3000 visiteurs : la journée de mobilisation du monde de la culture sur les migrations organisée au musée de l’Histoire de l’Immigration, « 12 heures pour changer de regard », a fait salle comble. Un succès qui témoigne d’une adhésion à la démarche autant qu’à l’urgence qui l’animait. Retour sur l’événement.
« Nostrum » barré dans « mare nostrum » et remplacé par un glaçant « mortuum ». Plus loin, au-dessus d’une représentation du corps sans vie du petit Aylan et de voies ferrées près desquelles on devine un campement, l’inscription « Ni frontière, ni souffrance, plus de morts ». A la fin de la journée, sous les yeux de Fleur Pellerin, les mots claquent dans la galerie temporaire du musée de l’Histoire de l’Immigration où les street artistes du collectif Quai 36 ont réalisé une immense fresque en un temps record. Vus au milieu d’autres œuvres de la fresque, empreintes pour certaines de douceur de sérénité, ils disent l’aberration.
Une aberration et une mobilisation que sont venus relayer, autour du temps fort que constituaient les tables rondes et les lectures, les films projetés tout au long de la journée – The immigrant de Charlie Chaplin, Va, vis et deviens de Radu Mihaileanu, Samba d’Olivier Nakache et Eric Tolédano, Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, Le temps perdu de Pierre Schoeller, Dheepan de Jacques Audiard – mais aussi les visites guidées, les ateliers pédagogiques ou encore le forum des associations. Une mobilisation incarnée par les visiteurs et les personnalités – parmi lesquelles Najat Vallaud-Berkacem, ministre de l’Éducation nationale, Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, Delphine Ernotte et Marie-Christine Saragosse, présidentes de France Télévisions et France Médias Monde, venus en nombre.
Je crois à la force mobilisatrice de l’émotion
C’est peu dire que les tables rondes ont nourri le débat. Une réflexion allant de pair avec l’émotion – « Je crois à la force mobilisatrice de l’émotion », a dit l’historien Pap Ndiaye, « le raisonnement rationnel et la sensibilité ne sont pas contradictoires », lui a répondu en écho Mercedes Erra, présidente du conseil d’administration du musée de l'Histoire de l'Immigration –, une émotion par ailleurs tout à fait palpable lors des lectures ponctuant les tables rondes. On se souviendra longtemps de Marcel Bozonnet lisant un extrait du Couloir des exilés de Michel Agier et Catherine Portevin, de Jean-Daniel Magnin, directeur littéraire du Théâtre du Rond-Point, reprenant les vers d’un poème persan, des élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique présentant la première partie de Prends moi, chaos, dans tes bras d’Adonis, et de la sociétaire de la Comédie-Française, Céline Samie, vibrante, seule en scène, interprétant Triptyque du naufrage, Lampédusa de Lina Prosa.
L’Europe joue ses valeurs de solidarité et d’asile
Si la première table ronde intitulée « Asile et accueil : une histoire française ? » a replacé les événements d’aujourd’hui dans une perspective historique hexagonale – l’historien Philippe Rygiel rappelant notamment le Restons en France lancé par les Patriotes en 1787 – le cadre de la réflexion s’est rapidement élargi. Ainsi, Pap Ndiaye a rappelé qu’au temps de la Société des Nations, avait été créé un poste de haut-commissaire, lequel délivrait un passeport non lié à la nationalité. « Certains pays de l’Union européenne se comportent de façon barbare, comment l’Europe ne va-t-elle pas voler en éclat ? » s’est interrogé la journaliste Paula Jacques. Faisant le constat d’une ligne de fracture à l’est, la politologue Catherine Withol de Wenden lui a répondu que « l’Europe jouait ses valeurs de solidarité et d’asile » face aux événements qui ont lieu aujourd’hui. Un constat qui vaut aussi pour l’avenir tant la question des migrations va demeurer majeure en France et en Europe dans les prochaines années.
