Depuis 2022, il s’agit, chaque année, d’un instrument d’information privilégié. Le Baromètre de l’esprit critique, publié à l’occasion du lancement du Printemps de l’esprit critique organisé par Universcience, documente la façon dont les Français construisent leur opinion et donne le pouls de la façon dont les Français envisagent cette notion. Comment forment-ils leur opinion, notamment vis-à-vis des médias ? Quelle attitude adoptent-ils face aux débats d’idées ? Comment accueillent-ils des opinions qui ne sont pas les leurs ?
Et cette année, l’édition 2024 du Baromètre revient plus particulièrement sur un sujet d’une actualité brûlante : l’intelligence artificielle (IA). Synonyme de progrès pour les uns, sujet de préoccupation pour les autres, l’IA ne laisse personne indifférent. « Le Baromètre nourrit la réflexion sur les voies du débat, en particulier sur les sujets scientifiques, à partir de bases partagées et en ayant conscience des biais et de la manière de lutter contre eux », résume Bruno Maquart, président d’Universcience.
Trois quarts des sondés disent « avoir l’esprit critique »
L’esprit critique, une valeur partagée par les Français ? En tout cas, près de trois quarts des sondés considèrent « avoir l’esprit critique ». Encore faut-il définir ce qu’on entend par là. Les définitions principales données pour cette notion varient peu : ce sont toujours le raisonnement logique et rationnel (44 %), le fait de s’informer avant de prendre position (pour 42 % des sondés) et la capacité d’échanger avec des personnes aux opinions divergentes (41 %) qui émergent parmi les réponses. En revanche, comme les années précédentes, la capacité à se méfier de ses propres intuitions arrive loin derrière (14 %).
Le débat et la confrontation d’idées font partie intégrante de la construction de l’esprit critique. Sur ce point, les Français préfèrent aussi bien échanger avec des personnes partageant leur opinion (46 %) que le contraire (45 %), principalement entre amis ou lors de repas de famille voire sur leur lieu de travail. En revanche, les réseaux sociaux semblent moins plébiscités, sauf chez les plus jeunes (44 % chez les 25-34 ans contre 22 % pour l’ensemble de la population). Enfin sept sondés sur dix estiment que ce sont les sciences humaines comme le français et la littérature qui leur ont permis de développer leur esprit critique et la moitié disent que ce sont les sciences exactes comme les mathématiques.
Information : des pratiques différenciées
Selon le Baromètre, les pratiques informationnelles divergent en fonction de l’âge, des opinions politiques et du genre. Ceux qui se positionnent à gauche de l’échiquier politique donnent plus de poids au média qui diffuse l’information (49 % contre 39 % de ceux à droite). L’importance donnée à l’indépendance du média est plus souvent citée comme un critère de fiabilité par les hommes et les 65 ans et plus. « Les Français sont raisonnables : ils aiment s’informer, réfléchir, débattre mais ils sont capables de critiquer leurs sources d’information, de les hiérarchiser. Toutefois, ils ne passent pas de l’esprit critique à hypercritique : le doute, le soupçon n’est jamais poussé trop loin », résume Michel Wieviorka, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et membre du comité scientifique de ce Baromètre.
Internet – hors réseaux sociaux – et la télévision sont toujours les deux principales sources d’information pour 71 et 67 % des sondés. Les chiffres varient chez les 18-24 ans qui sont 63 % à s’informer sur les réseaux sociaux contre 31 % pour l’ensemble de la population et 60 % par leur entourage contre 41 % pour l’ensemble des Français. La radio, pourtant peu écoutée par les plus jeunes, reste le media qui suscite la plus grande confiance (55 % du panel).
Les Français intéressés mais méfiants vis-à-vis de l’IA
Intéressés mais méfiants. Ainsi peut-on résumer le rapport des Français à l’intelligence artificielle. Six sur dix y voient « une révolution technologique majeure » mais seuls 19 % la considèrent parfaitement fiable et une large majorité émet des réserves : 85 % estiment qu’il est nécessaire de la réglementer et 77 % pensent qu’elle pose de nouvelles questions éthiques et juridiques.
L’IA présente également pour le panel plus de risques que d’avantages dans de nombreux domaines, plus spécifiquement pour l’information et l’emploi. Ce rapport risques/avantages s’inverse dans la santé, la recherche ou les transports. La défiance domine quand la notion de responsabilité entre en jeu : seuls 25 % des interrogés feraient confiance à une IA pour rendre des décisions de justice, 28 % pour piloter un avion, un tiers pour prescrire des médicaments. « Il y a une véritable ambivalence : les Français attendent autant de bien que de mal de ces applications. Cela montre qu’il n’y a pas de rapport simple à l’innovation technologique, qu’il y a toujours une interrogation sur ce qu’elle apporte pour la société et l’IA ne fait pas exception », souligne Michel Dubois, directeur de recherche au CNRS, directeur du GEMASS (Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la sorbonne) et membre du comité scientifique.
Et les « intelligences artificielles génératives » ?
Le Baromètre se concentre également sur les IA dites « génératives » comme ChatGPT ou Midjourney. Si 65 % en ont déjà entendu parler, seul un quart l’utilise mais un sur deux chez les 18-24 ans. « Nos jeunes sont plus familiarisés avec l’intelligence artificielle. Ils la connaissent, l’utilisent de manière plus assidue. Cela questionne la façon d’évaluer ces compétences et leur regard critique sur ces outils », met en garde Magda Tomasini, directrice de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse et également membre du comité scientifique. Ces applications sont surtout utilisées pour de l'usage informationnel, de la traduction et de la rédaction de texte.
Là encore, la méfiance est de mise : 8 enquêtés sur 10 s’interrogent sur leur fiabilité et comparent les résultats obtenus avec ceux d’autres sources. Enfin la récompense de contenus générés par l’IA ne semble pas à l’ordre du jour puisque trois Français sur quatre doutent qu’une intelligence artificielle puisse recevoir un jour le Prix Nobel. Mais ce chiffre baisse néanmoins à 59 % chez les 25-34 ans, signe d’une plus grande appropriation de ces outils par les jeunes générations.
Un intérêt pour la science confirmé
Comme l’avaient révélé les Baromètres 2022 et 2023, la science est un domaine qui intéresse les Français : sept sur dix déclarent s’intéresser aux sujets scientifiques dans l’actualité, soit plus que le sport et la politique. « Nous nous sommes tous posés la question de savoir dans quel état nous sortirions de la crise sanitaire du point de vue de l’image publique des sciences. Nous avons été abreuvés de discours anxiogènes sur la défiance de la société française. Cette étude vient conforter notre hypothèse initiale : ces discours ne sont fondés sur pratiquement rien et nous avons plutôt des expressions de confiance, même si des réserves apparaissent », explique Michel Dubois.
Ce sont les domaines de la santé, du climat et de l’écologie qui passionnent le plus. La science jouit donc d’une très bonne réputation puisque 8 à 9 enquêtés sur 10 jugent qu’elle permet par exemple de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons et d’améliorer les conditions de vie. En revanche, les scientifiques sont moins plébiscités : 72 % pensent que, par leurs connaissances, ils ont un pouvoir qui peut les rendre dangereux et seuls 51 % estiment que la communauté scientifique est indépendante pour valider ses résultats. « Le populisme qui a le vent en poupe se traduit aussi par notre attitude face aux sciences », avertit Emiliano Grossman, professeur associé à Sciences Po, rattaché au Centre d'études européennes et de politique comparée et directeur du Centre de données socio-politiques, membre du comité scientifique.
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