Eh bien, toutes choses égales par ailleurs bien sûr, l’apparition, chaque année
depuis 14 ans grâce à l’association « Comité du Palais Royal », de ces sculptures et
installations dans l’espace familier du Jardin du Palais-Royal provoque quelque
chose de cette surprise chez les promeneurs que nous sommes. J’en juge d’après
ma propre stupéfaction, lorsque j’ai vu l’autre jour, depuis la fenêtre de mon bureau,
des drapeaux de pirates juchés au sommet de la palissade, qui ont pu me faire
croire, un bref instant, à une prise de pouvoir plutôt inattendue, une forme
improbable et flibustière de « valse des ministères »…
Parsemer ainsi ces jardins d’objets insolites comme des sortes de météorites
artistiques permet de briser les chaînes de l’habitude et de nous rendre la fraîcheur
de notre regard sur le monde qui nous entoure et, en particulier, sur ce magnifique
espace. Ce jardin n’est pas « emprunté » dans le sens où il serait guindé, surtout
pas, et il l’est d’autant moins qu’il sait s’ouvrir à l’art et à l’autre, à l’émerveillement
du nouveau. Et ce sont bien plutôt ces jardins qui empruntent un peu de l’univers
des artistes qui y installent leur quartiers, le temps d’une saison. Ces installations ne
sont pas, je vous rassure, purement extra-terrestres ! Elles savent subtilement
suggérer un jeu de miroir avec les splendeurs naturelles et architecturales de ce lieu
mythique, et, plus généralement, avec le monde.
Miroir, parce que ces oeuvres, dues à cinq artistes chinois vivant et travaillant à
Paris (ou, pour Chen ZHEN, disparu dans cette ville) reflètent, de loin et par
fragments, l’Exposition universelle qui se tient en ce moment même à Shanghai, et
dont j’ai pu, aux côtés du Président de la République, admirer la profusion
d’inventivité.
Miroir aussi, parce que ces oeuvres jouent avec les représentations de l’espace.
Elles mettent en abyme l’image un vrai « jardin extraordinaire », comme disait
Charles TRENET. Il s’agit, dites-vous, d’un « jardin mémorable » et ce, d’autant
plus, qu’il a disparu, qu’il est évanoui, qu’il a été aboli, il y a tout juste un siècle et
demi, du fait de l’aveuglement des puissances occidentales, en particulier de la
France, je le dis avec regret. Je veux parler bien sûr ici du Jardin impérial,
magnifiquement évoqué par Chen ZHEN.
Ces oeuvres spéculaires donnent aussi à voir d’autres saccages, d’autres ravages,
écologiques et humains, provoqués par le barrage démesuré des Trois-Gorges,
dans « Ventre de pierre » de Shen YUAN, qui m’évoque comme un oeuf originel de
la création.
Au détour de notre promenade, nous rencontrons aussi, comme des
fragments épars, d’autres reflets étranges, voire incongrus, de notre
monde : je pense à ces journaux géants de Wang DU, comme saisis sur
le vif dans le mouvement de leur froissement, et dont les plis laissent
entrevoir des écritures mystérieuses et chiffrées. Je pense aussi à cet
étonnant buffle enfermé dans une carriole, de Huang YONG PING, qui
semble venu du fond des âges et des territoires les plus reculés, mais
dont le titre d’« Immigrants sans papiers » renvoie à l’une des réalités les
plus difficiles de notre présent…
Ces miroirs et ces reflets, ils semblent s’incarner en une utopie, réalisée
par la magie éphémère de l’art, dans cette « Eurasia », de Yang
JIECHANG, qui figure un territoire imaginaire partagé, au croisement des
deux continents, flottant dans l’espace et qui dialogue mystérieusement,
au gré du vent, avec les pavillons des « Pirates’ Flags », de Yan Pei
MING. Une utopie à ciel ouvert dont ces jardins sauront, durant quelques
semaines, cristalliser le rêve.
Toutes ces oeuvres, de passage dans ce jardin, elles ne se contentent pas
d’agrémenter notre promenade de quelques ornements : elles nous
arrêtent, elles nous interrogent sur le devenir de nos cultures dans la
mondialisation, elle nous déroutent parfois, en nous empêchant de penser
en rond et de marcher en droite ligne. Elles ont le pouvoir de mettre en
regard l’ici et l’ailleurs, de nous entraîner, par ces miroirs de signes, dans
l’odyssée des temporalités et des espaces, selon un parcours que l’on doit
aux deux commissaires de l’exposition, Solange AUZIAS DE TURENNE
et Ami BARAK, que je tiens à féliciter.
À chacun des promeneurs, je souhaite donc de se frayer un chemin
personnel dans ce jardin des merveilles à livre ouvert – ou si vous
préférez ce « livres des merveilles » à jardin ouvert. Je souhaite que leurs
parcours soient une esquisse essentielle d’une « route de la soie »
imaginaire qui sera aussi, sans doute, une forme de chemin vers soi, tant
nous sommes tous un peu devenus, en ce début du XXIe siècle, des
flâneurs en quête d’identités croisées.
Je vous remercie.