On nous dit qu’il ne faut pas choquer, au contraire, on veut choquer !
La photo d’Aylan était dans tous les esprits au moment de la deuxième table ronde, « Des mots et des images pour le dire ». « Cette photo n’a pas été publiée par sensationnalisme, a souligné avec force Mercedes Erra. Si elle a eu un tel impact, c’est parce qu’elle est un symbole humain extraordinaire, le visuel a une force que les mots n’ont pas toujours. On nous dit qu’il ne faut pas choquer, au contraire, on veut choquer ! La réflexion sont-ils migrants ou réfugiés est complètement déplacée, on parle d’êtres humains ». Une conviction que l’on retrouvait dans les propos de la photographe Marie Dorigny qui, joignant le geste à la parole, a brandi une « Une » que le quotidien Libération avait faite sur le conflit en Afghanistan il y a quelques années. « Aujourd’hui, 60 millions de personnes à travers le monde fuient la pauvreté, la faim ou la guerre, ce qui m’inquiète, c’est que le sujet retombe dans l’oubli dans trois mois ». « Pour qu’il n’y ait pas de lassitude, nous devons réfléchir aux histoires que l’on choisit de raconter, nous sommes des lanceurs d’alertes », a estimé le photojournaliste de la migration Olivier Jobard.
La peur s’est insinuée dans notre espace public
Même parole sans détour pour la table ronde sur les peurs, « Peurs françaises : les comprendre, les surmonter ». Selon le journaliste Sylvain Bourmeau, la peur s’est insinuée dans notre espace public. « On dit que la colère est mauvaise conseillère, c’est encore plus vrai de la peur », lui a emboîté le pas le psychanalyste Gérard Miller. Un constat illustré concrètement par les témoignages du démographe François Héran, de la sociologue Dominique Schnapper, et du chef de la division des migrations internationales à l’OCDE, Jean-Christophe Dumont. « Il existe une perception complètement erronée selon laquelle l’étranger risque de nous prendre le peu que nous avons, il n’y a en effet aucune connexion entre la politique de protection sociale et les flux migratoires », a notamment indiqué François Héran. C’est là qu’un lieu comme le musée de l’Histoire de l’Immigration prend tout son sens. « L’ambition et la volonté de ce musée sont de faire progresser la connaissance », a poursuivi l’historien Benjamin Stora, président du Conseil d’orientation du musée.
Tout est immigration, la notion même d’humanité n’est faite que de rencontres
Le joyeux « happening » des élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique faisant irruption dans la salle avant la tenue de la dernière table ronde, « Le regard des artistes et des créateurs », avait donné le ton : place à l’optimisme. C’est Radu Mihaileanu, le réalisateur de Va, vis et deviens évoquant ses liens de grande proximité avec la France à travers son père traducteur d’œuvres françaises, c’est Abderrahmane Sissako, le réalisateur de Timbuktu, prononçant une phrase magique, « tout est immigration, la notion même d’humanité n’est faite que de rencontres », c’est Fanny Bouyagui, artiste plasticienne, parlant de sa rencontre avec des réfugiés africains, se rappelant qu’ils lui disaient « bienvenue ! » alors même qu’ils étaient dans le plus complet dénuement d’où le titre de son exposition Soyez les bienvenus, c’est Lina Prosa qui dit la force du théâtre à travers le langage et le travail sur le corps. Des témoignages comme autant d’illustrations sensibles du discours de Fleur Pellerin. « La France n’est jamais aussi belle que lorsqu’elle se mobilise autour de ses valeurs. Il n’y a pas de réponses univoques à la crise que nous vivons, la culture a le pouvoir mais aussi l’obligation morale d’apporter des réponses, elle nous sort de nous-mêmes, nous permet de nous mettre à la place de l’autre. La grandeur de la France, c’est d’avoir accueilli des grands artistes et des réfugiés anonymes ».