1877 – Troisième exposition
La troisième exposition des « Peintres impressionnistes » s'est ouverte rue Lepelletier le 5 avril 1877. Elle présente le travail de dix-huit participants.
L’exposition
Dès janvier 1877, Caillebotte écrit à Pissarro : « Voudriez-vous venir lundi prochain dîner à la maison ? Je viens de Londres et voudrais vous dire certaines choses relativement à une exposition possible. Vous vous trouverez chez moi avec Degas, Monet, Renoir, Sisley et Manet. Je compte absolument sur vous » (Berhaut, p. 273). Le principe de l’exposition est approuvé. Reste à trouver un local, ce qui ne semble pas simple, mais la détermination de Caillebotte est entière : « Nous sommes bien ennuyés pour notre exposition. Le local de Durand-Ruel est loué tout entier pour un an… Mais ne nous désolons pas, déjà plusieurs combinaisons offrent des chances. L’exposition se fera ; il faut qu’elle se fasse » (Caillebotte à Pissarro, Rewald, 2, p. 54). Le 24 février, Guillaumin écrit : « L’Exposition doit avoir lieu au 1er avril ; l’emplacement présumé serait sur les terrains de l’ancien opéra dans une baraque construite exprès pour la circonstance, mais c’est tout ce que je puis vous dire de précis. Ce n’est pas grand-chose, il est probable que les frais qui seront assez grands, seront faits par les 2 ou 3 capitalistes de la bande (comme avance). Ils se rembourseraient sur les entrées ; s’il y avait un déficit, il serait comblé par les exposants, dans des conditions qui ne sont pas encore fixées. Je ne puis vous dire plus, mais je crois qu’en vous adressant à Renoir, 35, rue St-Georges, vous auriez tous les renseignements possibles, car c’est là où se fabrique l’Exposition » (Gachet, p. 71-73). Les « capitalistes de la bande » sont vraisemblablement Rouart et Caillebotte. Le local est finalement trouvé. Renoir et Caillebotte écrivent à B. Morisot : « Nous nous empressons de vous annoncer que nous venons de louer un appartement 6 Rue Lepelletier [sic] pour notre exposition. Nous sommes heureux de penser que vous voudrez bien y prendre part comme d’habitude. Nous vous tiendrons au courant de tout ce qui sera fait. En tout cas nous vous faisons part de la réunion que nous faisons lundi à 5 heures chez M. Legrand, 22 bis Rue Laffitte » (« Correspondance Morisot », p. 98). Qui est ce Legrand ? « un ancien employé de Durand-Ruel », selon Rivière, et il « exposait des œuvres des ʺ°Impressionnistes ʺ » (« Renoir », p. 36). Duret nous en dit un peu plus sur le local trouvé : « Ils organisèrent une troisième exposition, en avril 1877. Elle se tenait au n° 6 de la rue Le Peletier, au premier étage d’une maison en réparation, loué pour la circonstance. Ils disposaient ainsi des pièces d’un vaste appartement, qui leur donnait l’espace suffisant pour montrer les 241 toiles réunies. Ils étaient sur une rue passante, en vue du Boulevard, ce qui leur assurerait des visiteurs » (Duret, 1919, p. 18). Rivière apporte quelques précisions : « Je ne sais qui avait découvert ce grand appartement vide, composé de pièces vastes et hautes, bien éclairées, et tout à fait propres à recevoir des tableaux. C’était vraiment une trouvaille. Autant que mes souvenirs sont fidèles, je crois que Caillebotte connaissait le propriétaire de l’immeuble et était personnellement intervenu auprès de lui pour qu’il consentît à abriter une exposition de peinture dans sa maison » (Rivière, « Cezanne », p. 84).
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’exposition n’a pas lieu dans les locaux de Durand-Ruel, situés dans la même rue, mais à un autre numéro.
