Lancé par le Comité professionnel des galeries d’art, le programme "Les Yeux Ouverts" organise des parcours artistiques à l’attention des élèves scolarisés en réseau d’éducation prioritaire. Reportage à Saint-Germain-des-Prés lors de la première excursion avec les élèves de CE2 de l’école Montaigne de Sevran.

« Elle est très grande, elle est un peu grosse, elle est enceinte, elle n’est pas très normale… » Autour de la voluptueuse Nana-maison de Niki de Saint Phalle installée dans la cour de la Monnaie de Paris dans le cadre de l’exposition Women house, les observations fusent, et font place, quelques instants plus tard, à la joie pure, quand passant derrière l’œuvre, les enfants découvrent qu’ils peuvent entrer à l’intérieur. Difficile d’imaginer plus belle entrée en matière pour la deuxième édition du programme "Les Yeux Ouverts" – l’œuvre de Nikki de Saint Phalle, déjà plébiscitée lors de la première édition, faisant qui plus est office de magnifique trait d’union.

Tirant son inspiration du projet Démos – Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale – mis en place par la Philharmonie de Paris, le programme "Les Yeux ouverts", placé sous l’égide du Comité professionnel des galeries d’art, permet à des enfants issus du réseau d’éducation prioritaire de découvrir la richesse de la création artistique à Paris. Le principe est simple : les enfants partent en excursion dans un haut-lieu artistique de la ville et sont accueillis dans les galeries et un musée incontournables du quartier. Forte du succès qu’elle a rencontré l’an passé, l’opération est reconduite cette année. Mieux, "Les Yeux Ouverts" s’associe au projet Démos (voir encadré)

A la découverte des propositions artistiques

Œuvres de Martha Rosler, Lydia Schouten, Penny Slinger… tout au long de leur visite à la Monnaie de Paris, les enfants de la classe de CE2 de l’école Montaigne de Sevran sont tour à tour surpris, curieux, étonnés. Comme en écho à l’œuvre de Niki de Saint Phalle qui leur a tant plu au début, ils s’arrêtent net, semblant à peine y croire, devant l’araignée géante de Louise Bourgeois présentée à la toute fin de l’exposition. « C’est une araignée avec des aiguilles qui représente symboliquement la mère de l’artiste qui restaurait des tapisseries. Louise Bourgeois a toujours connu sa mère avec des aiguilles », explique Ida Simon, guide-conférencière à la Monnaie de Paris. Les enfants écoutent attentivement. « Est-ce qu’elle pique ? », interroge l’un. « C’est quoi là-haut ? », demande un autre désignant les peintures qui tapissent le plafond de la salle. Ils sont impressionnés par l’œuvre autant que par le lieu qui lui sert d’écrin. Un peu plus tard, Ryad et ses camarades le confirment : l’araignée leur a beaucoup plu. « Elle est énorme », « elle a des pâtes arrondies ». Elle leur a fait peur aussi : « ça m’a fait flipper ! »

Direction la galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois. À Marianne Le Métayer, sa directrice, qui prend soin de leur demander s’ils souhaitent d’abord déjeuner, les enfants répondent à l’unisson : c’est « non ! ». Ils veulent tout savoir sans délai sur l’œuvre du californien Richard Jackson qui leur fait de l’œil depuis leur arrivée. « En sortant de la galerie, vous verrez un bar qui s’appelle La Palette. Richard Jackson y va depuis des années. C’est un artiste qui essaye de faire de la peinture autrement. Cette installation est une version miniature de la Palette transformée en bar à peinture », explique Marianne Le Métayer. Palettes et pinceaux géants dans le fond du bar, bouteilles remplies de peintures sur le comptoir, palettes tournantes sur les murs… l’installation remporte un franc succès et alimente encore les conversations au moment du déjeuner. Plusieurs questions intriguent : combien de temps a-t-il fallu à l’artiste pour construire ce bar ? « Je dirais que ça lui a pris un an, heu, non, deux mois », se ravise Manel. Les cigarettes dans un vrai paquet posé sur le bar sont-elles vraies ou fausses ? « La construction du bar a pris deux ans et l’activation de la peinture seulement cinq heures », précise Charlotte Herr, chargée des relations avec les artistes à la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, tout en montrant aux enfants sur son téléphone portable les vidéos qui ont été réalisées au moment de l’installation. « Quant aux cigarettes, ce sont bien des fausses ». 

