Depuis 2015, « 1 immeuble, 1 œuvre » a permis d’installer des créations d’artistes in situ. Une anthologie passionnante revient sur ce dispositif original.

En lançant en 2015 le dispositif « 1 immeuble, 1 œuvre », le ministère de la Culture en lien avec la Fédération des promoteurs immobiliers de France (FPI France), avait une grande ambition : soutenir activement la création, en commandant ou achetant une œuvre d’un artiste vivant pour les nouvelles constructions, renouant ainsi un dialogue historique entre art et architecture

Aujourd’hui, les résultats sont au rendez-vous, puisque ce sont plus de 300 créations artistiques qui ont été installées in situ grâce à ce programme. « Je salue aujourd’hui ce qui constitue un dispositif unique forgé sur l’alliance de la société civile, du secteur de l’immobilier et de l’État », s’est réjouie la ministre de la Culture à l’occasion de la remise du prix « 1 immeuble, 1 œuvre », en soulignant que les différents acteurs ont mis en avant « leur volonté de placer la création au cœur du vivre-ensemble ».

C’est ce bilan (très) provisoire que retrace brillamment l'anthologie 1 immeuble, 1 œuvre 2015-2020 (éditions In fine), suscitée par le Club « 1 immeuble, 1 œuvre » fondé en 2019 et réalisée par la critique d’art Alexia Guggémos, avec une mise en images assurée par la photographe et architecte Emmanuelle Blanc. Entretien.

Alexia Guggémos, quelle a été votre approche pour réaliser cette anthologie ?

Je voulais un livre qui ne soit ni un catalogue d’œuvres, ni une plaquette promotionnelle, mais qui reflète un parti pris : celui de montrer la valeur et les potentialités du dispositif « 1 immeuble, 1 œuvre ». D’où le choix d’un angle que l’on pourrait qualifier d’ humaniste, car il place, au cœur du projet, les passants et les habitants qui voient tous les jours ces œuvres installées dans des lieux de passage. En vis-à-vis du texte, les images des œuvres sont ainsi systématiquement représentées avec des gens ou a minima avec une ombre. J’ai rencontré Emmanuelle Blanc grâce au collectif les Filles de la photo. Notre entente a été immédiate : architecte de formation, Emmanuelle a cette sensibilité pour l’art et l’architecture et photographie les gens avec une vraie empathie. Enfin, j’ai mis un point d’honneur à mettre en avant des projets réalisés par des femmes artistes. En définitive, il y en a beaucoup, Gaëlle Lauriot-Prévost, Isa Moss, Prune Nourry, Louise Frydman, Eva Jospin, Françoise Pétrovitch, Katinka Bock…
 
Que disent les projets du rapport entre art et architecture ?

Ce ne sont pas des œuvres plaquées dans l’architecture, elles ont au contraire une vraie intelligence du contexte. Je pense à trois projets en particulier : en premier lieu, à l’œuvre de Pascale Marthine Tayou, une colonne de briques et de pavées peints au bord du canal de l’Ourcq à Pantin. C’est une valorisation, un hommage et une intégration dans l’espace très respectueuse du passé.

Avec Le Palétuvier à Romainville – une racine géante en acier inventée par Ilona Mikneviciute – ce qui est beau, c’est que l’œuvre semble avoir été produite par l’immeuble-tronc. L’artiste recrée une nature artificielle, ce n’est pas plaqué, c’est un vrai dialogue avec l’architecture.

Enfin, troisième œuvre emblématique, celle de Clément Bagot qui installe une forêt de toises dans la cour d’une crèche. Non seulement, il y a un flux mais aussi la perspective de ces enfants qui vont grandir. Qui plus est, c’est lumineux, ce sont des touches jaunes dans un environnement grisâtre, c’est plein de gaité. J’aime que les gens s’emparent de l’œuvre et vivent leur expérience sans avoir la connaissance que l’on peut supposer quand on va dans un musée. 

1 immeuble, 1 oeuvre - la photographe Emmanuelle Blanc

Avec « 1 immeuble, 1 œuvre », ce sont des commanditaires privés qui s’emparent de la commande artistique. Qu’est-ce que cela change ?

Les projets sont bien sûr de différentes natures. Pour beaucoup, il y a un vrai travail autour de la matière et par rapport au lieu. Je pense au projet de François-Charles Génolini qui a inventé un tissu à base de béton. Dans la base d’images de l’entreprise –  la Mutualité sociale agricole – il a trouvé une photo ancienne d’une famille d’agriculteurs et il s’en est servi pour son œuvre. Il a complètement adapté sa technique au contexte.

