1876 – Deuxième exposition
Après une vente commune de soixante-treize œuvres, à l’Hôtel Drouot, à Paris, le 24 mars 1875 - aux résultats décevants - la deuxième exposition impressionniste ouvre en avril 1876. Trois salles sont louées à la galerie Durand-Ruel, 11 rue Le Peletier, pour l’occasion.
La vente de 1875
Comme prévu dans les objectifs de la « Société nouvelle », Monet, Sisley et B. Morisot acceptent d’organiser, à l’initiative de Renoir, une vente commune de soixante-treize de leurs œuvres, à l’Hôtel Drouot, à Paris, le 24 mars 1875. Le catalogue est préfacé par Burty, qui évoque la dimension poétique de l’impressionnisme : « l’ardeur de l’azur en été ; les feuilles de peupliers changes en louis d’or par les premières gelées blanches ; les longues ombres portées des arbres, l’hiver, sur les guérets ; la Seine à Bougival ou la mer sur la côte, frissonnant sous le soufflé du matin ; les enfants se roulant dans les gazons piqués de fleurettes… Ce sont comme de petits fragments du miroir de la vie universelle, et les choses rapides et colorées subtiles et charmantes qui s’y reflètent ont bien droit qu’on s’en occupe et qu’on les célèbre ».
Le 19 mars, Manet écrit à Wolff, critique du Figaro : « Mes amis MM Monet, Sisley, Renoir et Mme Berthe Morisot vont faire une exposition et une vente salle Drouot […] Vous n’aimez pas encore cette peinture-là, peut-être ; mais vous l’aimerez. En attendant, vous seriez bien aimable d’en parler un peu dans Le Figaro ». Au lendemain de la vente, « Le Figaro » publie la note suivante : « L'hôtel Drouot était hier plein d'une foule inaccoutumée, qui ressemblait presque au Tout-Paris de l'ouverture du Salon. Cette émotion était provoquée par une exposition et vente de tableaux qu'organise la nouvelle école des peintres qui s'intitulent impressionnistes et même impressionnalistes. Nommons les martyrs, qui peuvent être des héros ce soir, ce sont Mlle Berthe Morizot [sic], MM. Renoir, Monet et Sisley. Tous ces tableaux nous ont un peu fait l'effet d'une peinture qu'on doit regarder à quinze pas en fermant les yeux à moitié, et il est certain qu'il faut avoir un appartement très grand pour pouvoir y loger ces toiles, si l'on veut en jouir même par l'imagination. C'est en couleur ce que sont en musique certaines rêveries de Wagner. L'impression que procurent les impressionnistes est celle d'un chat qui se promènerait sur le clavier d'un piano, ou d'un singe qui se serait emparé d'une boîte à couleurs. Cependant, il y a peut-être là une bonne affaire pour ceux qui spéculent sur l'art de l'avenir ».
Burty mentionne « un tumulte ridicule. Des amateurs quinteux et désœuvrés qui avaient pris le mot d’ordre d’ateliers bien connus ont essayé d’interrompre les enchères » (« La République française », 26 mars 1875). Paul Durand-Ruel se souviendra : « Le jour de l’exposition et pendant la vente, Pillet [le commissaire-priseur] fut obligé de faire venir les agents de police pour empêcher les altercations de dégénérer en véritables batailles » (Venturi, 1939, 2, p. 201). Zola ajoute : « je crois même qu’on s’est un peu souffleté » (« Le Sémaphore de Marseille », 27 mars 1875).
Des résultats décevants
Selon Duret, « le total de la vente ne dépassait pas 10 349 francs, tant pour les tableaux retirés que vendus » (1919, p. 17). Les prix sont si bas que les artistes doivent racheter plusieurs de leurs œuvres. « Le Pont-Neuf » de Renoir est vendu 300 francs, « Les Papillons » de Morisot 255 francs, tout comme « Les Charbonniers » de Monet. « Un coin d’appartement » du même Monet obtient 325 francs. C’est Monet qui obtient le meilleur résultat global : 4°670 francs pour vingt œuvres (soit une moyenne de 233 francs par œuvre), Morisot : 2 120 francs pour 12 œuvres (soit une moyenne de 176 francs par œuvre), Sisley : 2 610 francs pour vingt-et-une œuvres (soit une moyenne de 124 francs par œuvre) et Renoir : 2 251 francs pour vingt œuvres (soit une moyenne de 112 francs par œuvre). Les frais d’encadrement, pour les vingt œuvres de Monet, s’élèvent à environ un millier de francs, soit une moyenne de 50 francs par cadre. Frais de vente et d’encadrements déduits, il reste à Monet 3°000 francs, soit une moyenne de 150 francs par œuvre.
