Tous les 3 mois, un expert témoigne sur son métier et son intervention pour la restauration de la cathédrale de Nantes.

Pourriez-vous nous présenter votre métier ?

Nous sommes actuellement 7 « techniciens-conseils » agréés par le ministère de la culture pour les orgues protégés au titre des Monuments Historiques. Nous avons un statut un peu particulier, à la fois agents de l’Etat pour des missions de conseil, d’expertise et d’avis, et professions libérales pour nos missions de maîtrise d’œuvre.

Notre métier se base sur des connaissances techniques et historiques de l’orgue, instrument de musique complexe et monumental. Pour ma part, j’ai une formation qu’on peut qualifier de « classique », étude du piano, du basson, de l’orgue, au conservatoire, et plus spécifique, de l’organologie (la science des instruments de musique, en général, pas seulement l’orgue), au Musée du Conservatoire de Paris et de l’acoustique musicale, à Jussieu. Etudes de lettres, d’histoire de l’art et de musicologie à la Sorbonne, dont je suis sorti titulaire d’un doctorat d’Etat. J’ai également une licence en droit public, qui s’est révélée fort utile dans mon métier, où nous mettons en œuvre en permanence le code de la commande publique.

Depuis 1999, je mets mon expertise à la disposition des services déconcentrés du Ministère de la Culture (DRAC) dans une demi-douzaine de régions, dont celle des Pays de la Loire, pour effectuer le suivi de l’entretien des orgues appartenant à l’Etat, et parfois aussi pour des orgues appartenant aux communes, pour instruire les dossiers qui conduisent à la protection des orgues les plus intéressants au titre des Monuments Historiques, pour faire le constat d’état et le récolement des orgues, pour répondre aux diverses questions qui peuvent être posées par les propriétaires au sujet des orgues protégés (conseils en matière de travaux, d’entretien, d’usage, etc.).

En région Pays de la Loire, il n’y a pas énormément d’orgues classés, le parc d’orgues d’Ancien Régime est assez limité (l’orgue du Prytanée militaire de la Flèche, remontant au xviie siècle, doit être le plus ancien de la région). Nous avons en revanche des buffets d’orgues anciens tout à fait remarquables, en particulier le splendide buffet Renaissance de la cathédrale du Mans, ceux de la Ferté-Bernard et du Prytanée militaire de la Flèche (xviie siècle), le somptueux buffet xviiie siècle de la cathédrale d’Angers. Le xixe siècle est mieux représenté, à l’image de l’essor industriel de la région à cette époque, avec l’œuvre et l’influence de la manufacture Debierre, puis Gloton-Debierre et enfin Beuchet-Debierre (de 1862 à 1980), établie à Nantes, dont l’aire d’influence s’est étendue de la Bretagne à Paris, en passant par la Normandie, les Pays-de-la Loire, le Poitou, les Charentes, le Bordelais. Avec quelques chefs d’œuvre, comme le magnifique orgue de Notre-Dame de Bon-Port à Nantes, bel outil musical, mais aussi innovation technologique, avec une transmission électrique de 1891. J’ai eu la chance de pouvoir proposer le classement au titre des Monuments Historiques d’orgues Debierre, et aussi d’orgues du célèbre Aristide Cavaillé-Coll, dans les cathédrales de Laval et de Luçon. Ce dernier orgue a été pour moi l’occasion de faire la découverte historique la plus extraordinaire de ma carrière, celle d’une histoire fabuleuse, où l’on trouve César Franck, Franz Liszt, Eugène Viollet-le-Duc… et des traces de cet orgue à Carcassonne, Bagnères-de-Luchon, Castelnau-d’Estrétefonds, l’Exposition Universelle de 1855 à Paris…

