Lucie Berelowitsch, comédienne et metteur en scène, dirige depuis 2019 le Préau Centre Dramatique National de Normandie-Vire. D’origine russe par son père et parfaitement bilingue, formée au Conservatoire de Moscou (GITIS) et à l’école du théâtre national de Chaillot, le sort des artistes ukrainiens, suite à l’invasion de leur pays, ne pouvait pas la laisser indifférente. Elle s’est notamment engagée dans l’accueil des Dakh Daughters, et milite pour un soutien plus large aux artistes ukrainiens. Récit de son expérience.
Lucie Berelowitsch, quels sont vos liens artistiques et professionnels avec la Russie et l’Ukraine ?
Mes origines et ma formation au Conservatoire de Moscou m’ont toujours engagée à rester en lien avec la création artistique en Russie. C’est ainsi que dès 2008, j’ai monté Le Gars, de Marina Tsvetaieva, avec Vladimir Pankov, metteur en scène russe. Un spectacle que nous avons répété puis tourné en France et en Russie, avec une distribution franco-russe. Puis, en 2010, j’ai monté Juillet, de Ivan Viripaev, dont j’ai fait l’adaptation, en lien avec l’auteur.
J’ai aussi fait partie du comité de lecteurs des écritures russophones pour la Maison Antoine Vitez, et j’ai traduit, avec mon père qui est lui-même traducteur, Voltchok, d’Alexis Sigarev, un travail pour lequel nous avions reçu le soutien de cette institution.
Mais les années Poutine ont distendu mon lien avec la Russie. Cependant, en 2014, j’ai eu la chance d’être invitée à Kiev, où j’ai rencontré les Dakh Daughters.
Qui sont les Dakh Daughters ?
Les Dakh Daughters sont un groupe féminin de six musiciennes et comédiennes ukrainiennes. Elles ont créé, avec Vlad Troitskyi, un Cabaret apocalyptique, avec des textes de Losip Brodski, Charles Bukowski, William Shakespeare, Taras Shevchenko, Alexandre Vendenski... Ce spectacle est composé de chansons et d’histoires intemporelles venues des lointaines régions des Carpates. Avec puissance et humanité, les Dakh Daughters expriment le besoin de liberté de ces citoyens nés dans des mondes en mutation, que la nécessité de révolte conduit à lutter contre l’amertume et la résignation.
« Donbass est devenu l'hymne de la révolution de Maïdan »
Les Dakh Daughters ont joué un rôle symbolique très fort dans la révolution de Maidan. Elles ont donné à cette révolution un son, des mots, et la fierté d'une nouvelle identité culturelle. Leur morceau Donbass est devenu l'hymne de cette révolution.
Cette rencontre a donné lieu à un travail en commun…
Je peux dire qu’avec elles, une nouvelle aventure a commencé pour moi, dans laquelle j’utilise le russe, plus en phase avec mes désirs de liberté et de création. Nous avons ainsi monté ensemble une adaptation en russe, ukrainien et français d’Antigone. Elle a été créée à Kiev en 2015. En France elle tourne, chaque année, depuis sa création, ainsi qu’en Ukraine en 2017. Antigone devrait être joué à nouveau en 2023.
Puis la guerre et l’invasion sont arrivées, le 24 février 2022. Quelle a été votre réaction à ce moment ?
Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, Les Dakh Daughters s’apprêtaient à venir jouer un concert au Préau et attaquer deux semaines de répétitions sur mon prochain projet, une adaptation des Géants de la montagne de Pirandello.
Je les ai appelées chaque jour, pour me tenir au courant de ce qu’elles vivaient. Je leur ai proposé de venir se réfugier en France et je me suis efforcée de mettre en place les meilleures conditions d’accueil, afin de les convaincre de venir se protéger et de mettre à l’abri leurs enfants.