« Paris a été couvert d’affiches annonçant que l’exposition des œuvres des « Peintres impressionnistes » s’ouvrirait rue Lepelletier [sic] le 5 avril » (« L’Art », 1877, p. 68). Renoir se souviendra que, en 1877, « ce fut moi qui insistai pour qu’on gardât ce nom d’Impressionnistes qui avait fait fortune. C’était dire aux passants, — et personne ne s’y trompa — : « Vous trouverez ici le genre de peinture que vous n’aimez pas. Si vous venez, ce sera tant pis pour vous, on ne vous remboursera pas vos dix sous l’entrée ! » (Ambroise Vollard, « Renoir », Paris, 1920, p. 66). Devant le bâtiment, « une grande enseigne ombragée de drapeaux tricolores avertit qu’on tient là un art nouveau » (Claretie, « L’Indépendance belge », 15 avril 1877). L’utilisation de drapeaux tricolores est une affirmation patriotique et républicaine sans ambiguïté, au moment où la France traverse une crise institutionnelle.
Bertall évoque les « murs chargés de cadres et de coûteuses dorures » (« Paris-Journal », 9 avril 1877) et Gustave Gœtschy les « somptueuses bordures d’or [des] vilains portraits de M. Caillebotte » (« Le Voltaire », 6 avril 1877).
Les participants
Une lettre adressée à B. Morisot montre que Caillebotte et Renoir sont désormais la puissance invitante. L’événement réunit dix-huit exposants. Cezanne et Guillaumin sont de retour, aux côtés de Caillebotte, Cals, Degas, Jacques-François, Levert, Monet, Morisot, Pissarro, Renoir, Rouart, Sisley et Tillot. On dénombre quatre nouveaux venus : Frédéric Cordey, Franc Lamy (« illustrateur de la musique de Cabaner », selon Paul Gachet), Alphonse Maureau et Ludovic Piette (un ami de Pissarro).
En revanche, Béliard, Bureau et Ottin fils ont quitté le groupe. De même Desboutin, Lepic, Levert et Millet, qui, eux, rejoignent le Salon. Desboutin y expose un portrait à l’huile et onze portraits à la pointe sèche. Quant à Legros, il a été nommé, en 1876, professeur à l’University College de Londres. Désormais, sa carrière sera résolument anglaise. Il obtiendra d’ailleurs la nationalité britannique en 1881.
« La part de chacun est de 350 Fr. comme garantie » (Guillaumin au Dr Gachet, 25 mars 1877, Gachet, p. 74-75).
La participation éventuelle au Salon est un sujet sensible. Degas écrit à Morisot pour l’inviter à une réunion du groupe : « Il va se discuter une grosse question : si l’on peut exposer au Salon et avec nous ? Très grave ! » (« Correspondance Morisot », p. 98). Degas estime que les impressionnistes doivent jouer la carte de l’indépendance absolue et s’abstenir de tout envoi au Salon. Pissarro adopte le même point de vue, comme, certainement, Morisot. Si Degas s’adresse à elle, en 1877, c’est parce qu’il sait qu’il peut compter sur son appui.
Les œuvres
« Le soin d’organiser l’exposition et de placer les toiles fut laissé à Renoir, Monet, Pissarro et Caillebotte, aidés de quelques amis. Les choses marchèrent à souhait et chaque exposant eut lieu d’être satisfait de la place qui lui était attribuée ; Cezanne, notamment, y était admirablement présenté, comme si ses compagnons avaient voulu, en lui donnant une place d’honneur, protester contre les attaques dont il était l’objet. Dans la première pièce, on avait placé des toiles de Renoir, de Monet et de Caillebotte. La seconde salle contenait le grand tableau de Monet : ʺ Les Dindons blancs ʺ, ʺ La Balançoire ʺ, de Renoir, des paysages de Monet, Pissarro, Sisley, Guillaumin, Cordey et Lamy. Dans le grand salon du milieu, on avait placé le « Bal du Moulin de la Galette » de Renoir, un grand paysage de Pissarro, les tableaux de Berthe Morisot et les toiles de Cezanne, celles-ci occupaient l’un des grands panneaux. Le grand salon qui faisait suite à celui-là était attribué à Sisley, Pissarro, Monet et Caillebotte. Enfin, dans une petite galerie qui terminait l’exposition, on avait réuni les œuvres de Degas et des aquarelles de Berthe Morisot » (Rivière, « Cezanne », p. 84-85).
« Les tableaux de Cezanne voisinaient dans cette belle salle avec ʺ le Bal du Moulin de la Galette ˮ, de Renoir, un grand paysage de Pissarro, les jolies études de Mme Berthe Morisot et un ou deux paysages de Monet » (Rivière, « Cezanne », p. 120).
