Cher Yohji Yamamoto,
À contre-courant d’une conception de la mode ultra-féminine aux courbes
surlignées comme à l’eyeliner, les modèles de la griffe Yamamoto portent
des vêtements dérivés de la garde-robe masculine où la pudeur des
sentiments se laisse toucher à travers les croisées ouvertes de formes
asymétriques, vaporeuses ou bouffantes.
Priorité à la matière vivante, à des tenues qui respirent et laissent le coeur
battre, aux habits personnels qui reflètent une manière de vivre et de
travailler, une manière de porter sa vie sur son dos, entre dévoilement et
mystère. C’est pour moi une très grande joie de rendre hommage
aujourd’hui à un créateur des plus influents d’aujourd’hui, à celui qui crée
comme le déclare votre fille, « pour une femme rêvée, qui n’existe pas ».
Votre mère, couturière, vous voyait dans une grande entreprise, ou grand
avocat ; vous rêviez de peinture. Une ambition à laquelle vous renoncez, et
malgré votre détestation pour l’odeur de vapeur du fer à repasser et les
bruits des machines à coudre, c’est vers la couture que vous vous dirigez.
Au Bunka Fashion College de Tokyo, vos talents sont remarqués : votre
travail primé vous permet de décrocher une bourse d’étude à Paris, où
vous apprenez le métier de styliste dans les ateliers Lelong, tout comme
Christian Dior en son temps. De retour au Japon, vous habillez les clientes
de votre mère, avant de lancer, à 28 ans à peine, votre propre griffe. Un an
plus tard une ligne féminine voit le jour, et en 1979, Yohji Yamamoto crée
pour les hommes. Jusque dans les noms de vos lignes se retrouve l’esprit
de votre démarche : sobriété, efficacité et minimalisme. Votre premier
défilé en 1977 à Tokyo révèle déjà ce qui fera votre succès sur les
podiums français et américains : monochromes géométriques, volumes
dissymétriques, déclinaisons de noir, blanc ou rouge sang, superpositions
d’épaisseurs, dégaines de pêcheurs ou de cheminots, sensualités des
coupes épurées.
Aujourd’hui Yohji Yamamoto est une marque reconnue dans le monde
entier, et la ligne Yohji Yamamoto+NOIR, entres autres, a fait couler
beaucoup d’encre. Au fil de vos défilés de choc - certains crient au
scandale, d’autres au génie - les jeunes générations de créateurs des
années 1980 trouvent dans votre style l’expression d’un mode de vie et
l’idéal créatif auquel ils aspirent. Votre première boutique Aoyama
Superposition voit le jour en 1985 au Japon avant d’être suivie par tant
d’autres, dont une rue Cambon, à deux pas de la boutique Chanel,
créatrice que vous admirez et dont vous partagez l’esprit rebelle.
L’influence de votre griffe s’étend alors sur les mondes du spectacle et sur
cinéma, sur les vêtements de sport, vers la bagagerie. Vos collaborations
détonnent : vous signez les costumes de la compagnie de Pina Bausch en
1985 ; Wim Wenders vous demande de confectionner la robe rouge portée
par Solveig Dommartin à la fin des Ailes du désir, cette robe "où la femme
n'est plus ni vamp ni guerrière" ; vous habillez aussi les personnages de
Takeshi Kitano dans Dolls et Aniki mon frère. Créer l’anti-mode par la
mode, vous vous y employez en lançant la ligne Y-3 en partenariat avec la
marque Adidas, ou en revisitant il y a cinq ans la chaussure préférée du
mouvement punk anglais, la Doc Martens.
L’histoire de la muséographie de la mode se voit il y a quelques années
chamboulée par trois expositions Yamamoto, une à Florence, une à Paris -
« Juste des vêtements » - et « Dream Shop » à Anvers, avec, la matière
au centre de vos scénographies. Exit les rétrospectives classiques et leurs
vêtements distants, muets et inertes : toucher et essayer sont désormais
de mise. Dernièrement, à Londres, le Victoria & Albert vous consacre une
rétrospective où vos créations dialoguent avec les collections du
prestigieux musée.
Comme un rouge à lèvres un peu trop vif sur la bouche d’une jeune femme
timide, votre vestiaire révèle l’expression pudique de ce qu’on aimerait
garder secret. Avec vous, « la mode reste une variation sur la solitude ».
En estompant les différences entre les genres, aux antipodes d’une
élégance froufrou pour personnes rangées, vous avez réussi à dessiner le
temps.
Cher Yohji Yamamoto, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et des
Lettres.
