Il est, avec Raymond Depardon et quelques autres, l’un des derniers géants du cinéma documentaire en France. Auteur discret d’une œuvre impressionnante et subtile, qui compte des films devenus des classiques du genre, comme La Ville Louvre (1990), La moindre des choses (1997), Être et avoir (Prix Louis-Delluc 2002) ou La Maison de la radio (2013), il a reçu, en février dernier, face à une sélection de fictions prestigieuses, l’Ours d’or à la Berlinale 2023, véritable consécration internationale pour le réalisateur.
Depuis sa sortie en France le 19 avril, Sur l’Adamant – c’est le titre de la splendide fresque signée Nicolas Philibert qui nous plonge dans la vie d’un navire, amarré à Paris, accueillant des personnes souffrant de troubles psychiques – est plébiscité par la critique, rencontrant un succès public sans équivalent pour un film documentaire. « J’ai été très touché à titre personnel de recevoir ce prix prestigieux à Berlin, assure le documentariste, mais aussi pour le film documentaire tout entier, et aussi pour une certaine idée d’un cinéma artisanal ».
Nicolas Philibert a accepté de revenir pour nous sur la place du documentaire dans le monde du cinéma (« un territoire extrêmement effervescent »), sur la frontière entre les genres (« le documentaire, c’est une autre façon de faire de la fiction »), sur sa façon de filmer son prochain à hauteur d’homme (« le film reste à l’écoute ») mais aussi sur la « précarité » de la plupart des productions de documentaires. Des propos qui tombent à point nommé à l’heure où l’Année du documentaire, qui a été lancée par le Centre national du cinéma avec le soutien du ministère de la Culture, vise à accélérer la reconnaissance d’un genre plébiscité par son public.
Vous avez déjà filmé des personnes souffrant de troubles psychiques dans La Moindre des choses. Pourquoi avez-vous eu envie de retrouver ce public pour Sur l’Adamant ?
Pour plusieurs raisons, en premier parce que je suis attaché à la psychiatrie et à ce qui s’y passe, et même, pour tout dire, inquiet de ce qui s’y passe. La psychiatrie est en effet le parent pauvre du système de santé. Elle souffre d’un cruel manque de moyens, et par conséquent d’attractivité. Or moins il y a de professionnels, plus les conditions de travail sont difficiles pour ceux qui restent. Mais ce n’est pas la seule raison d’autant que mon film montre un lieu dynamique, effervescent.
L’Adamant, en effet, a tout d’un lieu à l’opposé de la situation préoccupante que vous décrivez. Qu’est-ce qui fait que lieu n’est pas comme les autres ?
Il existe heureusement d’autres lieux dans lesquels des activités sont organisées, où les patients ne sont pas livrés à eux-mêmes, et où les équipes tiennent le coup. L’Adamant a ceci de particulier que tout contribue à en faire un lieu apaisant et attractif : son emplacement sur l’eau avec la lumière qui change en fonction du soleil, la présence de plantes, la beauté de son architecture : la chaleur des matériaux en bois, la grande baie vitrée, une belle bibliothèque... Le lieu lui-même a une fonction thérapeutique. Par ailleurs, l’équipe est très ouverte. On accueille des intervenants de toutes sortes, des artistes, des philosophes, des scientifiques, des écrivains, des musiciens… Ce bateau incarne une ouverture quand la plupart des lieux de la psychiatrie sont des lieux fermés. C’est une façon de reconsidérer les malades non pas sous l’angle d’une prétendue dangerosité mais comme des personnes fragiles qu’il faut accueillir comme elles sont – sans chercher à les remettre dans le droit chemin ou à domestiquer leur singularité – en les aidant à renouer un lien avec le monde.
Comment s’est créé le lien de confiance avec les protagonistes ?
Simplement. En étant comme je suis, en expliquant d’abord, c’est peut-être le plus important, que chacun pouvait très librement accepter ou pas la caméra et, en cas de refus, ne pas être jugé pour cela. Il n’y a pas de raison d’en être culpabilisé, chacun doit pouvoir spontanément dire oui ou non. Ensuite, je fais comprendre que je n’arrive pas avec un programme établi à l’avance, qui enfermerait des grandes idées qu’il s’agirait d’illustrer, mais au contraire avec la volonté de me laisser porter, de me laisser éventuellement modifier par ce qui se passe. Le film s’invente dans le présent du tournage. Ce n’est pas comme s’il s’agissait de mettre en musique une partition écrite à l’avance. Les personnes que je vais filmer se sentent acteurs du projet, on peut venir me chercher pour me raconter quelque chose. J’essaye de susciter la rencontre.
