Texte emblématique, la loi sur le prix unique du livre, dont on célèbre le 40e anniversaire, a permis à la France d’exporter son modèle culturel.

C’est une « référence » pour les uns, un « totem » pour les autres, un « modèle » pour d’autres encore. Quarante ans après son adoption, la loi du 10 août 1981 sur le prix unique du livre, qui est devenue, selon Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la Culture, un « marqueur essentiel » de la politique culturelle en France et en Europe, continue d’occuper, à l’heure de la révolution numérique, une place de choix dans l’écosystème culturel.

Pour mesurer son étendue, l’École des Chartes et le ministère de la Culture se sont penché, à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu le 2 décembre à Paris, sur la trajectoire de cette législation novatrice, qui a permis, rappelle Michelle Bubenicek, directrice de l’École nationale des Chartes, de « proposer une offre de livres forte et variée » aux Français, et qui se prolonge aujourd'hui, avec l'adoption définitive de la proposition de loi visant à améliorer l’économie du livre et à renforcer l’équité entre ses acteurs.

Du combat pour le livre à l’exception culturelle

Comment cette loi, dont l’objet était circonscrit au livre, est-elle apparue, au fil du temps, comme un porte-drapeau de « l’exception culturelle » ? Le contexte de son vote est connu (voir notre archive). L’arrivée de la Fnac dans les années 1970 qui proposait des rabais de 20% sur les livres a « cristallisé toutes les critiques », rappelle Patricia Sorel, maître de conférences à l’université Paris-Nanterre, auteure de Les libraires, les éditeurs et la loi Lang (éditions de l’école nationale des Chartes - PSL, Paris, 2021). Elle a entraîné un transfert de clientèle massif vers la grande enseigne donnant tort au patron de la mythique librairie de Saint-Germain des Prés, La Hune, qui voulait encore croire que les clients n’iraient pas « dans ce grand bazar qu’est la Fnac », raconte Jean-Guy Boin, ancien directeur général du Bureau international de l’édition française (BIEF).

Au terme d’un combat que le directeur des Éditions de Minuit, Jérôme Lindon, a incarné de bout en bout (voir notre portrait de l’éditeur), la loi est votée à la quasi-unanimité le 10 août 1981, et définitivement validée par la Cour de justice des communautés européennes en 1985. Elle consacre l’égalité des citoyens devant le livre et le soutien au pluralisme éditorial par un réseau dense de librairies. « Il était impossible d’imaginer qu’il n’y ait pas d’intervention pour fixer les règles », souligne Jean-Guy Boin, même si à l’époque, « la loi allait à contre-courant du libéralisme ambiant ». Nicolas Georges, directeur du service du livre et de la lecture au ministère de la Culture, revient sur la qualité rédactionnelle du texte « qui en explique la longévité et la robustesse » et n’hésite pas à parler du « totem qu’est devenue la loi Lang » qui permet à la France « d’exporter son modèle culturel ».

La loi consacre l’égalité des citoyens devant le livre et le soutien au pluralisme éditorial par un réseau dense de librairies

Aujourd’hui, le modèle du prix unique du livre s’est imposé, moyennant quelques aménagements, presque partout dans le monde, à l’exception notable des États-Unis et du Royaume-Uni. « En Allemagne, c’est une loi de 2002 à l’initiative de Michael Naumann, alors premier ministre d’État de la culture, qui a institué le prix unique du livre », détaille Jean-Guy Boin. En revanche, au Royaume-Uni, le régime du Net Book agreement a disparu en 1995 du fait de la non-conformité au droit européen, et en Israël, si une loi existe, elle est condamnée d’avance en raison de la série d’exceptions qu’elle comporte ».  

Après cet état des lieux, le témoignage de Jack Lang, à l’initiative de la loi alors qu’il était ministre de la Culture du président Mitterrand, quelques mois seulement après l’accession au pouvoir du gouvernement socialiste, était particulièrement attendu. « J’ai été éclairé par certains éditeurs visionnaires, dont Jérôme Lindon, raconte-t-il. J’ai alors immédiatement compris que si un tel texte n’existait pas, notre système du livre serait écrasé par le marché » et « qu’il fallait faire très vite afin que nous ne soyons pas pris de court par les supermarchés ». « Cette loi est la première du septennat de François Mitterrand, elle le marque d’un sceau culturel fort », conclut l’ancien ministre.

Le prix unique du livre au prisme du médiateur du livre

« Observer comment cet îlot de législation en contradiction avec l’ordre économique garanti par le cadre juridique européen s’est installé et évolue » : telle est, promptement définie par l’actuel titulaire du poste, Jean-Pierre Mochon, la mission assignée au Médiateur du livre. « Le prix unique en France est d’abord validé par ses résultats », assure-t-il. En témoignent « la densité de notre réseau de librairies et la part de marché substantielle de la librairie indépendante », dont la diversité représente un « motif de fierté ». « D’une législation sur un sujet spécifique on est passé à un objet politique », souligne-t-il. Cela n’empêche pas les « lignes de failles » que sont la concurrence sur les frais de livraison, le développement du marché de l’occasion, les pratiques de certains acteurs sur les places de marché en ligne, ou encore le bilan du prix unique du livre numérique.