Cher Jean-Pierre BLANC,
« Le temps dévore le chic plus vite que les visages », disait Marie-Laure de
Noailles. Un adage que vous démentez depuis que vous avez créé il y a
plus de 25 ans maintenant, dans le Var de votre enfance, à Hyères, le
Festival international de Mode et de Photographie, d’abord baptisé Salon
européen des jeunes stylistes. C’est dans le cadre de la villa Noailles, qui
servit de décor aux Mystères du Château de Dé de Man Ray, que vous
installez cette manifestation pour laquelle vous aurez presque tout fait :
habillé les mannequins, posé la moquette, conduit les minibus. La « petite
maison intéressante à habiter », construite en 1924 sur le projet initial de
Mallet-Stevens sous l’impulsion de Charles et Marie-Laure de Noailles, est
depuis ses origines un point de confluence de toutes les modernités
artistiques. Pendant 50 ans, les Noailles y ont accueilli les plus grands,
d’André Gide et Jean Cocteau à Dali, Giacometti, Sonia Delaunay ou Luis
Buñuel.
Quand vous reprenez les lieux, rachetés en 1973 par la municipalité à une
époque où Mallet-Stevens était bien oublié, tout est à refaire. Telle une
scène de théâtre désertée par ses comédiens, la villa Noailles n’est plus
que l’ombre d’elle-même. Grâce à son inscription au monuments
historiques et à sa restauration, la villa a pu retrouver son architecture
manifeste et redevenir, par votre Festival, le lieu d’expérimentation et
d’avant-gardisme qu’il avait été.
En 1997, le festival ouvre une fenêtre à la photographie. Chaque année
depuis, il permet de découvrir dix stylistes de mode et autant de
photographes sélectionnés par un jury prestigieux. Ce bal des matières et
des images est particulièrement ouvert aux moissons de jeunes créateurs
qui, bien souvent, y obtiennent leur première véritable reconnaissance.
Bien des défilés parisiens de talents confirmés peuvent compter sur des
bataillons de talents qui seront tous passés par Hyères : Felipe Oliveira
Baptista, Richard René, Romain Kremer, Gaspard Yurkievich, David Gil,
Tuomas et Anna Lattinen, Wendy & Jim, Viktor & Rolf, Sébastien Meunier,
Stéphanie Coudert…
Villa Noailles, villa tremplin pour toutes les sphères artistiques. En 1995,
vous créez le Festival des enfants, avec ses expositions, ses ateliers et
ses films pour les plus petits la semaine précédant Noël. En 1999, vous
vous lancez pendant trois ans avec Armand Tomassian dans l’aventure du
Festival de musiques électroniques Aquaplaning. En 2006, c’est la Design
Parade que vous inaugurez, sur le même principe que le Festival
international de Mode et de Photographie. Au carrefour de toutes ces
manifestations, une seule ambition : mettre en relation les différentes
formes d’expression artistique, les jeunes créateurs et les professionnels,
avec le soutien de nombreux bénévoles, des mécènes et de tous les
acteurs majeurs du secteur qui participent aux jurys, ou encore aux
rencontres internationales de la mode et du textile sous la houlette de
Didier Grumbach, le président de la Fédération française de la couture,
également président du conseil d’administration de la villa. C’est par ces
lieux que la France demeure un haut lieu de création, au rayonnement
international.
Cet hommage ne saurait être complet sans évoquer votre activité publique
dévouée à la promotion artistique. Pour la ville d’Hyères, vous dirigez
l’Office d’Action Culturelle de 1990 à 1995, avant d’en être le responsable
pour la programmation des expositions, des animations et de l’action en
faveur du jeune public, en parallèle de la rénovation de la villa, et de
l’organisation de ses expositions et des résidences d’artistes.
Depuis 2003, c’est à la direction de la villa que vous vous consacrez
entièrement. Ce centre d’art d’exception, au service de l’architecture, de la
mode, du design et de la photographie, pourrait bientôt s'enrichir d'un
centre international de recherche et de création, lui aussi dédié aux
prototypes, aux talents en devenir, à ce qu’on appelle « l’émergence ».
Rassembler les créateurs, capter les tendances, faire renaître un lieu où
patrimoine et avant-garde sont synonymes : un triple défi que vous avez
relevé avec un talent hors du commun, en contribuant de manière
exemplaire à transmettre de la création contemporaine, dans les domaines
de la mode, de la photographie et du design une image ouverte,
accessible, loin de sa réputation engoncée dans l’exclusif, autrement dit en
prise avec son temps.
Pour toutes ses raisons, cher Jean-Pierre Blanc, au nom de la République
française, nous vous faisons Officier dans l'ordre des Arts et des Lettres.