« La présence des langues africaines en France est ancienne », assure l’historien Pap Ndiaye, directeur général de l’établissement public de la Porte Dorée – musée national de l’Histoire de l’Immigration, en ouverture de cette édition de « Migrer d’une langue à l’autre » que leur a consacré, le 8 décembre 2021, la délégation générale à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture en partenariat avec la direction régionale des affaires culturelle en Ile-de-France. Pour l’historien, la Première Guerre mondiale constitue le « tournant » décisif : « Dans les années 1920, à Paris, Marseille ou encore Bordeaux, on constatait déjà une très forte présence des langues africaines, le soninké [langue parlée dans l’Afrique de l’ouest], par exemple ».
Aujourd’hui, l’heure est à la reconnaissance de ce patrimoine linguistique. « À côté du français, langue de la République, ajoute Paul de Sinety, délégué général à la langue française et aux langues de France au ministère de la Culture, il existe dans notre pays une diversité des langues portée par les flux migratoires. L’une des questions est alors celle de la place de la langue d’héritage ».
Pour cela, de nombreux projets de recherche sont à l’ordre du jour, dont ceux, irrigués par les « dynamiques socio-linguistiques », que soutient la direction régionale des affaires culturelles en Ile-de-France, représentée par Carole Spada, sa directrice adjointe. C’est aussi le cas des projets de recherche soutenus par l’Organisation internationale de la Francophonie. Nivine Khaled, sa directrice de la langue française et de la diversité des cultures francophones, cite le programme ELAN « qui introduit l’apprentissage bilingue dans le primaire » et le Dictionnaire des francophones.
Les langues africaines entre pratiques et représentations
D’une grande diversité, partagées entre deux blocs – langues d’Afrique subsaharienne et langue arabe – les langues africaines souffrent encore en France d’une « grande méconnaissance », relève Marie Poinsot, rédactrice en chef de la revue Hommes et migrations, éditée par le musée national de l'Histoire de l'Immigration.
Afin de mieux appréhender leur réalité, les élèves du collège Gabriel Rosset, à Lyon, ont été interrogés sur les langues parlées dans leur environnement familial. « Sur les 82 langues présentes, 45 langues viennent d’Afrique, indique Anne Zribi Hertz de l’université Paris 8. Cela dit, tout dépend de la manière dont on comptabilise les langues. En Afrique, la parenté génétique entre plusieurs langues est trop importante pour qu’on ne puisse pas supposer qu’elles viennent d’une même langue originale ».
Pour Fabienne Leconte, de l’université de Rouen-Normandie, l’enquête a le mérite de mettre en évidence le grand nombre de langues parlées mais elle « ne rend pas vraiment compte des lignes de force » qui les traversent. « Certaines sont beaucoup plus parlées que d’autres, constate-t-elle. Et je note un grand absent, le manjaque [langue parlée en Guinée-Bissau, au Sénégal et en Gambie] ».
L’apprentissage du français est un pilier essentiel
« Est-il souhaitable que la langue d’héritage soit parlée dans le cercle familial ? », interroge Marie Poinsot ? Anne Zribi Hertz répond sans hésitation : « Le cerveau est capable d’intérioriser plusieurs langues, l’acquisition bilingue est un stimulateur intellectuel. En outre, la pratique d’une langue familiale va être un motif de fierté pour l’enfant ». Même analyse chez Fabienne Leconte. L’universitaire souligne le fort niveau de scolarisation chez les personnes qui vont migrer et insiste sur la « multiplication des espaces de références liée à la globalisation ». Grâce au téléphone, les « interactions sont quotidiennes entre membres d’une même famille sur les deux continents ».
