Fruit d’une coopération exemplaire entre quatre musées, deux sénégalais, deux français, l’exposition « Picasso à Dakar 1972-2022 » montre avec force que, par-delà ses différences, l’art est universel.

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C’est une exposition exemplaire à plus d’un titre. Présentée jusqu’au 30 juin à Dakar, elle est le fruit de la remarquable coopération de quatre institutions : côté sénégalais, le musée des Civilisations noires, qui accueille l’exposition, et le musée Théodore Monod de l’art africain, tous deux situés à Dakar ; côté français, le musée Picasso-Paris et le musée du Quai Branly-Jacques Chirac. Une coopération qui illustre de façon particulièrement pertinente l’esprit d’ouverture qui préside au nouveau partenariat entre la France et l’Afrique.

Exemplaire, « Picasso à Dakar 1972-2022 » l’est aussi par rapport à son sujet. En interrogeant les rapports entre Picasso et les arts africains, l’exposition, qui s’appuie sur de nombreuses sources, œuvres, archives et documents, dont de nombreux inédits, approfondit nos connaissances et renouvelle notre regard. « Ces convergences [entre Picasso et les arts africains] nous rappellent concrètement que l’art est universel », assure Hélène Joubert, conservatrice générale du patrimoine, en charge des collections Afrique au Quai Branly, qui assure le commissariat de l’exposition avec Ousseynou Wade, directeur du musée des Civilisations noires, Malik Ndiaye, directeur du musée Théodore Monod des arts africains et Guillaume de Sardes, conservateur au musée Picasso-Paris. Entretien.

Hélène Joubert, l’exposition « Picasso à Dakar 1972-2022 » est le fruit d’un partenariat inédit qui rassemble quatre musées. Quelle était l’idée directrice de ce partenariat ?

Notre fil conducteur était la relation de Picasso aux arts d’Afrique. Un pionnier qui renouvelle le regard sur les archétypes les plus connus, comme les masques et la statuaire, et sur des objets fonctionnels, comme les instruments de musique, qui jusque-là étaient uniquement vus comme primitifs ou ethnographiques. Picasso, c’est avant tout un artiste au regard exceptionnel, qui s’entoure d’objets africains dans le quotidien de l’atelier ou de la maison. Un artiste qui s’imprègne de la leçon de ces œuvres, qui en reçoit la révélation.

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L’événement célèbre aussi un cinquantenaire, celui de l’exposition Picasso au musée Dynamique de Dakar, en 1972.

Le directeur du musée Théodore Monod, Malik Ndiaye, s’est occupé de ce volet historique et archivistique, à propos de l’exposition Picasso au musée Dynamique de Dakar, en 1972. Cette politique d’expositions de niveau international, initiée par Léopold Sédar Senghor, a fait date. Nous montrons ainsi une série de photographies de l’époque, complètement inédites, issues d’un fonds privé, qui vient d’entrer dans les collections du musée du Quai Branly à la suite d’un don. Il y a des documents d’archives, des coupures de presse prélevées dans Dakar matin ou Le Soleil. Il y a aussi le catalogue de 1972, un exemplaire exceptionnel, celui du scénographe même de notre exposition, qui le conservait depuis l’âge de 15 ans et en a fait don au musée des Civilisations noires – une belle histoire !

Mais la proximité de Picasso avec la cause de l’art africain remonte encore plus loin :  il avait dessiné l’affiche du premier festival mondial des Arts nègres en 1966, auquel il avait offert une œuvre pour servir de premier prix à une loterie organisée par le festival. On a retrouvé le nom de l’heureux gagnant et tenté de suivre la trace du tableau qui, vraisemblablement, se trouve aujourd’hui aux États-Unis. Encore plus tôt, en 1956, Picasso avait déjà dessiné une affiche, dont le musée Picasso prête un exemplaire original, celle du premier congrès des écrivains et des artistes noirs, à Paris.

Quels ont été les partis retenus par l’équipe de commissaires pour concevoir l’exposition ?

Grâce aux papiers peints photographiques qui recouvrent les murs, le visiteur entre dans l’univers du peintre : ses ateliers, ses appartements, ses maisons. Il trouve les objets d’art africain exposés, qui sont des citations exactes extraites de ces photos. Il peut alors apercevoir que les œuvres de Picasso restituent subtilement son regard. L’artiste ne faisait ni des emprunts ni des copies, mais il assimilait la leçon des maîtres sculpteurs africains et créait des solutions qui lui étaient propres. Obtenir cette forme d’immersion du visiteur nous a vraiment demandé une sélection très ajustée, qui suit à la fois la chronologie de l’œuvre de Picasso et celle de sa relation avec les arts africains.

