Dans une grande mesure, l’histoire des arts peut être envisagée comme l’histoire d’un détournement du progrès technique par la création artistique. Qu'on songe aux charpentiers de marine, mis à contribution dans les salles italiennes, aux électriciens qui ont apporté une lumière et un son nouveaux sur les plateaux et, aujourd'hui, aux as de la révolution numérique : tous sont ou ont été sollicités pour accomplir des merveilles d'expressivité, de sens, d'imaginaire. Plus présents que jamais au monde contemporain, certains artistes produisent ainsi un travail de fond, qui leur permettent d'assimiler, réfléchir, investir, développer, détourner et renouveler les modes d'innovations technologiques émergeants.
Les 3, 4 et 5 novembre dernier, le CN D Centre national de la danse recevait la présentation des 15 projets lauréats 2019 de la « Recherche en théâtre et arts associés » et 6 ateliers autour des équipes artistiques accompagnées par CHIMERES. Retour sur six de ces projets qui préfigurent les arts de demain.
Trois projets « Recherche en théâtre et arts associés »
Les artistes du théâtre, du cirque, de la marionnette, des arts de la rue, du conte, du mime, des arts du geste ont un vrai besoin de décorréler parfois le temps de la recherche, moment précieux qui fonde solidement la possibilité de créer, et le temps de la production de spectacles par lesquels ils rencontrent leurs publics. L'appel à projets « Recherche en théâtre et arts associés » a été conçu par la Direction générale de la création artistique (DGCA) pour ménager ce temps de la recherche, et ainsi favoriser le renouvellement des formes et des esthétiques. Il encourage aussi la recherche sur les pratiques pédagogiques et, fait notable, sur les ressources patrimoniales, toujours problématiques dans ces arts aux œuvres éphémères.
Johann Le Guillerm : le style Léonard
C’est une conférence étonnante que celle de Johann Le Guillerm. L’artiste, formé au Centre National des Arts du Cirque (CNAC), a tourné son premier spectacle solo (1994) en France et à l'international et a reçu de nombreux prix. « C'est l'histoire d'un homme qui se demande comment tenir debout dans le monde. » Il explique la longue aventure de ses recherches patientes sur ce qu’on pourrait regarder comme une poétique de l’homme et de la machine en mouvement. Partant d’une idée ou plutôt d’une simple astuce (le déplacement de l’eau dans un tube incliné pour produire la chute d’une bille ou le déplacement d’un pied de chaise…), il nous présente ses prototypes avortés ou aboutis, à diverses échelles.
On prend connaissance de ses dessins multiples et l’on s’aperçoit tout à coup qu’il a retrouvé une sorte de paradis perdu : le dialogue intérieur de l’artiste et de l’ingénieur, du cœur et de la raison, du fantasme et du réel comme on le pratiquait naturellement du temps de Léonard de Vinci. On admire son obsession (ou sa problématique, c’est tout un) des demi-roues, qu’il agence dans tous les sens, pour aboutir, par exemple, à cette spirale de bois et à un véhicule magnifique sur lequel il déploie une véritable chorégraphie alliant le corps et la machine dans une même souplesse et fluidité.
Théo Touvet : de la NASA au CNAC (Centre national des arts du cirque)
Non moins étonnant : le parcours de Théo Touvet, physicien à l’Ecole Normale Supérieure, polytechnicien, chercheur au prestigieux MIT (Massachussetts institute of technology), puis climatologue à la NASA, qui finit par revenir à ses premières amours : le cirque et notamment la roue Cyr. Devenu un virtuose de cet agrès, Théo Touvet voudrait lui apporter un perfectionnement magnifique : le doter d’un effet gyroscopique. S’il y parvient, il pourra, au milieu des mouvements ordinaires de la roue Cyr, déclencher cet effet qui maintiendra la roue en équilibre, ce qui lui permettra de développer des mouvements impossibles jusqu’ici et des effets magiques.