Qu’en est-il de l’arabe ? « Si je parle de géopolitique, de réchauffement climatique, c’est en français », confie Nabil Wakim, journaliste au Monde. Né au Liban, arrivé en France à l’âge de quatre ans, il a progressivement « perdu l’arabe » et s’il n’a de cesse aujourd’hui de « remonter à la source », sa démarche est loin de faire consensus: « Certaines familles ne poussent pas à l’apprentissage de l’arabe car elle considèrent que ce n’est pas une chance d’avoir cette langue dans son patrimoine », se désole-t-il, nostalgique d’un temps, celui de la création de l’Institut des langues et civilisations orientales et du concours de cadre d’orient du ministère des Affaires étrangères, où la langue arabe bénéficiait d’une toute autre considération. L’arabe est « une langue dans laquelle on peut s’aimer, rire, écrire ».
Alexandrine Barontini, de l’Institut des langues et civilisations orientales, distingue deux catégories de locuteurs : ceux liés à l’histoire coloniale et ceux arrivés dans l’Hexagone après la colonisation. Sans compter qu’il y a des trajectoires différentes au sein d’une même famille et que « le plurilinguisme s’exprime dans la famille élargie et dans l’entourage social, pas seulement dans la relation parent-enfant ». Elle réfute le modèle inconscient selon lequel au bout de trois générations, la langue d’origine serait remplacée par la langue du pays d’installation. « Il est important de valoriser, y compris dans l’enseignement, toutes les variétés d’arabe ».
Trait d’union entre ces témoignages, l’action menée par l’association « Causons » qui, en formant des personnes migrantes à l’enseignement de leur langue d’origine, aide à leur inclusion. « L’apprentissage du français est le pilier essentiel. À travers cette activité d’enseignement de la langue d’origine, il se trouve pratiqué dans des cercles sociaux », assure Manon Reynaud.
Des expressions artistiques en toutes langues, théâtre et musique
Comme elle est vive cette deuxième table tonde modérée par l'animateur de radio Soro Solo qui, contrairement à ce qu’il prétend, n’a pas le moins du monde, « la mémoire perforée comme une passoire d’attiéké [plat traditionnel de Côte d’Ivoire] ». Vive quand Hassane Kassi Kouyaté, lui qui jadis y a été accueilli en résidence aux côtés de Wajdi Mouawad ou Dieudonné Niangouna, évoque avec ferveur le festival Les Francophonies de Limoges qu’il dirige aujourd’hui : « Quoi de plus beau que de sillonner le monde francophone pour découvrir de nouveaux talents, dit-il. Ce festival est un endroit où l’on a le courage de dire que c’est possible ». Il se réjouit que la jeune scène soit « de plus en plus décomplexée et n’hésite pas notamment à abolir les frontières entre disciplines artistiques ». S’agissant de la manière dont les textes doivent être interprétés, il dit les choses sans détour : « On confond la compréhension du texte et l’accent qui va avec. Or on nettoie une part de la culture quand on nettoie l’accent ».
C’est beau de voyager d’une langue à l’autre !
Vive encore, et la salle était à deux doigts de se transformer en piste de danse, quand Dominique Caubet, de l’Institut national des langues et civilisations orientales et François Bensignor, journaliste musical, ont lancé quelques célèbres morceaux de musique. Lili Boniche, Enrico Macias, Idir, Mano Negra, Carte de séjour, Khaled, Miriam Makeba, Zebda, Manu Dibango, Salif Keita, Touré Kunda, Youssou N’Dour, Rachid Taha et son Ya rayah, « tube absolu » repris de Dahmane El Harrachi… Ils sont tous là. En chantant en arabe, la nouvelle scène française au sein de laquelle Carte de séjour a fait office de pionnier, a en particulier témoigné du souhait de « re-légitimer ces cultures et de leur redonner une place au sein de leurs propres familles ».
Vive enfin, quand Manouté Séri revient sur l’aventure de l’Afrique festival qu’il a créé à Newcastle et emmené dans ses bagages lorsqu’il s’est installé à Strasbourg : « Dans ma chambre d’étudiant, mes camarades anglais découvraient la musique en même temps que l’attiéké. Ces moments de convivialité ont donné naissance à un festival de musique ». Après ce tourbillon, place à la poésie de Souleymane Diamanka, griot moderne. « Ma manière d’écrire le français est imbibée de la langue peul y compris dans l’architecture. C’est beau de voyager d’une langue à l’autre », dit-il après avoir magnifiquement donné à entendre certains de ses textes.
