Véritable machine à inventer des possibles, « Mondes Nouveaux », le programme lancé par le ministère de la Culture, n’en finit pas de bousculer tous les codes, et c’est tant mieux. Dernier exemple en date, « Ville haute, ville basse », la création d’Hélène Frappat, romancière, essayiste, traductrice, critique de cinéma, emprunte à de nombreuses disciplines, la littérature et la scénographie, l’histoire et la sociologie, bien d’autres encore, sans qu’on puisse déceler la prééminence de l’une sur les autres. Son projet ne pourrait-il pas plutôt se résumer à une simple question posée à des habitantes de la ville de Saint-Denis, ses semblables, ses sœurs : « Où sont vos morts ? »
Avec la Basilique cathédrale de Saint-Denis comme « chambre d'écho » (sa crypte n’abrite-t-elle pas la nécropole des rois de France ?), la romancière a d’abord entrepris de faire « accoucher » ces femmes de l’un des récits les plus intimes qui soient, la place de leurs morts, puis d’en tirer un récit passionnant, qui restitue à ces témoignages anonymes un corps, une voix, une humanité. Un « récit » – elle insiste sur le mot – où tout est véridique et rien n’est « morbide ». « J’étais là pour tendre l’oreille au maximum et arriver à ce que chaque récit soit le récit d’une vie. Car quand vous interrogez sur la mort, c’est la vie bien sûr que vous entendez », assure Hélène Frappat. L’unique représentation de cette performance inédite et lumineuse avec six récitantes, une chanteuse, un musicien et un organiste a eu lieu le 29 septembre en la Basilique cathédrale de Saint-Denis. Elle va se prolonger le 7 novembre à la Fondation Ricard. Entretien avec Hélène Frappat.
Nous portons tous en nous nos nécropoles (Gustave Flaubert)
Qu’est-ce qui vous a la plus séduite, dans le programme « Mondes Nouveaux » ?
C’est l’importance des monuments nationaux dans lesquels il était possible d’inscrire son projet de création. Comme je n’avais pas beaucoup de temps pour écrire le mien, j’ai investi un territoire, celui de la Seine-Saint-Denis, dans lequel j’ai travaillé à plusieurs reprises, et où je garde un souvenir fort d’une résidence à l’hôpital Avicenne de Bobigny. Pour Mondes Nouveaux, mon souhait était de faire de la Basilique de Saint-Denis un acteur à part entière du projet. Ceci, pour deux raisons. D’abord, parce que c’est un lieu qui contenait déjà un récit, lequel appartient, à l’évidence, au grand roman national. Dans ce contexte, l’enjeu pour moi, dont le travail est précisément d’accoucher des récits, les miens et ceux des autres, était de créer un nouveau récit dans ce lieu qui en contenait déjà un. D’autre part, et cela rejoint mes obsessions d’auteur et d’être humain, la Basilique Saint-Denis, c’est aussi la nécropole royale, elle contient des morts, des gisants, donc des fantômes. Dans sa correspondance, Gustave Flaubert écrit que « nous portons tous en nous nos nécropoles ». J’étais hantée par cette phrase. Selon moi, le récit et la nécropole se superposent, le visible coexiste avec l’invisible, les vivants avec les morts.
On en arrive à votre projet…
Dès le départ, j’ai pensé à des récits de femmes. Où que l’on soit dans le monde, les femmes ont ce rôle de porter des récits. Pour « Ville haute, ville basse », j’ai choisi de recueillir leurs paroles dans deux lieux situés de part et d’autre de la basilique : l’un, une maison de quartier, qui en est éloigné ; l’autre, qui en est le prolongement : le pensionnat de jeunes filles de la Légion d’honneur, créé par Napoléon. Je ne connaissais pas ce lieu mais il m’intéressait, notamment parce qu’il est entouré de secret. Ce qui s’y écrit, ce sont des destins individuels qui ont à voir avec la grande histoire (la condition d’admission est d’avoir un père ou grand-père qui a été distingué par la médaille militaire ou la légion d’honneur). De fait, dans les récits que m’ont fait ces jeunes filles, il est souvent question du silence de leurs ancêtres, c’est très frappant. Du côté des autres habitantes de Saint-Denis, que j’ai rencontrées dans la maison de quartier, naturellement, ce n’est pas la même histoire. Ces femmes ont souvent vécu l’exil, c’est également une question qui m’intéressait beaucoup. Qu’est-ce qu’on fait des morts qui n’ont pas été enterrés au bon endroit, et auprès desquels on n’a pas pu se recueillir ?
Le visible coexiste avec l’invisible, les vivants avec les morts
Vous venez de parler de votre travail comme d’« accoucher de récits ». Comment cela s’est-il passé avec les habitantes de la ville de Saint-Denis ?
