Résolument tournée vers la scène internationale et la jeune création, la 9e biennale internationale du design de Saint-Etienne se penche jusqu’au 12 avril sur « Les sens du beau ». Co-commissaire général de la manifestation et concepteur de l’exposition « Hypervital », Benjamin Loyauté plaide pour une « approche renouvelée du design » (2/2).
Depuis 2010, Saint-Étienne est membre du réseau des villes créatives de design lancé par l’Unesco, qui ne regroupe que 11 villes au monde, dont trois seulement en Europe. S’agit-il d’un atout supplémentaire pour le positionnement à l’international de la Biennale ?
A l’occasion de cette 9e édition de la Biennale, l’Unesco et la Cité du design ont invité la Corée, l’exposition qui lui est dédiée montre toute la richesse des savoir-faire de ce pays. L’impact structurel de l’international est effectivement essentiel. Nous invitons des designers internationaux mais aussi des designers français qui ont des carrières internationales. Ensemble, ils participent au rayonnement de cette biennale qui interpelle jusqu’aux États-Unis, en Turquie, dans les pays arabes, au Japon... Quand on parle de design avec des gens du monde entier, on se rend compte que celui-ci n’a pas la même définition selon les pays. Je m’intéresse aujourd’hui beaucoup à la géopolitique du design. Le design n’est pas quelque chose de générique, international ne veut pas dire universel, certaines universalités se localisent, les identités et les cultures de chacun doivent être respectées et observées. Saint-Étienne montre la richesse du territoire français comme elle montre la richesse du territoire international, c’est une manifestation généreuse.
Une générosité qui se traduit par une grande variété d’expositions....
Pour « Les sens du beau », je veux saluer le travail des commissaires, les expositions présentées sont d’une grande richesse, je pense à Oscar Lhermitte avec l’exposition No randomnes, la cohérence des formes, à Alexandra Jaffré qui a fait un travail sur le grotesque pour les enfants et les adultes, à Sam Hecht qui a travaillé sur les objets et leur contexte avec beaucoup d’humour, à Ionna Vautrin, designer française qui s’exporte de plus en plus à l’international, à David-Olivier Lartigaud et Samuel Vermeil qui font un travail de recherche sur la technologie, à Sam Baron qui est un ancien de l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne, aujourd’hui directeur de Fabrica en Italie, qui a accepté de représenter les écoles avec une très belle exposition, je ne peux pas tous les citer… Les expositions ont été conçues de façon à ce que tout le monde puisse s’y retrouver. Si, après la visite, le public et les professionnels en débattent, c’est encore mieux...
Vous comparez souvent un commissaire d’exposition à un scénariste. Pour la Biennale, vous l’êtes à un double titre : pour l’ensemble de la manifestation et pour l’exposition « Hypervital ». Comment celle-ci fait-elle écho au thème général de la biennale ?
Cette exposition fait écho au thème de la biennale de plusieurs manières. D’abord par une approche ouverte des sens du beau qui privilégie la vérité nue au sens où l’entendait Platon, autrement dit le beau, mais aussi le bon, le bien. Ensuite, parce que je privilégie une présentation artistique : exposer les objets à la manière d’un catalogue ne m’intéresse pas. J’essaye plutôt de narrer une histoire à la manière d’un roman ou d’un film. D’où le fait que, tout en respectant bien entendu le message du designer que j’emmène dans ma narration, mon modèle de mise est scène est différent : j’y intègre des apports créatifs, curatoriaux et de direction artistique. Quant au contenu théorique de l’exposition, il se trouve dans la lecture des cartels et des vidéos explicatives. Je fais la moitié du chemin, je demande au visiteur de faire l’autre moitié. Ce qui me semble important, c’est de ne plus faire des expositions prémâchées.
Avec le projet « Mine Kafon » du designer afghan Massoud Hassani, un destructeur de mines antipersonnel, on est au cœur de la notion de bon dont vous parliez à l’instant ?