N’avez-vous pas voulu en somme que le film – un peu à l’image de la fonction thérapeutique que soignants et soignés ont en quelque sorte en partage – soit l’affaire de tous ?
C’est un peu cela. Le film est à l’écoute de ce qui se passe dans ce lieu. Je n’arrive pas le matin en me disant aujourd’hui je filme untel. Je ne sais pas ce qui va se passer. En revanche, il arrive qu’un jour dit je décide de filmer tel ou tel atelier, ou une réunion.
Le film a reçu la plus belle récompense lors de la dernière Berlinale l’année où l’on célèbre le documentaire, c’est un beau symbole. Quelle a été votre réaction ?
Absolument, j’ai été très touché à titre personnel, mais aussi pour le documentaire, et pour un cinéma, je dirais, artisanal.
Filmer quelque chose, c’est toujours le réinterpréter, le réécrire
Au début de votre parcours, vous avez été assistant-réalisateur de films de fiction, mais quand vous êtes passé à la réalisation, vous avez tout de suite opté pour le documentaire. Qu’est-ce qui a aimanté votre désir vers ce genre ?
Il n’y avait aucune préméditation mais quand j’ai réalisé mon premier film, j’ai en effet choisi de faire un documentaire. C’est un film que j’ai coréalisé avec Gérard Mordillat. Nous étions l’un et l’autre assistants-réalisateurs sur un film de René Allio [Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… (NDLR)]. Au cours de ce tournage, nous avions l’un et l’autre envie de passer à la réalisation. Nous avons donc décidé de nous unir et de faire un film documentaire, mais à l’époque, on savait à peine ce qu’était un documentaire, on en voyait très peu. J’avais peut-être vu Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls et une poignée d’autres films, mais je ne me rendais pas compte de la richesse de ce territoire.
C’est en faisant ce premier film que j’ai commencé à découvrir des auteurs, des écritures, des approches, de sorte qu’après avoir fait un premier documentaire, j’ai eu envie d’en faire un autre, et puis encore un, et ainsi de suite jusqu’à aujourd’hui. Je me suis tenu en effet à l’écart du cinéma de fiction mais pour moi le documentaire est une autre façon de faire de la fiction. Filmer quelque chose, rendre compte de ce qu’on voit, c’est toujours le réinterpréter, le réécrire. Le documentaire n’est pas la réalité objective. Si je fais des plans la caméra à l’épaule, un autre cinéaste, face à la même réalité, fera des plans fixes en mettant sa caméra sur pied, et un troisième procèdera encore différemment. On réécrit le réel quand on filme, on est en quelque sorte déjà du côté de la fiction.
Quel regard portez-vous sur la création actuelle ?
Je trouve que le documentaire est un territoire extrêmement effervescent, dans lequel on trouve toutes sortes d’écritures, d’approches et de styles. J’en suis très heureux. C’est une matière extrêmement vivante, au moins aussi riche me semble-t-il que le terrain de la pure fiction.
De quoi la filière documentaire aurait-elle besoin selon vous aujourd’hui ?
Je suis tellement plongé dans mon travail qu’il m’est difficile de répondre à cette question. Je sais en revanche que les acteurs du secteur se réunissent pour améliorer certaines choses. La seule chose que je peux dire, c’est que beaucoup de documentaires se font avec des moyens précaires, j’espère donc que de ce point de vue la situation va évoluer dans le bon sens.
Sur l’Adamant est le premier film d’un triptyque. Où en êtes-vous des suivants ?
Ils sont en grande partie tournés, j’ai même commencé à les monter, mais depuis fin 2022 ils sont un peu à l’arrêt en raison de la promotion et de la sortie de Sur l’Adamant, en France et à l’étranger. L’Ours d’or a boosté les ventes. J’ai donc déjà beaucoup de travail avec le premier des trois films et ne pourrai pas me mettre à terminer le montage des deux autres avant un bon moment, c’est la rançon du succès !
Partager la page