La ministre vient de vous nommer commissaires généraux d’une exposition itinérante de chefs-d’œuvre des collections nationales. Quelle est l'ambition d'une telle exposition ?
Olivia Voisin - L'enjeu n'est pas tant de favoriser la circulation des chefs-d’œuvres, car tous les musées nationaux, quelle que soit leur taille, ont aujourd'hui une importante politique de prêt en direction des régions. Donc, des chefs d’œuvre voyageant en région, il y en a beaucoup. En revanche, ce qu'on sait moins, c'est que nous touchons essentiellement, dans les musées en régions, un public captif. Ce qu'il faut, aujourd'hui, c'est trouver le moyen d'amener un public infiniment plus large à s'approprier ces chefs-d’œuvre, qui, parfois, ne sont pas très loin d'eux. Je vais vous donner un exemple concret. A Orléans, une personne me disait que son rêve était de se trouver face au "Penseur" de Rodin. Or, au moment même où elle m'en parlait, cette sculpture emblématique était présentée depuis trois mois au musée d'Orléans. Pourquoi était-elle passée à côté de cette occasion unique ? Simplement, parce qu'elle n'avait pas l'habitude de fréquenter les musées, de consulter leur programmation - parce que ce geste ne lui était "naturel".
Sylvain Amic – La France possède un maillage territorial de musées extrêmement fin et on peut en effet considérer que tous les Français ont un musée à côté de chez eux. Mais leur fréquentation n’est pas nécessairement spontanée : la pratique du musée reste liée à l’éducation, aux catégories sociales, etc. L’enjeu pour nous, à travers la mission confiée par la ministre de la Culture, c’est aussi de s’appuyer sur ce réseau des musées en région et de le valoriser. En accueillant des œuvres issues des collections nationales, ces établissements sont susceptibles de connaître un regain d'intérêt dans les préoccupations du public.
A Orléans, une personne me disait que son rêve était de se trouver face au "Penseur" de Rodin. Or, ce chef-d’œuvre de la sculpture était alors présenté au musée d'Orléans. Pourquoi cette personne était-elle passée à côté de cette occasion ? Parce qu'elle n'avait pas l'habitude de fréquenter les musées, de consulter leur programmation (Olivia Voisin)
Pour amener un large public à ces chefs-d’œuvre, quels dispositifs avez-vous imaginés ?
Olivia Voisin - Pour intéresser les Français, il nous faudra puiser dans ce qui leur "parle", notamment l'Histoire et les histoires. Avec les œuvres d'art, on ne manque pas de belles histoires à raconter, tant sur le plan historique que sur celui des valeurs que véhiculent les œuvres. Autre élément : on va retisser des liens avec les territoires. Pour cela, il sera très important de cibler les œuvres qui entrent en résonance avec un territoire. En définitive, il faut que le public puisse se dire : un chef-d’œuvre, ce n'est pas seulement quelque chose que l'on va voir à Paris, c'est aussi quelque chose qui parle de moi.
Sylvain Amic - Les musées nationaux sont précisément - pardonnez-moi cette tautologie - nationaux, ce qui signifie que le patrimoine qui s’y trouve appartient à la nation toute entière. Le fait que des objets de toute culture, de toute histoire, de toute technique, entrent en contact avec les Français, renvoie à une idée très forte, celle d'un patrimoine public, qui nous appartient à tous et que l’on peut s’approprier.
Dans votre cahier des charges, il y a la préfiguration de ce que la ministre a appelé un "catalogue des désirs", qui doit être présenté prochainement. De quoi s'agit-il ?
Olivia Voisin - Il s'agit de constituer une liste d’œuvres et objets d'art qui pourraient partir la rencontre des Français. Pour cela, nous travaillons dans deux directions. D'une part, en sollicitant directement les musées nationaux sur une base très claire, celle de l'ancrage territorial. Les conservateurs sont ceux qui connaissent le mieux leurs collections, ils vont donc penser aux oeuvres qui correspondent aux territoires. D'autre part, nous avons sollicité les DRAC pour identifier des lieux - musées, monuments historiques, etc - qui pourraient être porteurs du projet en région. Évidemment, il ne s'agit pas d'identifier des œuvres et de les imposer à des territoires simplement parce que l’œuvre y aurait sa place : il faut trouver - c'est une dimension très importante de cette itinérance - des territoires qui auraient envie de s'approprier le projet.