Ces montants paraissent dérisoires, compte tenu des prix estimés aujourd’hui pour les tableaux impressionnistes. En réalité, ils sont conformes aux coûts pratiqués à cette époque : « on voit bien par-ci par-là un Boudin, mais qu’est-ce-que ça produit au chapitre des recettes, une dizaine de toiles de cinquante à cent francs au plus ? Or ce chiffre de cent francs est tout ce qu’il y a de plus difficile à élever : accepte-t-on, on ne peut plus en sortir, refuse-t-on, on ne les voit plus et ils s’en vengent par l’indifférence, et qui pis est, par quelque critique acerbe. Ainsi, ceux que l’on nomme les jeunes - ce qui revient à dire postulants - ont généralement la barbe blanchissante, le front sillonné, l’air désillusionné et sont arrivés à l'âge de la retraite militaire. Quant à ceux qui ont attrapé le bâton de maréchal, ils ont le chef branlant et, à part Corot et deux ou trois autres qui se survivent, ils ne sont plus que l’ombre fatiguée d'eux-mêmes » (Eugène Boudin, 25 avril 1869, INHA).
Projet d'exposition
Dans la préface du catalogue de la vente de 1875, Burty annonçait que l’exposition de 1874 « devait se renouveler cette année [1875] au printemps. Il faut espérer que les obstacles de diverses sortes qu’elle a rencontrés ne la retarderont pas au-delà de l’automne prochain ». Mais il faut attendre le 5 février 1876, pour que Renoir et Rouart adressent à Caillebotte la lettre suivante : « M. Caillebotte, nous avons pensé qu’il serait bon de renouveler l’essai tenté en commun d’une exposition particulière. A cet effet, nous nous sommes entendus avec M. Durand-Ruel qui nous loue deux salles, dont la grande. Nous serions très heureux de vous voir associé à nous dans cette nouvelle entreprise. Frais 120 F par exposant payable jusqu’au 25 février chez M. Durand-Ruel. Ouverture le 20 mars prochain. Durée : un mois. Nombre d’œuvres admises : cinq » (Berhaut, p. 243). Le même jour, une lettre similaire est adressée par les mêmes, avec en plus la signature de Degas, à Boudin, qui ne renouvellera pas l’expérience (« Vente Manuscrits et lettres autographes », Drouot-Montaigne, 15 mai 2001, n° 180, repr.).
L’exposition de 1876
L’exposition ouvre en avril. Trois salles sont louées à la galerie Durand-Ruel, 11 rue Le Peletier, pour l’occasion. Un journaliste observe que les œuvres sont encadrées « magnifiquement et à grands frais » (« Le Soir », 15 avril 1876). Le critique de « L’Écho universel » s’interroge : « Pourquoi ce tourniquet rembourré de velours, pourquoi ce sergent de ville paré d’un sourire ? Voilà qui sent son officiel d’une lieue, jusqu’à l’entrée de 1 franc, le même qu’aux Champs-Élysées [le Salon]. Il convenait mieux à des peintres libres de recevoir le public, le peuple, veux-je dire, toutes les portes ouvertes » (13 avril 1876).
L’exposition réunit dix-neuf participants. Béliard, Bureau, Cals, Lepic, Levert, Ottin fils et Rouart sont toujours présents aux côtés de Degas, Monet, Morisot, Pissarro, Renoir et Sisley. Caillebotte, le graveur Desboutin, Jacques-François qui, selon un critique, serait le pseudonyme d’une dame, Alphonse Legros (vainement sollicité par Degas en 1874), Jean-Baptiste Millet (le frère cadet du célèbre peintre de « l’Angélus ») et Tillot, rejoignent le groupe. De ces nouveaux entrants, Caillebotte est celui qui jouera le rôle principal au cours des expositions impressionnistes.
