"À quoi bon des poètes en temps de détresse ?", c’est à cette question posée par Friedrich Hölderlin dans ses "Élégies" que le ministère de la Culture et de la Communication et le Théâtre national de La Colline ont invité le 7 novembre des philosophes, cinéastes, historiens et auteurs à répondre dans le cadre du mouvement "Fraternité générale !". Compte-rendu.
« Trouver les mots et les gestes justes face à des maux qui nous dépassent ». Avec ces paroles, Wouajdi Mouawad, le directeur du théâtre national de la Colline, accueille le public venu nombreux assister au colloque. Inutile d’en dire plus, en effet. Le dramaturge, qui en appelle à la pensée du philosophe Jan Patočka – « une unité entre les humains qui s’appuie sur l’idée de l’ébranlement » –, sait parfaitement que ces maux sont dans tous les esprits alors que la commémoration du 13 novembre 2015 approche. « Nous ne savons pas si nous sommes sortis de ce temps d’inquiétude, en revanche, nous savons que nous devons faire plus de place à la pensée et à la beauté », lui répondent en écho Audrey Azoulay, mais aussi l’écrivain et psychanalyste Julia Kristeva, qui après avoir rappelé le mot de Theodor Adorno – « on ne saurait écrire de la poésie après Auschwitz –, se lance dans un vibrant plaidoyer en faveur de la poésie : « Si vous retrouvez la signification du monde dans la plénitude d’une langue, l’emprise totalitaire ne pourra plus vous menacer ».
Au fond de moi, il me semble que j’ai toujours pensé que je continuerai de tourner des films, il fallait continuer contre la violence de l’histoire (Olivier Assayas)
Des arts en temps de détresse
« Le 21e siècle sera poétique ou ne sera pas », assure le poète et philosophe Michel Deguy en ouverture d’une table-ronde également consacrée aux significations que recouvre le phénomène culturel : « Le phénomène culturel n’est-il pas l’accaparement de tous les héritages culturels par l’héritier le plus puissant, l’occident, et l’alternative ne consisterait-elle pas en un patrimoine qui échapperait à la recapitalisation culturelle ? » Pour Olivier Assayas, entre la détresse et l’art, le choix est vite fait. « Je préfère le mot de poésie à celui de culture, dès qu’il y a de l’art, il y a de la poésie. J’ai l’impression que l’art peut, dans n’importe quel moment de souffrance, être une consolation », assure le cinéaste, qui rappelle qu’il était à Prague sur le tournage de son nouveau film lorsque les attentats du 13 novembre ont eu lieu. « La question de savoir si je devais ou non continuer de tourner se posait de façon évidente, mais au fond de moi, il me semble que j’ai toujours pensé qu’on tournerait, il fallait continuer contre la violence de l’histoire ». Le philosophe Frédéric Gros voit quant à lui dans la question posée par Hölderlin « une poésie qui théâtralise son impuissance et en fait un éclair de beauté ». Il précise : « La poésie, c’est aller chercher en nous ce qui nous fait arrêter d’aimer obéir ». Enfin, l’historien américain Todd Shepard, auteur notamment de Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, dont le travail articule la question des dominations coloniales et celle des dominations sexuelles, propose de porter sur la question de l’art et de l’histoire un regard rétrospectif.
Dialogue et démocratie, guerre et mémoire
Peintures de Géricault, Goya, photographies de Margaret Bourke-White… les œuvres, qui toutes disent les désastres de la guerre, défilent à l’écran, commentées par l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac. Elles ouvrent la seconde table-ronde qui questionne les formes de « l’ennemi ? ». « Représentations visuelles, poésie… il existe toutes sortes de formes nées de la détresse », précise l’historienne. « Que faire de l’ennemi ? » interroge ensuitele colloque. « La culture est au front, elle est sublimation de la pulsion mortifère » pour la psychanalyste et philosophe Cynthia Fleury ; « si ce n’est à travers l’art, certains morts n’ont pas droit à la mise en récit de leur vie », souligne la philosophe Hourya Bentouhami, bouleversée par la tragédie des migrants. « La démocratie prendra-elle le risque de se lancer dans cet incessant travail de faire proliférer la singularité ? », lance de son côté le philosophe Joseph Cohen. Le mot de la fin revient au philosophe Achille Mbembe selon lequel la question de « l’habitabilité » ou de « la non habitabilité » du monde est centrale : « Nous sommes avant tout des passants, c’est cette condition qui fait de nous des humains ».