De même, toujours en entreprise, au siège social de Marignan, à Levallois-Perret, Nathalie Elemento a fait un espace de discussion dansant et joyeux que les gens aiment beaucoup. Dans un autre contexte, Stefan Shankland a créé un cheminement piéton au pied d’immeubles dans la ZAC Clichy-Batignolles. Il accompagne cette création d’une réflexion sur la matière : ce sont en effet les déchets issus des façades des trois immeubles qui ont été recyclés, et quand on sait que le constructeur est Bouygues… Il y a une atmosphère, quelque chose de ce cheminement, que les gens vivent à chaque passage.

Ce dernier projet prête une attention particulière aux préoccupations écologiques…

Absolument. C’est une démarche qu’on retrouve de plus en plus dans les projets. Beaucoup d’artistes le font très finement et ne plaquent pas l’esprit de recyclage. Ils inventent au contraire quelque chose autour de cela et peuvent aller très loin dans leur engagement personnel sur ce type de projet. Le programme « 1 immeuble 1 œuvre » est unique s’agissant des expériences qui sont données à vivre aux gens de passage.

Innover, dialoguer, honorer, scénariser, surprendre : la typologie des projets qui structure le livre est-elle apparue rapidement ?

Il y avait clairement des œuvres qui s’inscrivaient dans l’innovation, mais je n’ai pas toujours voulu les réduire à quelque chose d’innovant. « Dialoguer », c’était un incontournable, compte tenu du dialogue avec l’architecture, mais c’est aussi le dialogue avec les passants ou ce que cela génère d’échanges ; « honorer » tisse un lien avec les lieux de mémoire ; « scénariser » pour dire que l’on imagine que l’œuvre doit s’intégrer dans un discours ; enfin « surprendre » est un verbe qui m’est cher, une œuvre qui surprend est une œuvre forte, novatrice, qui suscite l’émotion.

Jean de Loisy, directeur des Beaux-Arts de Paris, devant une œuvre réalisée dans le cadre du dispositif 1 immeuble, 1 œuvre © Emmanuelle Blanc

En marge des projets eux-mêmes, vous avez souhaité donner la parole à quelques grands témoins. Comment les avez-vous choisis ?

Pour ces interviews, j’ai d’abord cherché des architectes qui aiment l’art et pour qui le travail avec un artiste est un vrai défi ou un élément participatif de l’œuvre commune. Dans cet esprit, j’ai tout de suite pensé aux architectes Dominique Jakob et Brendan MacFarlane. Je voulais ensuite un apport un peu décalé, un profil d’intellectuel ou de penseur. Le nom de la philosophe Cynthia Fleury m’est venue tout de suite en raison de sa réflexion autour du soin, qui correspondait parfaitement à l’angle humaniste que je souhaitais privilégier. J’étais ravie qu’elle accepte, elle est notamment très engagée sur les tiers-lieux. Je pense effectivement qu’un lieu chargé d’histoire peut se nourrir davantage encore de l’apport d’une œuvre d’art. Enfin, j’ai eu l’idée d’une ballade urbaine avec Jean de Loisy, directeur des Beaux-Arts de Paris.

 Jean de Loisy dit de ces projets qu’ils permettent aux artistes de sortir de la solitude de l’atelier…

L’approche sociale a toujours motivé les grands artistes. Il y a cette idée de s’intégrer dans une dynamique, dans le progrès social. Cela donne une dimension supplémentaire à leur œuvre.

 

Les bâtiments, les œuvres, les habitants

Pour réaliser l’anthologie 1 immeuble, 1 œuvre, Alexia Guggémos souhaitait que les œuvres ne soient pas montrées seules mais dans leur rapport avec les passants et les habitants. Partant de là, le protocole était simple pour la photographe Emmanuelle Blanc qui a coutume d’explorer les relations que nous entretenons avec nos environnements intimes ou partagés.

« Dès que c’était possible, explique-t-elle, je photographiais les gens sur place, ou j’attendais qu’il y ait des passants et que quelque chose se passe. La colonne de briques et de pavés peints, par exemple, est naturellement un endroit passant ». En fonction des œuvres, les gens n’ont bien sûr pas la même attitude : « Celles qui sont dans l’espace public et qui sont de l’ordre de la sculpture sont facilement appropriables parce qu’on peut les toucher. Celles qui sont plus en deux dimensions, que l’on regarde, ou à côté desquelles on passe, créent un autre rapport », reconnaît Emmanuelle Blanc, qui a tenu « à montrer non seulement l’œuvre, mais aussi l’espace autour ».