Vitalité de la littérature dite africaine en France
« 2021 est une année faste pour les auteurs d’origine africaine », dit Pascal Paradou de Radio France Internationale en citant le prix Goncourt décerné à Mohamed Mbougar Sarr pour son roman La plus secrète mémoire des hommes (Philippe Rey / Jimsaan). Pour autant, « un prix à un écrivain fait-il une génération ? » interroge-t-il. Pour Pierre Astier, agent littéraire, cela ne fait pas de doute : « Que le prix Goncourt soit allé à Mohamed Mbougar Sarr est un tournant, une reconnaissance ».
L’enjeu ultime est celui de la présence de ces écritures sur le continent africain
L’auteur Sami Tchak réfute cette idée d’une génération : « Il faut sortir de ces catégorisations qui expriment un regard de surplomb ». Il plaide pour « une reconnaissance par la singularité ». Son éditrice aux éditions JC Lattès, Anne-Sophie Stefanini, est plus nuancée : « La vitalité de cette littérature n’est pas nouvelle. Que l’on songe, pour ne citer qu’eux, à Amadou Kourouma ou Tierno Monénembo. On ne peut que saluer le couronnement de Mohamed Mbougar Sarr mais en vérité, on ne fait que découvrir tous les ans de jeunes auteurs qui participent de cette histoire longue ».
Dès lors, « n’y a-t-il pas un contexte qui rend les écritures africaines plus visibles ? » interroge encore Pascal Paradou. « Ces prix sont la reconnaissance que ces écritures ont quelque chose à dire de notre temps. Aux États-Unis, les départements de français tournent beaucoup autour des littératures africaines. En raison de leur ouverture sur différents mondes, elles sont devenues une richesse d’exportation de la France », souligne le philosophe Souleymane Bachir Diagne.
Qu’en est-il du rapport à la langue, de la musicalité particulière et de l’enjeu particulier qui en résulte pour la traduction ? « Plutôt que « écrivain africain », pourquoi ne dirait-on pas tout simplement « écrivain » ? questionne l’auteure et conteuse Halima Hamdane. Lorsque je raconte, je mélange toujours les deux langues ». « J’ai la nationalité de toutes les langues que je parle. On écrit entre deux langues, c’est ce qui fait la vitalité de ces écritures, elles bruissent d’autres langues, donnent hospitalité à d’autres langues », la rejoint Souleymane Bachir Diagne.
Pour Sami Tchak qui cite les exemples de Leonora Miano, Alain Mabanckou, Gauz ou encore Fiston Mwanza Mujila, la littérature, « c’est toujours un homme ou une femme en prise avec son destin. J’ai appris le français à l’école, c’est ma langue maternelle d’écriture. Mon imaginaire vient d’où je viens et je le traduis en français ». Ce que confirme Anne-Sophie Stefanini : « les écrivains naviguent entre plusieurs langues, l’éditeur à un rôle dans l’accueil de ces langues de la façon la plus respectueuse possible ». En témoigne le prix Voix d’Afrique, lancé il y a deux ans par les éditions JC Lattès avec RFI et la Cité internationale des arts. « Notre objectif est de faire découvrir des auteurs qui échappent à tous les radars mais également de faire en sorte que ces livres que nous publions le soient aussi par des maisons d’édition locales. Lors des précédentes éditions, nous avons reçu entre 400 et 500 manuscrits. On nous en prédit 1000 cette année », se réjouit l’éditrice.
L’enjeu ultime est en effet celui de la présence de ces écritures sur le continent africain. « Il est impératif de faire en sorte que les livres puissent être édités dans les pays dont sont originaires leurs auteurs », martèle Pierre Astier.
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