L’idée est simple : mais la concrétiser révèle un tissu de difficultés (installer un disque en rotation à des milliers de tour par minute, avec un moteur, des batteries, se débarrasser du bruit, permettre à l’acrobate de se positionner sans se blesser…), pour lesquelles Théo Touvet doit mobiliser son réseau de polytechniciens hors pairs ! Simulation 3D, recherches de matériaux, résolutions d’équations complexes, tout est bon pour autoriser, projeter et dessiner une future chorégraphie acrobatique d’exception !
La santé des artistes de cirque : le soin, le risque, la carrière
Moins spectaculaires, plus graves, mais essentielles aux artistes dont les carrières recouvrent parfois des moments de grandes souffrances, faute de formation ou de prévention suffisantes, les recherches d’Agathe Dumont ont un caractère résolument sociologique. Rigueur scientifique garantie, mais aussi une relation étroite à la subjectivité. Ainsi a-t-elle reconstitué, à partir d’un grand nombre d’enquêtes, une série de portraits rédigés, anonymes, comme autant de variations biographiques et même littéraires autour de la performance comme profession. Et au-delà de ces textes faits pour rendre visibles des situations qui, au fond, demeurent encore tabou, ses recherches offrent des pistes de dialogue où les problèmes peuvent être nommés, et les actes de prévention, le rôle des institutions et l’organisation du travail devenir peu à peu un véritable enjeu commun.
Retrouvez sur notre site d'’autres portraits remarquables de lauréats de l’appel à projet Recherche en théâtre et arts associés : Christine Richier, conceptrice lumière, Luis Torreão, mime et pédagogue dans la lignée d’Etienne Decroux, Kitsou Dubois, chorégraphe du mouvement en apesanteur (oui, vous avez bien lu !), Bérangère Vantusso, qui dirige le studio-théâtre de Vitry (résidences de recherche pour équipes artistiques et rencontres deux fois l’an entre artistes et chercheurs).
Trois projets « CHIMERES »
La pré-production que finance le dispositif CHIMERES permet à des projets atypiques de se développer sur un temps de gestation beaucoup plus long que celui des spectacles ordinaires. Ainsi, plusieurs résidences, parfois sur plusieurs années, sont nécessaires, à cause de la recherche des meilleures dispositions innovantes, qui doivent être testées avant d’être adoptées.
Adapter à la scène un roman labyrinthique : La Maison des feuilles
Il s’agit d’un roman de Mark Z. Danielewski que le lecteur est amené à appréhender comme un objet énigmatique : sa lecture ne peut pas tout-à-fait être linéaire, elle est dérangée par des notes, des digressions interminables, des narrations superposées, une structure dérangeante qui tend à faire du livre « une maison de feuilles ». Nicolas Zlatoff, concepteur et metteur en scène du spectacle, s’est lancé dans « une recherche théâtrale et scénographique qui explore un dispositif de narrations non-linéaires et superposées. »
Dans une disposition quadri-frontale, chacun des quatre groupes de public pourra voir un écran géant disposé derrière le groupe qui lui fait face. Au centre quelques comédiens joueront devant mais aussi avec les spectateurs, qui eux-mêmes seront pourvus chacun d’un casque audio et d’une tablette. A l’aide de cette tablette, ils seront connectés à l’écran géant qui leur fait face et dans lequel ils devront naviguer collectivement. Les quatre équipes, ainsi, navigueront différemment dans l’espace représenté par leur écran, mais ils verront nécessairement une partie de ce que font les autres. Les comédiens tisseront un lien avec chaque groupe pour les suivre, les précéder ou même les égarer dans la partie narrative où ils se trouveront sur le moment. Ces comédiens auront aussi la lourde charge de maîtriser à peu près le devenir de chaque public pour peut-être trouver une issue commune, pleine de sens et d’émotion dramatique, au bout d’une heure et demi de spectacle.
