Monumental, généreux, utopique : à lui seul, Le Cyclop peut être vu comme un condensé de la démarche artistique de Jean Tinguely (1925-1991), cet artiste suisse apparenté dans les années 60 au mouvement des Nouveaux Réalistes, avec César, Arman, Spoerri ou Yves Klein, et auteur, avec son épouse Niki de Saint Phalle, de la Fontaine Stravinsky, à Paris.
Monumental, car sa silhouette est visible de très loin avec sa drôle de dégaine faite de pièces de récupérations et ses matériaux hétéroclites. Généreux, car il a accueilli, au cours de sa progressive réalisation, pas moins de quinze artistes, jeunes et moins jeunes, issus de mouvements différents, mais tous proches de son concepteur. Utopique, enfin, car ce que Tinguely espérait de cette addition de désirs et de cette internationale d'imaginaires, est précisément arrivé : la création d'une œuvre singulière.
C'est justement le parcours vers cette œuvre - ses avancées, ses enthousiasmes, ses blocages -, que la critique d’art Catherine Francblin a voulu sonder, en nous entraînant dans les coulisses d'une aventure artistique singulière et démesurée. Son récit, passionnant, est à découvrir dans une publication inédite éditée par le Centre national des arts plastiques qui accompagne la réouverture du Cyclop. Nous avons choisi de vous faire partager des extraits choisis.
La tête, motif initial de l’œuvre
La sculpture imaginée par Jean Tinguely, ainsi qu’on le voit sur un dessin de 1969, a d’emblée l’apparence d’une tête. Et « cet anthropomorphisme n’est pas qu’extérieur, précise Catherine Francblin, il concerne aussi, et même davantage, l’intérieur de l’édifice, dont les rouages et les méandres menant aux œuvres d’art, le labyrinthe des escaliers, des passerelles, des recoins, invitent à faire un parallèle avec l’incessante circulation de l’information dans notre cerveau ».
Facteur Cheval, une source d'inspiration
Couple à la ville et à la scène, Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely partageaient un même goût pour les œuvres monumentales, Le Cyclop, avec ses 22,5 mètres de haut, en est l’illustration. Un goût qui puise son inspiration dans deux découvertes majeures : « C’est elle [Niki de Saint Phalle NDLR] qui lui a fait découvrir à Hauterives, dans la Drôme, le chef-d’œuvre du Facteur Cheval, le Palais idéal, constitué de pierres ramassées de long des chemins au cours de trente ans de tournées quotidiennes. En 1962, à l’occasion d’un autre voyage, au Mexique cette fois, le couple est saisi par les énormes têtes sculptées dans d’énormes blocs de pierre de la civilisation olmèque ».
Ode à l’amitié
Dès le départ, Jean Tinguely, veut « élever un monument à l’amitié où se côtoieront, dans un projet commun, des inventions originales de techniciens sans pareil et des œuvres signées d’artistes qu’il aime et respecte ». Le chantier commence lentement puis tout s’accélère à l’été 1975. Jean Tinguely écrit alors à son amie Maja Sacher : « Nous travaillons et travaillons et filmons et soudons et coupons et tranchons et portons et tirons et peignons et inventons et martelons et essayons ».
Quand le chantier démarre, les « bâtisseurs du premier cercle » - Bernard Luginbühl, Rico Weber, Seppi Imhof - accompagnent déjà Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle. Eva Aeppli, Jean-Pierre Raynaud, Jesus Rafael Soto, Daniel Spoerri, Larry Rivers, César, Seppi Imhof, Philippe Bouveret, Pierre Marie Lejeune viendront progressivement rejoindre l’aventure.
L’immense bric-à-brac de Milly-la-Forêt
Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely sont installés dans l’Essonne depuis 1963 et jettent leur dévolu sur le site de Milly-la-Forêt pour installer leur œuvre monumentale. Débris métalliques, barres, poutrelles, tiges, plaques, roues…des matériaux divers, jetés par les agriculteurs qui renouvellent leurs équipements, arrivent bientôt des quatre coins du département. Jean Tinguely n’en revient pas.
« Lui pour qui le fer est une matière sacrée donnée par les dieux, parce qu’elle est infiniment malléable (…), lui que les roues ont toujours fasciné (il confectionnait déjà des roues à aubes à treize ou quatorze ans) et qui en a maintes fois fait tourner dans ses œuvres, lui surtout qui a souvent raillé dans son travail les dysfonctionnements de la société d’abondance, n’a jamais été à pareille fête ».
Des éclats de miroirs
Le visage du Cyclop, en béton brut, est longtemps resté nu. Alors qu’elle est en Italie et travaille à son Jardin des Tarots, Niki de Saint Phalle a soudain une révélation : « recouvrir le béton d’éclats de miroir pareils à ceux qui habillaient certaines représentations monumentales créées pour ce parc ». L’idée plaît immédiatement à Jean Tinguely. Les premiers miroirs sont posés au printemps de 1987.
Après Pierre-Marie Lejeune, collaborateur de Niki de Saint Phalle en Bretagne, Philippe et Dorothée Bouveret prennent le relais. « Ils œuvreront quatre ans sur la façade, découpant eux-mêmes les tesselles en fonction du modelé de la surface dans de grandes plaques de miroir et ajustant un à un sur le ciment frais les quelque soixante deux mille éclats qui dispersent la lumière dans toutes les directions ». Le résultat, poétique à souhait, subjugue Jean Tinguely.
© Centre national des arts plastiques
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