D’une législation sur un sujet spécifique on est passé à un objet politique

Dans ce contexte, le médiateur a « un rôle de concertation entre les acteurs du secteur et apporte un éclairage sur le cadre juridique applicable ». Jean-Philippe Mochon cite l’exemple de la charte sur les places de marché signée par les grands distributeurs de la diffusion en ligne, qui « discipline les pratiques des acteurs tiers », et les sujets de la proposition de loi Darcos, notamment l’encadrement des frais de livraison et la question de la distinction entre livres neufs et d’occasion.

Quel avenir pour la loi Lang ?

La proposition de loi présentée par la sénatrice Laure Darcos, qui devrait être définitivement adoptée le 16 décembre, était précisément au cœur des discussions de la dernière table-ronde consacrée aux perspectives de la loi sur le prix unique du livre. « Cette loi est remarquable à plus d’un titre, relève Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la Culture, et notamment pour sa capacité à s’adapter. En témoigne, la proposition de loi de la sénatrice Laure Darcos en cours d’adoption visant à conforter l'économie du livre et à renforcer l'équité et la confiance entre ses acteurs qui la modernise en réaffirmant ses principes ».

« Le minima de frais d’envoi facturé aux clients sera défini au début de l’année 2022 », précise Anne Martelle, présidente du syndicat de la librairie française, « nous souhaitons que les frais d’expédition soient représentatifs mais nous nous attendons à ce que les représentants d’Amazon tentent de vider la loi de son contenu ». Il reste qu’avec ce minima, souligne Nicolas Georges, « un tarif va être établi administrativement, ce qui est très rare aujourd’hui, cela montre la puissance du livre ».  Liana Levi, vice-présidente du syndicat national de l’édition (SNE), pointe les réalités différentes d’un pays à l’autre, et exprime le souhait du SNE que ce minima soit cohérent avec le prix fixe.

La juste rémunération des libraires : prochain grand chantier de la loi Lang ?  

Autre sujet, celui de place des libraires sur internet. « Pendant la crise sanitaire, après qu’elles ont été déclarées commerces de première nécessité, les librairies ont bénéficié de fortes aides qui ont aidé à la mobilisation de toute la filière », rappelle Sophie Noël, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication (Sorbonne Paris Nord - LabSIC). La vente en ligne représente aujourd’hui 5 à 15 % de leur activité. « Le fait de facturer l’envoi ne peut que renforcer le trafic sur internet » soutient Sophie Noël. En creux, c’est la question de la prise en compte du travail qualitatif des librairies, telle qu’elle est abordée par l’article 2 de la loi Lang sur les remises qualitatives, qui se dessine. Anne Martelle rappelle qu’un libraire « gagne en moyenne entre 1600 et 1800 euros par mois au bout de dix ans d’activité ». Les critères qualitatifs « sont inscrits dans les conditions générales de vente des distributeurs », précise Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française. La juste rémunération des libraires : prochain grand chantier de la loi Lang ?  

 

Libraires et éditeurs en 1981, ils se souviennent du combat pour le prix du livre

C’est une initiative originale, dont le principe s’apparente à celui des archives parlées. « L’idée était de rassembler des témoignages d’acteurs présents au moment de l’adoption de la loi sur le prix unique du livre », explique Christophe Gauthier, professeur d’histoire du livre et des médias contemporains à l’École des Chartes, sous la conduite duquel a été mené ce travail présenté à plusieurs voix par les élèves.

Parmi les acteurs qui ont accepté de s’exprimer, l’éditeur Alain Gründ a vécu de près cette période. « Il a mis l’accent sur la dimension économique de la loi, insistant sur la nécessité de donner un cadre au marché et d’avoir des pratiques non discriminatoires », raconte une élève. En revanche, pour Robert Bouvier, gérant de la « Librairie des Nouveautés », à Lyon, fréquentée par de nombreux psychiatres en raison de son offre spécifique, c’est plutôt du côté de la générosité et de la démesure qu’il faut chercher son engagement. « Il a vécu son métier comme une passion amoureuse », assure une autre élève.  

Pour d’autres, l’adoption de la loi sur le prix du livre a été synonyme de « libération ». Ainsi de Christian Thorel, le charismatique gérant de la librairie « Ombres blanches », à Toulouse (voir notre entretien), qui s’est senti pousser des ailes : il a agrandi sa librairie sitôt la loi votée et l’a même prolongée en animant l’association « L’œil de la lettre » qui a regroupé des libraires un peu partout en France entre 1984 et 1995.

Les étudiants font également entendre des voix plus rares, comme celle de Sophie Todescato, aujourd’hui à la tête de la librairie « Les temps modernes » fondée par sa mère. Elle se souvient du « choc qu’a été pour [celle-ci] de l’arrivée de la Fnac ». Enfant, Sophie Todescato voyait toutes ses camarades de classe y aller. « Je vous ferai systématiquement les mêmes prix qu’à la Fnac », promettait sa mère qui avait apposé un autocollant « entrée libre » sur la vitrine de la librairie.