« Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons
d'eux. » Laurent Terzieff aimait cette phrase de René Char. Il y trouvait, je
crois, une manière de décrire cet acte où la langue pousse l'homme à se
déprendre de soi : le théâtre.
Laurent Terzieff, c'est pour moi l'acteur à la beauté fracassante, dont ses
yeux, jusqu'au bout, sous ses traits émaciés, auront gardé la flamme.
C'est l'homme de théâtre pour qui il n'y avait ni spectacle public, ni
spectacle privé. Il y a seulement des textes ; seulement le théâtre, et tout le
théâtre. Lui qui nous avait rappelé, à sa dernière cérémonie des Molière
quelques mois avant de nous quitter, la vanité des « clivages » et des
« étiquettes » quand on oeuvre pour le même art.
Avec Laurent Terzieff, place, donc, aux « univers poétiques », ces univers
au service desquels il avait mis la Compagnie qui porte son nom, cette très
belle aventure qu'il avait lancée avec sa compagne et sa partenaire
Pascale de Boysson.
Place au travail physique et mental, celui de l'acteur, celui de tous les
métiers du théâtre aussi, qu'il aura expérimenté dans sa jeunesse avant de
devenir acteur - du souffleur au machiniste. Place au texte. « Je m'incube
d'une pièce jusqu'à l'obsession ».
Se déprendre de soi : place à la plasticité des rôles, des réincarnations
multiples. Athlète de la plainte dans le Philoctète de Sophocle si
admirablement revisité par Jean-Pierre Siméon et Christian Schiaretti, à
Villeurbanne, au TNP ; acteur shakespearien à la dérive, déchaînant les
rires dans L'Habilleur de Ronald Harwood au Théâtre Rive-Gauche :
jusqu'au bout il aura pris plaisir au vaste champ des possibles qui s'offre
seulement au plus grands acteurs, prenant ses distances avec la longue
traîne de son image romantique, qui lui collait malgré lui à la peau depuis
Les Tricheurs de Marcel Carné – comme dans J'ai toujours rêvé d'être un
gangster de Samuel Benchetrit, où le dandy élégant aime jouer au
méchant sur le retour.
Les plus grands noms du cinéma, en France et en Italie, lui auront confié
des rôles ; mais c'est parce qu'il s'opposait à toutes les facilités qu'il aura
toujours privilégié le théâtre et son exigence - cet art qui « pour un instant
semble nous promettre les secrets du monde », pour reprendre une
formule qu'il aimait de Louis Jouvet. Un théâtre dont il aura fait un
sacerdoce, un engagement auquel il aura donné une dimension mystique.
Laurent Terzieff en Thomas Becket, dans Meurtre dans la cathédrale.
Je tiens à saluer chaleureusement tous ceux qui se sont réunis pour lui
rendre hommage pendant les prochains mois : l'Odéon-Théâtre de
l'Europe, le Lucernaire, la Compagnie Laurent Terzieff bien sûr, le TNP et
France Culture. Avec vous, c'est une leçon magnétique qui survit à ce
discret magnifique, à l'écoute du monde, au service de la lucidité que le
théâtre apporte, ce « reflet signifiant de l'aventure des hommes », cette
lucidité dont René Char disait, pour reprendre une formule que Laurent
Terzieff aimait tout particulièrement, qu'elle est « la blessure la plus
rapprochée du soleil ».
Je vous remercie.