Sylvain Amic - Tout projet sera fondé sur l'expression des désirs, des besoins, du territoire concerné. Cela peut être lié à l’histoire locale et passer par le prêt d’une œuvre qui a été collectée, découverte ou produite sur un territoire. Mais cela peut également se traduire par l’itinérance d’images ou d’objets qui entrent en résonance avec les préoccupations d’aujourd’hui. Le MUCEM, par exemple, envisage de nous proposer la ceinture de banane de Joséphine Baker. On peut aborder, à partir de celle-ci, énormément de sujets : la place de la femme dans la société, la diversité, l’art moderne, la danse… On cherche aussi des œuvres qui sont à même de déclencher les imaginaires, à partir desquelles il est possible de construire des éléments d’échange avec la population.
La ministre met en avant, outre les "lieux muséaux" qui pourront être mobilisés, des "lieux mon-muséaux". Quel type de lieux non-muséaux pourraient accueillir ces œuvres ?
Olivia Voisin - Il y a deux pré-requis indispensable avant toute installation d'une œuvre ou d'un objet dans un lieu : les conditions climatiques et les critères de sécurité. Une fois ces critères remplis, le but est d'amener le public vers les lieux prioritairement patrimoniaux, châteaux, monuments historiques, mairies, préfecture ou, bien évidemment, musées. En ce qui concerne ces derniers, nous visons plutôt les petits musées, qui auront à cœur de défendre un projet.
Sylvain Amic - Chaque projet doit changer la donne localement, de manière durable. Par exemple, la très belle initiative du réseau des Maisons des Illustres, que le ministère de la Culture a lancée, reste relativement peu connue à ce jour. En amenant dans ces lieux des œuvres issues des collections nationales, on devrait pouvoir créer une dynamique en leur faveur.
Le fait que des objets de toute culture, de toute histoire, de toute technique, entrent en contact avec les Français, renvoie à une idée très forte : celle d'un patrimoine public, qui nous appartient à tous et que l’on peut s’approprier (Sylvain Amic)
Une dernière question plus personnelle : vous avez, l’un comme l’autre, développé une démarche innovante de mobilité des œuvres. En quoi vos propres expérimentations vous ont-elles permis de toucher autrement le public ?
Sylvain Amic - Pour toucher le public, il faut sans cesse se réinventer. Mais un préalable me paraît déterminant : se détacher d’une politique d’exposition excessive. Quand on fait des expositions, on perd de vue les collections du musée. A Rouen, nous avons mis en place une opération « la chambre des visiteurs » qui est reconduite depuis deux ans : le public est amené à voter, parmi une sélection d’une centaine d’œuvre, celles que l’on va effectivement sortir des réserves pour qu’il les voie. Cette question de l’appropriation des collections par les visiteurs est primordiale : on favorise leur curiosité.
Olivia Voisin - Cela fait longtemps que les conservateurs ne sont plus des "gardiens du temple", leur première mission, aujourd'hui, étant d'assurer la diffusion des collections. En ce sens, l'attribution d'un label comme celui qui a été remis le 2 mai au ministère la Culturea mis en lumière l'extraordinaire inventivité de leurs propositions pour que "le musée sorte de ses murs". Aux musées d'Orléans, ma réflexion constante a été d'amener aux œuvres un public novice. Pour cela, je suis toujours passée par la petite histoire, l'anecdote, qui reste, pour tout un chacun, le moteur de très grandes émotions. Dès qu'on commence à entrer dans l'intimité d'une œuvre, on gagne tout de suite l'adhésion des gens. C'est ce que j'ai envie d'élargir avec cette mission : montrer, en tressant un maillage de toutes ces anecdotes, que la vie des œuvres - et des chefs-d’œuvre ! - est un vrai roman.
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