Danser des deux côtés de l’interface : Le cinquième Mur
Le cœur a ses raisons, certes, mais le corps aussi. Chaussé de lunettes « VR », c’est-à-dire de lunettes qui vous immergent dans un monde en trois dimensions, où vous vous promenez, de fait, dans votre représentation (le cœur), vous ne pouvez plus voir ce que fabrique votre corps, animé certes par ce que vous voyez, mais demeuré dans le réel, où d’autres peuvent contempler ses mouvements. Maud Clavier (réalisatrice de films immersifs, scénographe virtuelle), Isabelle Jonniaux (metteur en scène, comédienne et dramaturge) et Emmanuelle Raynaut (performeuse et plasticienne) se sont rencontrées sur ce projet : explorer une double écriture.
Une écriture dont le public, chaussé des fameuses lunettes, prendra une connaissance et une expérience intérieure, doublée d’une écriture chorégraphique générée par la première, puisque les corps, côté réel, seront mus et que, comme l’a dit Spinoza : nul ne sait ce que peut le corps ! « L’enjeu est de faire résonner le récit virtuel et le récit extérieur, inscrire les corporéités en jeu, celles des spectateurs et celles des performeurs, dans une chorégraphie globale de cet espace partagé. » Une transe immersive et sensible de corps branchés sur la technique.
L’immersion de 50 à 100 personnes, performance collective, dans un univers parallèle : Dataprint
Ce projet a déjà fait l’objet de plusieurs résidences de recherche et développement. Le metteur en scène Simon Adinia Hanukai et son « codeur créatif » Antoine « Blindspot » Vanel ont créé un logiciel spécialement pour ce spectacle. Ils ont configuré des téléphones mobiles internes, qu’ils ont garni d’applications, de photos, de données disponibles. A l’entrée de la salle, chaque participant échange son appareil personnel contre l’un de ces téléphones maison. Le voilà dans un univers parallèle, technologiquement surpuissant et même « presque parfait ».
Mais quelque chose cloche, et pas peu de chose, « un horrible accident qui pousse le public à s’interroger sur l’impact des données sur la société et la démocratie. » Les spectateurs sont partie prenante de l’histoire, les structures ou arcs narratifs ressemblent à celles d’un jeu vidéo (les auteurs sont encore en train de les construire et développer) : ils ont la liberté de choisir leur propre trajectoire et ce qui va advenir. Cependant, leurs mouvements sont tracés par les téléphones, si bien que les organisateurs du spectacle peuvent les suivre en temps réel. Création en 2024-2025 !
Deux dispositifs pour stimuler la recherche création
Le ministère de la Culture (Direction générale de la création artistique) suit de près la rencontre de la création avec les sciences, les savoir-faire artisans, les techniques. Du côté de la rationalité comme du côté de l’imaginaire et du sensible, le dynamisme et les ressources sont inouïs et ne se démentent jamais. Souhaitant s’engager plus avant dans l’accompagnement de ce qu’on appelle aujourd’hui « la recherche création », il a initié deux dispositifs.
- CHIMERES (Création – Hybridation – Immersion – Mobilités : Expérimentations et Recherches en Ecritures Scéniques) est soutenu depuis 2018 par le Lieu unique (LU, Scène nationale de Nantes) et le théâtre Nouvelle Génération (TNG, CDN de Lyon). Depuis 2021, deux nouveaux partenaires les ont rejoints : l'Espace des arts (Scène nationale de Chalon-sur-Saône et le CN D - Centre national de la Danse. CHIMERES accompagne l'écriture, l'expérimentation de formes artistiques et la pré-production de spectacles qui font appel aux technologies numériques.
- L’appel à projets « Recherche en théâtre et arts associés » encourage les artistes à s'engager dans des démarches de recherche en art et à nouer des partenariats avec des laboratoires et des établissements universitaires. Les processus de création, les nouvelles technologies, les matériaux, la santé, les pratiques pédagogiques, la transmission, les ressources patrimoniales figurent dans les projets soutenus, ainsi que l'initiation à la recherche des artistes en formation. Sont concernés les artistes du théâtre, du cirque, de la marionnette, des arts de la rue, du mime, du conte, des arts du geste.
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