C’est la première, et l’une des rares expositions impressionnistes où l’on ne présente aucune estampe, même si Degas expose des « Dessins faits à l’encre grasse et imprimés », impossibles à identifier sans autre précision.
Comme le remarque Duret, « tous avaient atteint leur plein développement » (1919, p. 20). Si Caillebotte ne présente que six œuvres, Guillaumin et B. Morisot en exposent douze, Cezanne et Sisley dix-sept, Renoir vingt-et-une, Pissarro vingt-deux, Degas vingt-six et Monet trente-et-une. Duret, appuyant ses dires sur le catalogue imprimé, parle de 241 œuvres exposées. En réalité, ce sont 244 œuvres qui sont présentées, trois (un Cezanne, un Degas, un Monet) ayant été ajoutées hors catalogue. Parmi les trente-et-une œuvres présentées par Piette, quatre représentent des scènes de marché à Pontoise. Plusieurs peintures de marchés, conservées au musée Tavet-Delacour de Pontoise, pourraient avoir figuré à l’exposition impressionniste.
Ce « plein développement » est perceptible non seulement dans la quantité, mais aussi dans l’ampleur et la qualité des œuvres.
Le collectionneur Hoschedé prête pour l’exposition onze Monet, quatre Pissarro et trois Sisley. L’éditeur Charpentier prête deux Monet, deux Renoir et deux Sisley. De Bellio trois Monet et trois Sisley. Caillebotte prête trois Pissarro, un Monet et un Sisley. Duret prête deux Monet et un Sisley. Enfin Manet prête cette fois deux Monet et un Sisley. Sur les trente-et-un tableaux exposés par Monet, seuls dix ne sont pas encore vendus au moment de l’ouverture de l’exposition. Ceci démontre que, notamment pour Monet, l’exposition est autant, sinon plus, destinée à la promotion qu’à la vente.
Influencé par Whistler, Pissarro présente ses œuvres dans des cadres uniformément blancs. L’un des tableaux de Pissarro est d’esprit inhabituel, plus par le sujet et les dimensions (plus de un mètre dix en hauteur et de un mètre soixante en largeur), que par la technique : « Jardin des Mathurins, à Pontoise ». Pissarro peint habituellement des jardins paysans et non des demeures bourgeoises. Celle représentée ici appartient à Maria Deraimes, femme politique qui lutte pour obtenir que les femmes puissent appartenir à la franc-maçonnerie. Sans doute est-ce elle qui apparaît sur la toile de Pissarro.
Cezanne présente des sujets de baigneurs (« Baigneurs au repos ») qui, en dépit d’une facture baroque, tendent, par leur composition vers un certain classicisme.
« La Psyché », exposée par B. Morisot est une version intimiste et délicate du provocant tableau de Manet, « Nana », refusé cette année-là par le jury du Salon. Le tableau « Nana » est présenté dans la vitrine d’un commerçant de luxe du boulevard des Capucines à partir du 1er mai. Le second tableau soumis par Manet au Salon, « Faure dans le rôle d’Hamlet » est, lui, accepté.
Œuvres de l’exposition dans les collections publiques (d’après les travaux de Berson et Moffett)
Caillebotte : « Rue de Paris ; Temps de pluie », « Portraits à la campagne ».
Cals : « Paysage, à Saint-Siméon », « Femmes effilant de l’étoupe », « La mère Doudoux »
Cezanne : « Nature morte », « Id. », « Étude de fleurs », « Scène fantastique » (hors catalogue).
Degas : « Femmes dans un café, le soir », « École de danse », « Ballet », « Danseuse, un bouquet à la main », « Danseuse à la barre », « Café-concert », « Café-concert », « Femme sortant du bain », « Femme prenant son ˮ tub°ˮ le soir », « Choristes », « Portrait de monsieur H.R… », « Bains de mer ; Petite fille peignée par sa bonne », « Portrait », « Id. », « Cabinet de toilette », « Ballet », « Répétition de ballet », « L’Absinthe » (hors catalogue, les modèles de ce tableau sont le graveur Desboutin et l’actrice Ellen André).
Guillaumin : « Route de Clamart à Issy », « Femme couchée ».