Avant toute chose, je me suis expliquée sur mon éthique. Ce n’est pas tous les jours qu’un écrivain vous demande : « où sont vos morts ? » ! Cela nécessitait naturellement des explications. Ensuite, Je leur ai indiqué que la question de la place des morts était une question qui m’intéressait dans la mesure où chaque personne à qui je la posais était la seule à pouvoir y répondre. En tant qu’écrivain, c'est ce qui a constitué la plus grande difficulté, trouver le ton juste, la manière de dire. Cette question renvoyait en cascade à celles de la subjectivité et de la liberté. Accéder à un type d’énonciation que vous seule pouvez formuler est sans doute un cheminement qui prend toute une vie. Il fallait restituer une spécificité, une précision. L’autre enjeu était de faire semblant d’être invisible. « Un invisible omniscient », c’est ainsi que Nabokov parle de Flaubert auquel je reviens toujours. J’en parle dans un texte sur Nabokov que je suis en train d’écrire pour Les Cahiers de l’Herne. C’est cela. J’étais là pour tendre l’oreille au maximum et arriver à ce que chaque récit soit le récit d’une vie. Car quand vous interrogez sur la mort, c’est la vie bien sûr que vous entendez.
Pour qu’une telle parole advienne, il fallait que vos interlocutrices se sentent en confiance…
L’écoute et le regard sont la méthode même de l’écriture. Cela peut prendre des formes diverses, comme de surprendre une parole privée dans la rue ou d’endosser un rôle que l’on pourrait qualifier d’écrivain public. Lors de la représentation à la Basilique Saint-Denis, la plupart des récitantes qui ont dit leur récit étaient convaincues de l’avoir écrit elles-mêmes. C’est ainsi que je conçois la littérature, comme un exercice d’hospitalité, une forme poussée d’empathie. Je faisais référence tout à l’heure à Nabokov, eh bien, on retrouve aussi cela chez lui. Sous une forme qui peut paraître plus froide et détachée, il y a cette idée de l’observation obsessionnelle et de l’écoute sans jugement.
Enfin, pour la plupart des êtres humains, la question de la mort est celle de la religion. Or, il y a un nombre de strates infinies entre le rapport de chacun à la religion. Je voulais des micro-détails, des spécificités, qui font que les personnes qui ont assisté à la représentation ont pu avoir une vision de chaque personne qui était « là », aussi bien de celle qui disait un texte que des disparus qu’elle pouvait évoquer. Il ne fallait pas basculer dans la généralité, c’était une difficulté pour l’élévation littéraire du texte.
C’est ainsi que je conçois la littérature : un exercice d’hospitalité, une forme poussée d’empathie
Fin septembre, « Ville basse, ville haute » a été représenté à la Basilique de Saint-Denis. Quel était le dispositif mis en place pour faire entendre ces voix ?
L’administrateur de la Basilique a été très ouvert au projet, très accueillant. Il n’empêche, dans un lieu pareil, avec un temps de répétition court, cette représentation a été un tour de force. Il y avait six récitantes, ainsi qu’une chanteuse et le musicien Olivier Mellano, qui a composé la musique. Je voulais une chanteuse qui soit du côté des morts. J’ai écrit des chants qui entrecoupaient les récits et qui étaient une sorte d’écho de l’autre côté du monde. Les récitantes ont fait un travail incroyable avec l’aide d’un coach d’acteurs. L’organiste de la basilique jouait en direct en même temps que le musicien, et accompagnait la chanteuse. L’ingénieur du son a lui aussi fait un travail absolument magnifique : l’orgue était à plusieurs dizaines de mètres de nous, et pourtant, il a réussi à créer une intimité du son.
Comment cette représentation a-t-elle été accueillie ?
À l’issue de la représentation, et cela m’a beaucoup touchée, des personnes sont immédiatement venues me voir en me parlant de leur propre histoire. Leurs récits n’avaient aucun rapport avec ceux qu’ils avaient entendus mais un détail, un élément précis, les convoquaient. C’est le principe de la renaissance dans la littérature. La représentation est devenue une sorte d’exercice spirite.
Est-ce que ce projet continue d’irriguer votre travail aujourd’hui ?
C’est difficile de répondre concrètement car les livres suivent toujours un processus long, mais il est certain que « Mondes Nouveaux » m’habite toujours. Et même si je n’ai pas fait que cela, ce projet m’a occupée pendant un an. C’était d’ailleurs parfois un peu rude, car j’ai été la gardienne de ces morts, notamment pendant l’été lorsque j’ai écrit les textes. Un travail pareil ne laisse par indemne. Dans l’immédiat, la soirée aura un prolongement à la fondation Ricard le 7 novembre.
Hélène Frappat en six dates
2007 : L’agent de liaison (Allia)
2009 : Par effraction (Allia)
2019 : Le dernier fleuve (Actes Sud)
2020 : commissaire de l’exposition L’amour est une fiction présentée à l’IMEC
2021 : Le Mont Fuji n’existe pas (Actes Sud)
2023 : Trois femmes disparaissent (à paraître en janvier chez Actes Sud). Une soirée spéciale consacrée à Trois femmes disparaissent, aura lieu le 23 janvier prochain, à 20h, à l’Institut MK2, à Paris
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