Dans la soirée du 2 janvier 2003, un incendie accidentel détruit partiellement le château de Lunéville, monument de l’histoire de la Lorraine ducale. Tout comme l’incendie du parlement de Rennes quelque dix ans plus tôt, l’événement est ressenti comme une catastrophe et suscite une forte « émotion patrimoniale ». Cet ouvrage restitue une enquête collective et pluridisciplinaire (ethnologie, sociologie, histoire), menée de 2004 à 2006, qui, profitant de ce que l’événement offrait l’opportunité d’ouvrir la boîte noire du monument, a voulu prendre la mesure des attachements pluriels et pas nécessairement convergents dont « est fait » le monument et, partant, des sentiments éprouvés, des ressorts de mobilisation pour sa reconstruction. L’émotion lunévilloise est appréhendée sous différents angles : sociologie de la mobilisation à travers le suivi de réunions de l’association Lunéville, château des Lumières et une enquête auprès des associations patrimoniales locales ; approche de la dynamique émotionnelle avec l’analyse des lettres de réaction à l’incendie adressées à la mairie de Lunéville au cours des six mois qui ont suivi, ou encore via l’examen d’un corpus de propositions d’initiatives ; détermination des mobiles du don et des figures d’attachement au moyen d’une enquête auprès de donateurs ; évaluation du motif de la reconstruction au regard du motif historique de la « Lorraine, terre de douleur » ; interrogation sur une équivalence « monstrueuse » pointée par les acteurs eux-mêmes : « des pierres contre des hommes ? », via un essai de mise en correspondance de l’événement lunévillois avec un événement lorrain concomitant : la fermeture de l’usine Daewoo et son incendie, dans la banlieue de Longwy. D’où il ressort que la cause patrimoniale se construit sur une tension entre des appropriations savantes du monument et leurs instrumentations politiques (le monument comme objet d’une politique culturelle et de développement local) et des « consommations populaires » qui tissent la mémoire locale du bâtiment. Ainsi le cas lunévillois est-il exemplaire (et l’entrée par l’émotion féconde) en ce qu’il permet de comprendre à la fois les modalités de l’arraisonnement patrimonial et les débordements contemporains de l’action sur le passé. Le patrimoine est certes, historiquement, le produit d’une formule d’arraisonnement consistant en un refroidissement des objets venus du passé et en une désensibilisation à leurs effets, mais il faut se rendre à l’évidence de cette singularité contemporaine qu’est la démocratisation, annoncée voici un siècle par Aloïs Riegl, du sentiment du passé, appuyée sur son expérience sensible et non plus seulement scientifique.
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