Wouajdi Mouawad : "Donner la parole à la jeunesse"
« Le ministère de la Culture et de la Communication avec lequel nous avions organisé une rencontre avec Salman Rushdie début septembre autour de son livre et de ce qu’il convenait de faire aujourd’hui autour de la question de la peur, nous a proposé de faire ce colloque. C’était une belle façon de poursuivre cette réflexion avec le public. La présence des jeunes est par ailleurs très importante, quand j’ai accepté de prendre la direction du Théâtre de la Colline, c’était pour les spectacles, mais aussi pour faire entendre la question de la jeunesse. On se trouve souvent dans des situations où l’on parle des jeunes, où on les invite à voir ce que nous faisons mais nous leur donnons très rarement la parole. Il faut les accompagner pour qu’au bon moment ils puissent être seuls sur le plateau et nous dans la salle à les écouter ».
Audrey Azoulay, ministre de la Culture et de la Communication : "Faire plus de place à la pensée de la complexité"
« Un an après [le 13 novembre], donc. Il est difficile de commémorer alors que nous ne sommes pas sortis de ce temps d’inquiétude. Mais nous ne voulons pas être silencieux car des voix creusant la division, elles, se font entendre. Mais nous ne voulons pas être silencieux car nous voulons aussi dire aux victimes, à leurs proches, que nous ne les oublions pas. Alors, l’une des façons de répondre à cette exigence est de faire plus de place à la pensée de la complexité, au débat, à la beauté des textes, au son de la musique. C’est pour cela que nous avons souhaité cet échange ce soir. Chacun aura son interprétation, son analyse du pouvoir de la création dans cette période. (...) Pour éviter la commémoration stérile, mais respecter les morts et travailler à la société de demain, il nous faut, selon Anton Tchekhov, « enterrer les morts et réparer les vivants. » Je crois que cette double exigence traduit l’ambition qui est la nôtre : exigence de mémoire et de transmission, volonté de création et d’émancipation ».
Julia Kristeva : "La culture française permet d’intégrer et de montrer l’étrangeté dans l’identité"
« Je suis une enfant de l’Alliance française puisque j’ai appris le français en Bulgarie et que je suis venue en France pour faire une thèse sur le Nouveau roman. La littérature et le langage poétique m’ont forgée. J’ai la chance d’être invitée à l’étranger pour parler de la littérature et de la poésie françaises et je sens partout un désir pour la langue et la culture françaises. Je viens de publier un livre dans lequel un jeune psychologue, Samuel Dock, m’interroge sur mon histoire et mon rapport à la langue. Son titre Je me voyage est un clin d’œil au fait que le français n’est pas ma langue d’origine. Il me semble que les gens qui, comme moi, viennent d’autres cultures et apprennent le français, peuvent porter des rythmes, des vibrations, des néologismes qui enrichissent la langue. Je dis souvent que l’identité nationale n’est pas forcément un archaïsme mais un antidépresseur. Le poète nous montre qu’il ne faut pas en abuser et lui apporter des innovations qui vont s’enraciner dans la tradition. La culture française permet d’intégrer et de montrer l’étrangeté dans l’identité. C’est en France qu’un théâtre comme La Colline organise une soirée où la poésie interpelle le nihilisme, l’intégrisme, le politique ».
Todd Shepard, historien : "Comment des œuvres récentes ont influencé mon travail scientifique"
« J’ai travaillé sur la question de l’histoire algérienne de la France et je travaille actuellement sur la question de la révolution sexuelle en France et sur la figure de l’homme arabe. Dans mon travail d’historien, je m’intéresse à la façon dont des objets culturels peuvent m’informer en tant que scientifique, des objets qui ont marqué les esprits, dans la production récente, je pense au livre d’Edouard Louis Histoire de la violence, à celui de Kamel Daoud Meursault contre-enquête, à des films comme Caché de Michael Haneke ou La graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche, et plus loin de nous à Dupont la joie d’Yves Boisset ou Le dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci ».