notamment le 15 juin 2025, grand jour de lancement pour les festivités des 130 ans, une programmation conçue avec les associations locales.
Quant au programme des représentations, sont à l’affiche une création par Sylvain Maurice, metteur en scène invité (Le Roi nu), la reprise du spectacle de Julie Delille, Je suis la bête, et son feuilleton théâtral, Hériter des brumes. La saison se terminera le 31 août par un concert de Julien Lepreux.
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