Plusieurs artistes, échaudés par l’expérience de 1874, préfèrent ne pas réitérer l’expérience et miser sur le Salon (Boudin, Cezanne, De Nittis). Guillaumin est également absent : « Je n’exposerai pas avec vous, et la raison est que ne n’ai pas de tableau à exposer je n’avais que la marine qui était chez Tanguy, et elle n’est plus à moi : c’était ce qui me reste il n’y a rien C’est la misère : je n’ai en aucune façon l’intention de renoncer en quoi que ce soit, mais encore pour lutter faut-il avoir des armes et je n’en ai pas pour le moment. J’ai fait part à Cezanne de votre première lettre : je crois qu’il s’abstiendra pour cette année. Je vous prie de m’excuser à Caillebotte » (à Pissarro, 22 mars 1876, INHA).
Contrairement à Boudin et De Nittis, Cezanne est refusé par le jury du Salon. Tout comme Manet. Si ce dernier a vu « Argenteuil » accepté au Salon de 1875, les deux tableaux soumis en 1876 (« Le linge » et « L’artiste », un portrait de Desboutin) n’ont pas cette chance. Manet ouvre alors son atelier au public, du 15 avril au 1er mai 1876, pour y présenter les tableaux refusés. Les critiques ne manquent pas de faire le lien entre les deux expositions.
Les œuvres
Le nombre d’œuvres exposées s’accroît pour chaque artiste : vingt-quatre pour Degas, dix-neuf pour Monet (dont neuf appartenant au collectionneur Faure) et Renoir, dix-sept pour Morisot, douze pour Pissarro, huit pour Caillebotte et Sisley.
Cette fois, les œuvres sont regroupées par artiste, et non par format, ce que Degas décrit de manière imagée : « On a le projet de disposer chacun en un tas, se mélangeant le moins possible » (« Correspondance Morisot », p. 93).
Duret écrit à Pissarro : « Monet, rue Le Peletier, a une exposition écrasante comme nombre et importance en toiles. Il écrase tout, sauf Renoir, qui tient à côté de lui tout un panneau » (27 mars 1876, Paris, Fondation Custodia, inv. 1978.A.17).
Si la majorité des œuvres exposées sont récentes, Monet et Renoir présentent aussi deux tableaux de 1867. Monet : « La Plage à Sainte-Adresse » et Renoir : « Frédéric Bazille, peintre tué à Beaune-la-Rolande ». Sur ce dernier tableau, Bazille est représenté en train d’exécuter « Nature morte au héron ». Le portrait de Bazille est prêté par Manet.
« Un Bureau de coton (Nouvelle-Orléans) », de Degas, sera le premier tableau impressionniste à entrer dans les collections publiques françaises, en 1878.
Si Bracquemond ne participe pas, l’estampe n’en est pas moins extrêmement bien représentée, grâce à Desboutin, Legros et Lepic.
Œuvres de l’exposition dans les collections publiques (d’après les travaux de Berson et Moffett)
Béliard : « Promenade des Fossés, à Pontoise » (peut-être le tableau conservé au musée Tavet-Delacour de Pontoise ?).
Caillebotte : « Raboteurs de parquet », « Jeune homme jouant du piano », « Jeune homme à sa fenêtre ».
Degas : « Portrait dans un bureau (Nouvelle-Orléans) », « Examen de danse », « Portrait de femme (ébauche) », « Cour d’une maison (Nouvelle-Orléans) », « Blanchisseuses », « Portrait, le soir » (soit le tableau de la Philipps Collection ou celui de la National Gallery de Washington ?), « Salle de danse », « Coulisses », « Blanchisseuse (silhouette) » (peut-être le tableau conservé au Metropolitan Museum), « Divers croquis de danseuses » (parmi lesquels, probablement, un dessin du Louvre selon une description faite par Huysmans), « Orchestre », (peut-être une représentation du ballet « Robert le Diable »).
Cals : « Soleil couchant ».