Elles sont donc arrivées à Vire le 4 mars, avec une partie de leurs familles et Vlad Troitskyi, leur metteur en scène. En revanche, les cinq comédiens masculins d’Antigone sont toujours en Ukraine. Je reste très régulièrement en contact avec eux. Ils participent tous à l’effort de résistance, à divers postes, relativement exposés.
« La culture ukrainienne doit pouvoir s'exprimer, se renouveler, se faire entendre dans sa langue. »
Votre mobilisation ne s’est pas arrêtée au Dakh Daughters. Quelles autres actions avez-vous mises en place ?
L’expérience de la chaine de solidarité des théâtres français vis-à-vis des artistes afghans, à laquelle le Préau a participé en accueillant deux artistes réfugiés afghans, nous a rendu extrêmement opérationnels. Mon lien très étroit avec le Dakh Theatre a fait le reste.
J’ai immédiatement lancé un appel à solidarité fortement relayé par les médias et signé par plus d’une centaine de directeurs de théâtre en France mais aussi en Suisse et en Belgique. Etant parmi les rares artistes en lien avec des artistes ukrainiennes, j’ai rapidement été contactée par Stanislas Nordey. Il s’agissait, dans un premier temps, d’imaginer une veillée télévisée pour l’Ukraine. Puis l’Odéon théâtre de l’Europe m’a proposé d’organiser une soirée de collecte de fonds.
J’ai rencontré également la Ministre de la Culture, qui m’a assurée de son soutien et a mis en place un fonds de solidarité.
Au-delà des conditions matérielles de l’accueil des artistes, il fallait aussi envisager les conditions de leur expression, plus nécessaire que jamais dans la période tragique que leur pays traverse…
En effet, l’impact de la guerre met à mal la culture Ukrainienne, à tous les niveaux. Il est absolument essentiel de permettre à cette dernière de s’exprimer, de se renouveler, de faire aussi entendre la langue ukrainienne, et de pouvoir témoigner.
Pour les Dakh Daughters, il était important qu’elles sachent qu’elles pourraient avoir ici un lieu pour travailler. L’accueil au Préau leur a permis d’adapter le concert qu’elles tournent depuis des années dans le monde entier. Elles l’ont transformé en outil de lutte contre l’invasion russe, que Vlad Troitskyi a nommé Art Front. Le freak cabaret s’est ainsi transformé en « Ukraine on fire » …
Ensuite, je leur ai proposé de disposer du plateau du Préau pour créer une pièce sur la réalité qu’elles traversent. J’ai recherché, accompagné par Sébastien Juilliard et l’équipe du Préau, des coproducteurs. Avec le soutien du Ministère de la culture, nous avons pu monter un spectacle qui sera créé au théâtre de l’Odéon le 16 juin prochain. Elle tournera dans toute la France, ainsi qu’en Suisse, jusqu’au 24 juillet. Il y aura d’autres dates en septembre, dont deux au festival International de théâtre de Tbilissi, en Georgie – un geste politique fort !
Pour cette création du Dakh Theatre, qui s’appelle Danse macabre, et dont le CDN de Vire assure la production déléguée, nous avons profité des dispositions mises en place par le Ministère de la culture. Je reçois aussi un soutien pour ma propre pièce, Les Géants de la montagne, conçue en collaboration avec Les Dakh daughters, dont la création a été repoussée à janvier 2023, du fait de ces circonstances exceptionnelles.
Enfin, du côté des écritures théâtrales, je co-organise, au mois de juillet, à la Chartreuse de Villeneuve Lez Avignon, dans le cadre du festival d’Avignon, une rencontre de plusieurs jours autour de l’écriture contemporaine ukrainienne, et du soutien aux artistes ukrainiens.
Après trois mois d’une guerre qui n’est toujours pas terminée, quel bilan faites-vous de votre action ?
Je dirais que l’accueil de la France a permis à ces artistes, tout simplement, de continuer à travailler. Se mettre en sûreté et continuer à créer. C’est ce que nous nous sommes efforcés de leur offrir...
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