Le second aspect de nos missions, réside dans la maîtrise d’œuvre que nous réalisons pour les travaux de relevage et de restauration des orgues protégés au titre des Monuments Historiques. J’ai ainsi pu rendre vie, restituer ou singulièrement améliorer, dans le respect des dispositions patrimoniales, l’orgue de Nantilly à Saumur, le Debierre de Notre-Dame-de-Bon-Port à Nantes, l’orgue du Poiré-sur-Vie en Vendée, on s’apprête à mettre en sécurité le grand orgue de la cathédrale d’Angers, et une très belle et grande restauration récente, remarquable et remarquée, a été celle du grand orgue de la cathédrale du Mans, inaugurée en 2018. Les travaux sont réalisés par des entreprises de facture d’orgues (avec parfois la collaboration d’autres corps de métier). Le Maître d’œuvre réalise les études, le cahier des charges, effectue le suivi des travaux, faisant l’intermédiaire entre le maître d’ouvrage (le propriétaire) et les artisans.

Pour toutes ces restaurations, il faut être chercheur, historien, technicien, pour retrouver les dispositions et caractéristiques anciennes, déterminer les dispositions nouvelles ou restituées, et aussi juriste, coordinateur, modérateur, pour que des opérations complexes, associant les propriétaires, affectataires, organistes, entreprises, se déroulent sereinement, et selon des principes stricts de la conservation d’objets historiques.

Quel est votre rôle dans la restauration de la cathédrale ?

En 2019, notre agence a réalisé une vaste étude sur le grand orgue de la cathédrale de Nantes, on a proposé la protection au titre des Monuments Historiques du buffet, remontant à 1619 pour ses parties les plus anciennes, fait des recherches historiques, exploré l’instrument dans le plus profond de ses entrailles, identifiant plus de 2 000 tuyaux d’Ancien Régime, dont certains du célèbre François-Henri Clicquot, dessiné tant l’intérieur que l’extérieur de l’orgue en 3 dimensions, fait réaliser des vues lasergrammétriques, des milliers de photographies, dont environ 150 à l’aide d’un drone. L’orgue de tribune de la cathédrale de Nantes est ainsi devenu l’un des orgues de France les mieux documentés. L’étude se terminait sur plusieurs options de programme pour une grande restauration de l’orgue, qui devenait de plus en plus nécessaire malgré un entretien constant.

La matinée du 18 juillet 2020 a été traumatisante, comme la journée du 22 suivant, qui a permis de faire un premier constat du désastre, mais aussi de constater que, pour l’orgue de chœur, seule la console a péri dans les flammes.

Mon rôle consiste à assister le maître d’ouvrage (la DRAC), en lien avec l’Architecte en Chef des Monuments Historiques, et les entreprises, pour déterminer les protocoles de déblaiement des débris, de tri, de reconnaissance des fragments du buffet encore identifiables, de leur conservation, de leur reconstitution (par exemple, les deux atlantes qui soutenaient les tourelles latérales du buffet ont survécu, mais en morceaux qu’il va falloir réassembler), et plus tard, de leur mise en valeur. Nous commençons, encore timidement, à réfléchir à ce que pourrait être un nouveau grand orgue pour la cathédrale de Nantes. Pour ma part, je tiens à ce que cette réflexion soit collégiale, associant tous ceux qui en sont ou seront les utilisateurs.

L’orgue de chœur n’a pas brûlé, mais il a perdu sa console (le meuble contenant les claviers), notre agence travaille actuellement sur l’étude préalable à sa restauration, si nous avons pu réunir une abondante documentation, l’étude se trouve confrontée à des contraintes lourdes, protocole d’accès dans un édifice contaminé au plomb, absence d’électricité (et de claviers) pour tester l’orgue, etc. Nous espérons toutefois pouvoir restaurer cet orgue rapidement, tout en lui rendant des qualités historiques qu’il avait perdues au fil des décennies, là aussi, en concertation avec les utilisateurs, les services de la DRAC, le contrôle scientifique et technique du Ministère de la Culture.

La passion de l’orgue et du patrimoine, la conscience de devoir rendre au public la beauté et l’élégance de cette cathédrale, de permettre la reprise de son intense vie musicale, me donnent l’énergie pour passer au-delà des contraintes.