Desboutin : « Chanteurs des rues », « Portrait de M. F… » (le portrait d’Ernest Feydeau, mort en 1873, personnalité du monde des lettres alors très connue ?), « Les Premiers pas », « Le Violoncelliste », et sous le titre « Portraits », peut-être : Burty (1875), Jules Jacquemart (1876), Goenneutte (1876), Rouart (1876), Lepic (1876) ou des portraits plus anciens : Madame Camus (1873) dont Degas expose probablement aussi le portrait, Madame De Nittis (1873), la duchesse Marcello Colonna (1875) ou Madeleine Burty-Haviland (1875), la fille de Ph. Burty.
Legros : « Les Baigneuses », « Ambulance », « Promenade », « Les Chantres espagnols », « La Morte » (probablement « Veillée mortuaire » ?), « Près de la cheminée », « Barbey d’Aurevilly », « Lutrin », « Th. Carlyle », « Tête de vieillard », « Femmes de Boulogne », « Grand paysage, coup de vent », « L’Homme au mouton », « La Communion », plusieurs planches s’intitulent « Paysage ».
Lepic : « La Ballade des Pendus » (illustration inspirée par un poème tiré de la pièce « Gringoire » (1866), de Théodore de Banville, poème rebaptisé « Le Verger du roi Louis »), « Croquis Hollandais ».
Monet : « Le Chemin d’Epinay. Effet de neige », « La Plage à Sainte-Adresse », « La Japonaise », exposée sous le titre « Japonnerie », « La Prairie », « Le Pont d’Argenteuil », « La Berge d’Argenteuil », « Les Dahlias », « Les Bateaux d’Argenteuil », « La Promenade », « Panneau décoratif », « Le Printemps », « Les Bains de la Grenouillère », « Liseuse » (hors catalogue).
Morisot : « Au Bal », « La Toilette », probablement le tableau aujourd’hui conservé à l’Art Institute de Chicago, « Un percher de blanchisseuse », « Figure de femme », « Avant d’un yacht », « Entrée de la Midina. Ile de Wight ».
Pissarro : « Un Étang à Montfoucault (Mayenne) » (peut-être le tableau conservé au Barber Institute de Birmingham, « Ferme à Montfoucault », « Effet de neige, coteaux d’Osny ».
Renoir : « Etude », « Tête d’homme », « Femme au Piano », « Portrait de M.M. » (portrait de Monet, soit le tableau conservé à la National Gallery de Washington, soit celui du musée d’Orsay), « Déjeuner chez Fournaise », « Portrait de jeune fille », « Frédéric Bazille, peintre tué à Beaune-la-Rolande », « La Promenade ».
Sisley : « L’Abreuvoir de Marly, en hiver », « Inondation de Port-Marly ».
Réception
Le nombre de visiteurs est moindre qu’en 1874.
La presse se montre tout aussi réservée. Dans ce contexte difficile, les impressionnistes reçoivent le soutien appréciable de Duranty. Homme de lettres et critique de « Gazette des Beaux-Arts », Duranty publie une brochure d’une quarantaine de pages, favorable aux impressionnistes, intitulée : « La nouvelle peinture : à propos du groupe d'artistes qui expose dans les galeries Durand-Ruel ». Pourtant, plusieurs des intéressés jugent Duranty trop prudent dans son engagement.
Il revient à Wolff d’avoir rédigé, dans « Le Figaro » du 3 avril 1876, l’article le plus haineux sur le sujet. Ce texte demeure comme l’un des pires modèles du genre. Émanant d’une personnalité extrêmement influente à son époque, cet article a particulièrement nui aux impressionnistes.
Le mot impressionniste n’est pas accepté facilement. V. Fournel, mentionne « ce qu’on appelle par un barbarisme non moins affreux que leurs tableaux : les ʺ impressionnistes ʺ » (« Le Correspondant », 10 avril 1876). Allant plus loin, « Le Courrier de France » utilise le terme « impressionnalistes », « barbarisme bien digne de servir d’enseigne à un art barbare » (2 avril 1876). En 1876, « impressionnaliste » est majoritairement utilisé dans la presse.
Partager la page