Massoud Hassani est en effet le designer qui a créé ce destructeur de mines antipersonnel qui fonctionne à l’énergie éolienne. Je pense aussi à Cesar Harada qui se revendique designer environnementaliste. Ce sont des designers qui sont sortis du cadre strict de la fabrication de meubles. En réalité, j’ai surtout voulu montrer dans « Hypervital » des designers qui étaient des décloisonneurs, des gens qui travaillent aussi avec des artistes, des scientifiques ou des sociologues. J’avais à cœur que cette notion de solidarité soit au cœur du dispositif. Les happy seekers sont des gens qui recherchent des moyens de redonner le sourire à nos sociétés, des designers qui essayent de trouver des solutions.
Le projet « In your hands are they delivered » est très sombre...
Tobias Revell est un designer critique, un designer d’anticipation, il fait partie d’une génération de designers qui essayent de faire passer des idées à travers des objets de transmission. Il s’agit ici d’images qui montrent une forme de mutation d’insectes dans des conduits pétrochimiques. Cette mutation d’insectes bien vivants démontrerait peut-être notre propre déprédation, notre propre mutation sociétale. Tobias Revell essaye d’interpeller sur ce qui pourrait advenir, il anticipe à la manière d’un Jules Verne ou d’un designer qui travaillerait en futurologie.
« Hypervital » met particulièrement en évidence la diversité des sources qui nourrit la réflexion des designers.
Je constate seulement que depuis des années des expositions parlent de design avec une valeur de combat social quand d’autres, qui sont très souvent reprises par le monde de l’art, se basent sur les savoir-faire et l’artisanat. Je trouve cela réducteur, j’essaye de ne pas tomber dans ce schéma manichéen mais au contraire de relier, par exemple, le savoir-faire tel qu’il s’exprime dans « Hypervital » à celui de l’exposition basée sur le kraft en l’honneur de la Corée, ou encore à l’exposition basée sur l’utilité. Dans cette biennale, on retrouve toutes les typologies du design d’aujourd’hui. La jeune génération de designers ne supporte plus d’être définie dans un cadre unique.
La biennale semble être le lieu idéal pour s’opposer aux raccourcis ?
En effet, c’est un territoire d’expériences, un territoire du dire et du faire, une manifestation qui a pour vocation de faire ses propres apports mais aussi de montrer au public des choses qu’il n’a pas l’habitude de voir. J’introduis par exemple dans Hypervital des objets de packaging qui m’ont été prêtés par l’agence spatiale européenne qui datent de 1971 et sont allés sur la station MIR. Il est toujours plus difficile de travailler sur la nuance que de faire des raccourcis. Saint-Étienne donne cette possibilité.
Vous vous définissez également comme un designer sémantique ?
Plus que de design, je parlerais d’actes de design. On ne peut comprendre cette expression qu’en allant voir les designers chez eux, en étant à l’écoute de leurs difficultés. Il y a aujourd’hui des designers qui ne trouvent plus leur territoire d’expression car leurs actes ne sont pas acceptés. Nous devons essayer de les comprendre. En me nommant designer sémantique - l’expression est au départ anglo-saxonne -, j’accepte ma part créative sur la définition et la valeur des mots. Le vocabulaire permet d’être précis, tout l’enjeu réside pour moi à être de plus en plus précis dans mes expositions pour faire avancer le design en termes de présentation. C’est dans cette présentation différente du design que se trouve mon principal apport.
Aux frontières du design
A l’image de la biennale de Saint-Étienne, plusieurs expositions interrogent, en ce moment, les rapports que le design entretient avec la création artistique. Au Palais de Tokyo, l’exposition radicale conçue par Rebecca Lamarche-Vadel explore « Le bord des mondes » en posant une question : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas « d’art » ? » Toujours au Palais de Tokyo, « L’usage des formes » se penche sur les rapports féconds entre métiers d’art, arts plastiques, architecture et design. Même mélange des genres aux Arts décoratifs avec la rétrospective consacrée au génial touche-à-tout italien Piero Fornasetti et à Versailles où vient de se terminer « Le 18e siècle aux sources du design ». Les 27, 28 et 29 mars, les journées des métiers d’art, qui vont être inaugurées par Fleur Pellerin, proposeront notamment un voyage du côté des matériaux, tandis que l’exposition « L’esprit et la main », présentée par le Mobilier national, mettra en valeur l’héritage et les savoir-faire de ses ateliers. Depuis le rapport qu’il a remis en 2014, Alain Cadix plaide pour l’émergence d’une « véritable culture du design », fondée notamment sur la formation et le développement à l’international.