Entre réactions spontanées et discours approfondi

« Avec les enfants, nous avons travaillé dès la rentrée à partir de dessins et d’œuvres connus. Puis, quand nous avons eu connaissance du programme de l’excursion, des questions ont émergé et l’approche s’est resserrée sur quelques mots de vocabulaire et quelques notions artistiques. Mais je tenais aussi à laisser une part de mystère pour que les enfants aient la surprise le jour de l’excursion », explique Alan Loew, leur instituteur, qui était déjà de l’aventure l’an dernier avec une classe de CM1-CM2. « Avec des enfants plus jeunes, il y a beaucoup plus de spontanéité, de naïveté, les choses sont plus faciles à dire, y compris le goût ou le dégoût. Avec les CM2, le discours est plus construit, plus approfondi. Dans les deux cas, il y a énormément d’affects ».

Sagement assis dans la galerie Monbrison consacrée aux arts premiers, troisième étape du parcours, les enfants, intrigués, veulent tout savoir des œuvres qui les entourent. Les mains se lèvent et Arthur de Monbrison se prête volontiers au jeu des questions réponses : « Là, c’est une statue baoulé de Côte d’Ivoire, ici, une cuillère en corne des montagnes, là, un outil pour racler les peaux avec une très jolie tête d’ours ou de loup, ici un masque qui représente les esprits… ». Même attention à la galerie Imane Farès, ultime étape du parcours. « Il voudrait nous redonner la nature », interprète joliment Liesbeth Vanmol à propos d’Ali Cherri qui, dans le cadre de l’exposition « Dénaturé », recrée une forêt imaginaire sur les murs de la galerie à l’aide de collages et d’assemblages sur ordinateur. Au sol, une branche d’arbre polie dont l’une des cavités abrite un oiseau empaillé n’est pas le moins intriguant. Et quand vient l’heure de partir, la main, comme une caresse, que passe un enfant à quelques centimètres de l’arbre et de l’oiseau, est d’une rare poésie.

"Donner à chacun la possibilité de voir ce qui se passe hors de son univers"

Trois questions à Marianne Le Métayer, directrice de la galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, coordinatrice des "Yeux Ouverts"

Les Yeux Ouverts proposent des parcours artistiques aux enfants issus des réseaux d’éducation prioritaire. Comment cette initiative est-elle née ?

Nous avons été inspirés par le projet Démos de la Philharmonie de Paris. Toute l’année, des enfants issus de quartiers relevant de la politique de la ville ou de zones rurales éloignées de la culture apprennent à jouer d’un instrument et se regroupent en orchestre symphonique pour répéter. À la fin de l’année, un concert est donné à la Philharmonie. Nous avons pensé que nous pourrions imaginer une opération du même type dans le domaine des arts plastiques, d’où l’idée de proposer aux enfants des visites dans les galeries, qui sont des lieux gratuits, mais aussi dans les musées, afin qu’ils se rendent compte de la diversité des propositions. Pour qu’ils conservent une trace de ces visites, nous remettons aux enfants un cahier illustré par l’artiste Winshluss dans lequel chacun peut consigner ses impressions.

Cette initiative s’inscrit en faux par rapport à une vision parfois caricaturale que l’on a du monde de l’art contemporain qui cultiverait une forme d’entre-soi…

Absolument. D’ailleurs si le Comité professionnel des galeries d’art a accepté à l’unanimité de se lancer dans cette opération, c’est précisément parce que les galeries souffrent de cette réputation. Quand un tableau se vend 450 millions d’euros, les gens ont tout lieu de penser que le monde de l’art est à mille lieux de leurs préoccupations. Pourtant, la réalité quotidienne d’une galerie est tout autre. De nombreuses initiatives en direction des enfants ont lieu. Aujourd’hui, notre souhait est d’entrainer des mécènes dans cette aventure. Cette année, notre partenariat avec le projet Démos – deux sorties culturelles sur le même principe seront proposés à deux groupes d’enfants issus de centres sociaux parisiens – est une immense joie et une grande fierté.

Les Yeux Ouverts, le nom du programme est éloquent…

Oui, l'idée est bien de permettre aux enfants d'ouvrir leurs yeux. Qu'ils aient envie de poursuivre dans cette voie ou qu’ils disent à leurs parents, venez, on prend le RER, on va à Paris et je vous emmène dans les galeries, le résultat sera le même. Dans les deux cas, nous aurons gagné. L’ambition de ces promenades dans la ville et dans les galeries est de donner à chacun la possibilité de voir ce qui se passe hors de son univers.