Ces véritables entrelacs sont fascinants. C’est cette tête de bronze représentant Fernande, en 1909, et ce masque Kran complètement cubiste. C’est ce costume de Parade, le ballet de 1917, avec ce motif du cheval directement influencé par un grand masque Hom, dont on a mis un exemplaire Baoulé à proximité. Avec sa mâchoire de crocodile, il se lit de profil et de face, il est à la fois zoo- et anthropomorphe. C’est aussi le fameux Minotaure de Picasso qui trouve un écho direct et immédiat dans un masque Bidjoko, tête de taureau destinée à être portée par un homme…

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Picasso était sensible aussi à la dimension sacrée de l’art africain…

Au-delà de l’intérêt pour les formes, en effet, Picasso perçoit que l’art africain apporte un souffle d’oxygène à l’Occident. Il met en question le rationnel et le réel, il déplace le curseur vers le magique, l’irrationnel, le performatif plutôt que la représentation… De ce côté, l’exposition rend hommage aux grands sculpteurs d’Afrique, dont, malheureusement, nous ne connaissons pas vraiment les noms, ni les histoires personnelles, ni les expériences, mais qui restent incroyablement présents et puissants, à travers les œuvres. Ces convergences nous rappellent concrètement que l’art est universel.

L’exposition met en lumière le rôle particulièrement important joué par les musées…

L’histoire de la relation entre Picasso et l’art africain s’inscrit dans un cadre où les collections et les musées ont joué un rôle clef : c’est, en effet, d’une visite du musée d’ethnographie du Trocadéro, en 1907, que Picasso repart profondément troublé, avec en lui de quoi initier la modernité occidentale. Songeons au rôle analogue qu’a joué le musée du Louvre : celui d’une rencontre et d’une confrontation des artistes, par-delà les frontières du temps et de l’espace.

 

Picasso et l'art africain, un dialogue intime exposé à Dakar

Vous étiez sur place pour l’installation, l’inauguration et les premiers jours de l’exposition. Comment a-t-elle été reçue du public de Dakar ?

J’ai participé à l’effort significatif qui a été fait, en amont, sur la médiation, avec la Réunion des musées nationaux – Grand Palais (Rmn-GP) et l’Institut français du Sénégal, auprès du Musée des Civilisations noires. On a, notamment, constitué un dossier pédagogique, organisé des ateliers à l’attention des enseignants des écoles de Dakar et de sa banlieue, conçu des documents de visite en plusieurs langues, avec des mallettes pédagogiques. J’ai appris depuis que des classes comprenant des élèves en situation de handicap mental ont pu utiliser tous les outils que nous avons prévu, et généralement les retours des chefs d’établissement et des médiateurs sont excellents.

L’inauguration a été un moment festif. Journalistes, visiteurs et médiateurs s’y sont retrouvés avec plaisir. Le public sénégalais a reçu l’exposition de manière très sensible. J’ai pu observer une véritable poussée d’intérêt pour les objets d’art africain, dont ce public n’est pas très familier, en réalité. Masques et statuaire ne sont pas très présents au Sénégal.

Ils ont suscité beaucoup de curiosité et des questions pertinentes, qui m’ont apporté, à moi également, une expérience très enrichissante. Je souhaite que ce  public prenne ici son plaisir, s’instruise, ait l’envie d’aller plus loin, cultive sa curiosité, suscite des questions, renforce un dialogue, et que l’exposition, sur ce plan-là, apporte quelque chose à chacun.

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Après « Picasso – Dakar 1972-2022 », d’autres projets co-construits sont-ils en préparation ?

L’objectif de faire circuler les collections françaises sur le continent africain est à mes yeux très important. On ne doit pas s’arrêter là, puisqu’on y est arrivé si bien, malgré les difficultés liées à la crise sanitaire. Un tel projet renforce les échanges, le dialogue et la connaissance des professionnels et des équipes. Envisager la poursuite de projets communs sur une base régulière, c’est évidemment ce que je ne peux que souhaiter ! J’espère aussi que dans l’autre sens, nous recevrons des propositions ou des sollicitations pour poursuivre cette relation entre professionnels de musées.

Actuellement un projet est en phase de recherche scientifique commun, avec le musée des Civilisations Noires et le musée Théodore Monod, ainsi qu’avec tous les musées des villes qui ont été traversées par la fameuse mission ethnographique Dakar-Djibouti (1931-1933), dont faisait partie Michel Leiris. L’exposition devrait être présentée au musée du Quai Branly en 2025. Elle a vocation à s’exposer aussi dans les musées africains. La mission Dakar-Djibouti avait collecté plus de 2 000 objets, d’une manière parfois critiquable. On engage donc ici une recherche commune de provenance et de transparence historique, qui pourrait, pourquoi pas, aboutir à des restitutions.