Monet : « La mare à Montgeron », « Les Dahlias », « Les Tuileries », « Paysage : parc Monceau », « Arrivée du train de Normandie, gare St-Lazare », « Le pont de Rome (gare St-Lazare) », « La gare St-Lazare, arrivée d’un train », « Les dindons (décoration non terminée) », « Vue intérieure de la gare St-Lazare, à Paris », « Les Tuileries ; Esquisse », « Intérieur d’appartement », « Le Signal » (hors catalogue).
Morisot : « La Psyché ».
Pissarro : « Côte Saint-Denis à Pontoise », « Le verger, côte Saint-Denis, à Pontoise », « Jardin des Mathurins, à Pontoise », « La plaine des Épluches (Arc-en-ciel) », « La Moisson ».
Renoir : « La Balançoire », « Bal du Moulin de la Galette », « Portrait de madame G. C. » (Marguerite Charpentier, épouse de l’éditeur des Naturalistes), « Portrait de mademoiselle G. C. » (Georgette Charpentier, fille cadette de Marguerite et Georges Charpentier), « Portrait de madame A.D. » (Julia Daudet, femme de lettres et épouse d’Alphonse Daudet), « Portrait de M. Sisley », « Portrait de mademoiselle S… » (Jeanne Samary, actrice), « La Seine à Champrosay ».
Sisley : « Le Chalet ; gelée blanche », « Scieurs de long », « Le pont d’Argenteuil en 1872, appartient à M. Manet ».
Nouveau public, mêmes effets
« Le monde élégant, à notre grande surprise, était venu rue Le Peletier. Cette curiosité mondaine était quelque chose de nouveau. Les expositions précédentes, dans l'ancien atelier Nadar et à la galerie Durand-Ruel, avaient attiré l'attention du public sur ces peintres, auxquels on prêtait une attitude révolutionnaire, et, qu'à cause de cela, on avait d'abord appelé les ˮ Intransigeants ˮ, Mais les visiteurs des premières expositions étaient tous, pour ainsi dire, des passants ; ils s'étaient montrés, du reste, sans bienveillance. Ils riaient de bonne foi devant les tableaux, au souvenir des faciles plaisanteries dont les plus spirituels chroniqueurs de la presse parisienne avaient criblé les ˮ Impressionnistes ˮ. Si, cette fois, la qualité des visiteurs avait changé, les sentiments des uns et des autres sur l'art étaient pareils. L'hostilité était donc encore très vive dans la foule qui se pressait à l’exposition de la rue Le Peletier » (Rivière, « Renoir », p. 156).
Desboutin constate : « notre exposition par un groupe d’artistes […] a produit un assez joli dividende pour que, tous frais payés, chacun de nous rentre encore dans sa mise, même avec un petit bénéfice. La presse m’a été, pour mon compte, fort bienveillante dans cette occasion, et pour mes pointes-sèches : ce mode de publicité m’a plus servi pour mon humble nom que 10 années d’exposition dans les chambranles des couloirs du Salon » (À Mme De Nittis, 20 avril 1876, Pittaluga - Piceni, p. 358). Degas écrit à la même : « Notre exposition de la rue Le Peletier n’a pas mal marché. Nous avons fait nos frais et gagné une soixantaine de francs en 25 jours. J’avais une petite salle à moi tout seul, pleine de mes articles. Je n’en ai vendu qu’un, malheureusement » (21 mai, Pittaluga - Piceni, p. 369).
« L’Impressionniste, journal d’art »
En avril 1877 sont publiés quatre numéros de « L’Impressionniste, journal d’art ». Le directeur de la publication est Georges Rivière, un ami de Renoir. Rivière rédige également la plupart des articles. Quatre des tableaux exposés rue Le Pelletier sont reproduits sous la forme de croquis réalisés par Caillebotte (« Le Pont de l’Europe »), Degas (« Danseuse à la barre »), Renoir (« La Balançoire ») et Sisley (« Scieurs de long »). Rivière s’emploie surtout à contrer les attaques de la presse opposée à l’impressionnisme. Selon Rivière, « des camelots criaient ˮ L’Impressionniste ˮ sur le boulevard des Italiens et à la porte de l'exposition, mais on n'en vendait qu'un petit nombre d'exemplaires : nous ne couvrions pas nos frais, à beaucoup près » (Rivière, « Renoir », p. 152).
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